Le Bourreau de Berne/Chapitre 26

Le Bourreau de Berne ou l’Abbaye des vignerons
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 13p. 315-326).

CHAPITRE XXXVI.


Une nouvelle personne entra avec un calme imposant, une fierté pleine de suffisance, et regardant d’un air paisible toutes ces scènes de malheur. À peine entrée, sa précipitation annonçait qu’elle voudrait être partie ; elle ordonnait à la foule curieuse de s’écarter : elle portait la destinée d’un homme dans ses regards.
Crabbe.



Il existe un second champ de repos pour ceux qui meurent sur le Saint-Bernard, assez près du couvent. Au moment qui termine le dernier chapitre, à l’approche de la nuit, Sigismond se promenait parmi les rochers sur lesquels la petite chapelle est construite, accablé par les réflexions que les événements qui avaient eu lieu depuis quelques jours faisaient naître dans son esprit. La neige qui était tombée pendant la dernière tempête avait entièrement disparu, et n’était visible que sur les plus hauts pics des Alpes. Le crépuscule s’étendait déjà dans les vallées, mais les régions supérieures étaient encore éclairées par les derniers rayons du soleil. L’air était froid, car à cette heure et dans cette saison, quel que soit le temps, le soir amène toujours un froid intense dans les gorges du Saint-Bernard, où il gèle toutes les nuits, même dans le cœur de l’été. Cependant le vent, quoique fort, était doux et embaumé ; il soufflait à travers les plaines chaudes de la Lombardie, et atteignait les montagnes encore imprégné des vapeurs de l’Adriatique et de la Méditerranée. Comme le jeune homme se retournait et faisait face à la brise, une pensée d’espérance et de patrie ranima son cœur. La plus grande partie de son existence s’était passée dans le pays chaud d’où venait cette brise, et il y avait des moments où ses peines présentes étaient effacées par les souvenirs que le vent lui apportait. Mais lorsqu’il se retournait vers le nord et que ses yeux tombaient sur les rocs sauvages de son pays natal, les glaciers et les sombres ravins lui semblèrent être l’image de sa vie orageuse et inutile, et lui prédirent une carrière qui, sans être dépourvue de grandeur, n’aurait rien de doux ni de consolant.

Tout était paisible dans l’intérieur du couvent comme à l’extérieur. La montagne avait un air imposant de profonde solitude, au milieu d’une nature aussi magnifique que sauvage. Peu de voyageurs avaient traversé le défilé depuis l’orage, et, heureusement pour ceux qui désiraient le mystère, ils avaient suivi sans s’arrêter leurs différentes routes. Aucun n’était resté dans le couvent, à l’exception de ceux qui avaient intérêt dans l’interrogatoire qui allait avoir lieu. Un juge de Sion, portant le costume du Valais, parut à une croisée, ce qui était un signe que les autorités régulières du pays avaient pris connaissance de la cause ; puis il disparut, et le jeune homme se retrouva dans sa solitude. Les chiens eux-mêmes étaient enfermés, et les pieux moines étaient occupés aux office du soir.

Sigismond tourna les yeux vers l’appartement habité par Adelheid et sa sœur ; mais, dès que le moment solennel de l’interrogatoire s’était approché, elles s’étaient retirées dans leur intérieur, cessant toute communication au dehors, afin de n’être pas distraites dans les saintes et pures prières qu’elles adressaient au ciel. Jusque-là, il avait été de temps en temps favorisé par de tendres regards de l’une ou de l’autre de ces jeunes filles affectionnées, qu’il aimait tant toutes les deux, quoique avec des sentiments différents. Il semblait qu’elles aussi, l’avaient abandonné à sa vie isolée et privée d’espérance. Honteux de cette faiblesse passagère, le jeune homme continua sa promenade, et, au lieu de revenir sur ses pas comme auparavant, il marcha lentement devant lui, et ne s’arrêta que lorsqu’il eut atteint la petite chapelle des morts.

L’ossuaire du couvent, différent de celui du passage, est divisé en deux bâtiments ; l’un extérieur, et l’autre qu’on peut appeler intérieur, quoique l’un et l’autre soient exposés à l’injure du temps. Le premier contient des piles d’ossements humains blanchis par les eaux des orages, tandis que l’autre est consacré à couvrir ceux qui conservent quelque apparence de formes humaines. Dans le premier, des fragments d’ossements des deux sexes, d’hommes jeunes ou vieux, de nobles et de pauvres, de pénitents et de pécheurs, sont entassés dans une inextricable confusion, éloquent reproche pour l’orgueil de l’homme, tandis que les murailles de l’autre supportaient une vingtaine de cadavres noircis et décharnés, et prouvaient à quelle dégoûtante et effrayante difformité la race humaine peut être réduite lorsqu’elle est privée de ce noble principe qui la rend semblable à son divin Créateur. Sur une table, au centre du groupe de ces repoussants compagnons d’infortune, on avait placé les restes de Jacques Colis, qui avaient été retirés de l’ossuaire du passage, afin d’être examinés par les juges. Le corps avait été placé dans une attitude qui permettait aux dernières lueurs du jour d’éclairer le visage, car le pauvre Jacques n’était couvert que des habits qu’il portait pendant sa vie. Sigismond contempla longtemps ses traits livides. Ils étaient encore empreints de l’agonie qui saisit un homme lorsque son âme se sépare de son corps. Tout ressentiment des injures de sa sœur fut éteint par la pitié qu’il éprouva pour le sort d’un malheureux qui avait été si subitement enlevé aux passions, aux intérêts, à l’activité de la vie. Puis son imagination conçut la crainte cruelle que son père, dans un moment de colère, excité par le malheur qui pesait sur lui et sur sa famille, n’eut été l’instrument de cette mort si subite. Accablé de cette pensée, le jeune homme se détourna et dirigea ses pas vers le sentier. Un tumulte de voix le rappela à lui-même.

Des mules grimpaient la dernière éminence, où le sentier prend l’apparence d’un escalier. Là, le jour suffisait encore pour distinguer les voyageurs, et Sigismond reconnut le bailli de Vevey et sa suite, dont on attendait l’arrivée pour commencer l’interrogatoire.

— Bonsoir, herr Sigismond. Voici une heureuse rencontre s’écria le bailli aussitôt que sa mule fatiguée, et qui se reposait souvent sous un si lourd fardeau l’eût amené à la portée de la voix. Je ne croyais pas vous revoir si promptement, et moins encore arrêter mes regards sur ce saint couvent ; car vous auriez pu revenir, mais rien qu’un miracle, — ici le bailli cligna de l’œil, car il était un de ces protestants qui croient manifester leur foi en faisant continuellement de moqueuses allusions aux pratiques des catholiques, — rien qu’un miracle, dis-je, et un miracle de quelque saint dont les os se sont séchés depuis dix mille ans, jusqu’à ce que tous les morceaux de notre faible chair aient disparu, ne pouvait amener le vieux couvent du Saint-Bernard sur les rivages du Léman. J’ai connu beaucoup de personnes qui ont quitté le canton de Vaud pour traverser les Alpes et revenir passer l’hiver à Vevey ; mais je n’ai jamais vu des pierres, placées les unes sur les autres par un ouvrier, quitter leur assise sans être aidées par la main de l’homme. On dit que les pierres ont particulièrement le cœur dur ; et cependant les saints et les faiseurs de miracles ont le talent de les toucher.

Peterchen se mit à rire de sa plaisanterie, satisfait de son esprit comme un homme en place, et souriant aux personnes de sa suite, comme s’il eût voulu les inviter à témoigner du soufflet qu’il venait de donner aux papistes jusque sur leurs propres terres. Lorsqu’il eut atteint le plateau de la montagne, il fouetta sa mule et continua sa conversation, car le manque de respiration avait arrêté ses plaisanteries dans leur essor.

— Voilà une triste affaire, herr Sigismond, une bien mauvaise affaire ! Elle m’attire hors de chez moi dans une vilaine saison, elle a arrêté herr Von Willading dans son voyage, et dans un moment où l’on ne peut trop se hâter de traverser les Alpes. Comment la belle Adelheid supporte-t-elle l’air froid du Saint-Bernard ?

— Dieu soit loué ! monsieur le bailli, cette excellente jeune dame n’a jamais eu une meilleure santé.

— Que Dieu soit loué en effet ! C’est une tendre fleur qui pourrait être promptement abattue par les gelées du Saint-Bernard. Et le noble Génois qui voyage avec une simplicité si modeste, belle leçon pour les orgueilleux, j’espère qu’il ne pense pas trop à son soleil parmi nos rochers.

— Il est Italien et doit nous juger ainsi que notre climat, par comparaison ; mais sa santé est fort bonne aussi.

— Bien ; c’est une consolation, herr Sigismond. Si la vérité était connue… et il se pencha en avant de sa mule aussi bas qu’une certaine protubérance put le permettre ; puis, reprenant subitement sa position première, il dit d’un air important : Mais c’est un secret de l’État, c’est un secret de l’État ; et il ne doit point échapper à un homme qui est véritablement et légitimement un enfant de l’État. Ma tendresse, mon amitié pour Melchior de Willading est grande et de bon aloi ; mais je ne serais pas venu sur cette montagne si je n’avais pas voulu faire honneur au seigneur génois. Je ne voudrais pas que le noble étranger quittât nos montagnes avec une mauvaise opinion de notre hospitalité. L’honorable châtelain de Sion est-il arrivé ?

— Il est ici depuis le milieu du jour, mein herr, et il confère maintenant avec ceux que vous venez de nommer, sur l’affaire qui est l’objet de votre voyage et du sien.

— C’est un honnête magistrat ! et comme nous, maître Sigismond, il descend de pure race allemande, ce qui fait supposer le mérite, quoique je ferais mieux de laisser dire cela par d’autres. A-t-il fait un bon voyage ?

— Je ne l’ai point entendu se plaindre.

— C’est bien lorsqu’un magistrat se déplace pour aller rendre la justice, il a le droit d’espérer du beau temps. Alors, tout va à merveille, le noble Génois, l’honorable Melchior et le digne châtelain. Et Jacques Colis ?

— Vous connaissez son malheureux sort, herr bailli, répondit Sigismond d’un ton bref, car il était un peu piqué du flegme du bailli dans une affaire qui le touchait de si près.

— Si je ne le savais pas, herr Steinbach ! croyez-vous que je serais ici, au lieu de me mettre dans un lit chaud non loin de la grande place de Vevey ? Pauvre Jacques Colis ! Cependant il joua un vilain tour à l’abbaye des Vignerons en refusant d’épouser la fille du bourreau, mais je ne dis pas qu’il méritait un si triste sort.

— Dieu nous fasse la grâce que tous ceux qui furent peut-être avec raison blessés de sa conduite et de son manque de foi, ne pensent pas qu’il méritait un aussi cruel châtiment !

— Vous parlez comme un jeune homme sensible, comme un chrétien, herr Sigismond, répondit le bailli, et j’approuve vos paroles. Refuser de se marier avec une jeune fille et être assassiné sont deux choses fort différentes et ne peuvent être confondues. Croyez-vous que ces Augustins aient du kirschwasser dans leur cave ? C’est un travail pénible que de grimper jusqu’à leur couvent, et il faut boire quand on est fatigué ; enfin, s’ils n’en ont pas, nous nous contenterons de leurs autres liqueurs. Herr Sigismond, faites-moi le plaisir de me donner le bras.

Le bailli descendit de sa mule, ses jambes étaient engourdies, et il marcha doucement vers le couvent en s’appuyant sur le bras de Sigismond.

— Il est condamnable, de garder rancune, et doublement de garder rancune contre les morts ! Ainsi, je vous prie de prendre note que j’ai tout à fait oublié la conduite récente du défunt relativement à nos jeux publics, comme il convient à un juge impartial de le faire : pauvre Jacques Colis ! La mort est affreuse dans tous les temps, mais il est dix fois plus horrible de mourir d’un train de poste semblable, et encore sur une route où l’on ne peut mettre un pied devant l’autre sans ressentir la plus grande fatigue ; voici la neuvième visite que je fais aux moines Augustins, et quoique je leur souhaite beaucoup de bien, je ne puis pas leur faire compliment de leur route. Le révérend frère quêteur est-il de retour ?

— Oui, et il a montré beaucoup d’activité dans cette affaire.

— L’activité est sa plus grande fortune, et celui qui mène la vie d’un montagnard en a besoin, herr Steinbach. Le noble Génois et mon vieil ami Melchior, ainsi que sa fille, la charmante Adelheid, et l’équitable châtelain, sont donc en bonne santé comme vous venez de me le dire ?

— Ils peuvent remercier Dieu d’avoir échappé à la dernière tempête.

— C’est bien, mais c’est dommage que ces saints moines n’aient point de kirschwasser.

Peterchen entra dans le couvent, où l’on n’attendait plus que sa présence pour terminer l’affaire. Les mules furent mises à l’abri, les guides reçus, comme à l’ordinaire dans l’intérieur du bâtiment, et l’on se prépara à l’interrogatoire.

Nous avons déjà dit que le couvent de Saint-Bernard avait une ancienne origine ; il fut fondé en 962, par Bernard de Menthon, religieux augustin d’Aoste, en Piémont, dans le double dessein de donner aux voyageurs des secours corporels et des consolations spirituelles. La pensée d’établir une communauté religieuse au milieu de rochers sauvages, et sur le plus haut point qui fut jamais foulé par le pied de l’homme, était digne d’un chrétien et d’une bienveillante philanthropie. Le succès de cette entreprise fut en rapport avec ses nobles intentions ; car des siècles se sont écoulés, la civilisation a produit mille changements, des empires se sont formés et ont disparu, des trônes ont été détruits, la moitié du monde a été retirée de la barbarie, et ce saint édifice existe toujours sous sa pieuse utilité ; il est encore aujourd’hui le refuge du voyageur et l’abri du pauvre.

Les bâtiments du couvent sont vastes, et comme on fut obligé de transporter à dos de mulet tous les matériaux qui servirent à sa construction, on se servit principalement de la pierre ferrugineuse qui forme le principe du roc sur lequel il s’élève. Des cellules, de longs corridors, des réfectoires pour différentes classes de voyageurs, ainsi que ceux des religieux et de leurs serviteurs, des appartements commodes et de différents degrés de magnificence, une chapelle assez remarquable et d’une grandeur suffisante, composaient alors comme aujourd’hui l’intérieur du couvent. On ne voit pas de luxe ; mais quelques commodités pour ceux qui sont habitués aux biens de la vie, et beaucoup de cette hospitalité frugale qui prévient tous les besoins de l’existence. Tout se termine là, et le bâtiment lui-même, et l’entretien de la confrérie, sont marqués au coin d’une sévère abnégation monacale, qui semble participer du caractère de la mélancolie du paysage dans une région de neige et de stérilité.

Nous ne nous arrêterons pas sur toutes les politesses qui s’échangèrent dans cette occasion entre le bailli de Vevey et le prieur du couvent. Peterchen était connu des religieux, et quoiqu’il fut protestant et toujours disposé à plaisanter Rome et ses ouailles, on avait assez d’estime pour sa personne. Dans toutes les quêtes du couvent, le Bernois avait montré une belle âme et une grande humanité, même en servant la cause de son mortel ennemi, le pape. Le quêteur était toujours bien reçu, non seulement dans son bailliage, mais dans son château, et en dépit de quelques petites escarmouches en fait de doctrine et de théologie, ils se rencontraient toujours avec plaisir et se quittaient en paix. Ce sentiment d’amitié s’étendait depuis le supérieur jusqu’aux autres membres de la confrérie ; il faut aussi convenir qu’il était utile dans les intérêts des deux parties de l’entretenir. À l’époque que nous décrivons, les vastes possessions dont avaient joui les moines du Saint-Bernard étaient déjà bien diminuées par les séquestres qui avaient été mis sur leurs biens en différents pays, particulièrement en Savoie, et ils étaient réduits, comme aujourd’hui, à implorer la générosité des chrétiens pour satisfaire aux besoins des voyageurs. Les moines pensaient donc qu’ils ne payaient pas trop cher la libéralité de Peterchen en supportant ses plaisanteries, tandis que, d’un autre côté, il se présentait de si fréquentes occasions, tant pour lui que pour ses amis, de visiter le couvent, que le bailli avait bien soin que ces petites disputes ne dégénérassent jamais en querelles.

— Soyez le bien-venu, herr bailli, et pour la neuvième fois, soyez le bien-venu, continua le prieur en prenant la main de Peterchen, et en le conduisant dans son parloir particulier, vous serez toujours bien accueilli sur la montagne, car nous savons que nous recevons un ami.

— Et un hérétique, ajouta le bailli en riant de toutes ses forces, quoique cette plaisanterie fût répétée pour la neuvième fois. Nous nous sommes déjà souvent rencontrés, herr prieur, et j’espère que nous nous rencontrerons finalement lorsque nous aurons cessé de grimper sur la montagne, aussi bien que de courir après les biens du monde, et cela dans un lieu où tous les honnêtes gens iront en dépit du pape, de Luther, des livres, des sermons, des ave ou du diable ? Cette pensée me fait plaisir lorsque je vous donne la main, — et il secoua la main du prieur avec affection, — car je n’aime pas à penser, père Michel, que lorsque nous partirons pour notre dernier voyage, nous suivrons des routes différentes. Vous pourrez vous reposer un peu, si vous le jugez convenable, dans votre purgatoire : c’est un logement qui doit vous convenir, puisque c’est vous qui l’avez construit ; mais moi, je continuerai ma route jusqu’à ce que je sois bien établi dans le ciel, misérable pécheur que je suis.

Peterchen parlait avec la confiance d’un homme habitué à s’adresser à des inférieurs qui n’osent pas ou ne jugent pas prudent de contredire, et il termina ce discours par un nouvel éclat de rire qui retentit dans la cellule du prieur. Le père Michel prit en bonne part toutes ces plaisanteries, répondant comme à son ordinaire avec douceur et charité ; car c’était un prêtre d’un grand savoir, profondément réfléchi, et humble de cœur. La communauté qu’il dirigeait avait été créée dans un but charitable ; les religieux qui en faisaient partie avaient de constants rapports avec les hommes, et ce n’était pas la première fois qu’ils rencontraient des hommes en place, importants, satisfaits d’eux-mêmes, quoique bons au fond du cœur, de la classe dont Peterchen était membre, et d’ailleurs, nous l’avons déjà dit, ce n’était pas non plus la première visite du bailli sur le Saint-Bernard. Le prieur connaissait donc, non seulement l’espèce, mais l’échantillon, et il était tout à fait disposé à montrer de l’indulgence pour les plaisanteries de son compagnon. S’étant débarrassé du superflu de ses habits de voyage et de ses plaisanteries, ayant salué plusieurs religieux et dit quelques mots aimables à de jeunes novices, Peterchen déclara qu’il désirait se restaurer un peu, et le prieur le conduisit à un réfectoire particulier, où des préparatifs avaient été faits pour un souper convenable, le bailli étant généralement connu pour gourmand.

— Vous ne serez pas aussi bien servi que dans votre jolie ville de Vevey, qui surpasse beaucoup de villes d’Italie par ses agréments et ses fruits ; mais vous pourrez boire de votre propre vin, dit le prieur en traversant un long corridor, et une honorable société vous attend pour partager le repas et jouir de votre compagnie.

— Avez-vous du kirschwasser dans votre couvent frère Michel ?

— Non seulement du kirschwasser, mais nous avons le baron de Willading et un noble Génois qui est avec lui. Ils n’attendent que vous pour se mettre à table.

— Un noble Génois !

— C’est un Italien, il n’y a pas de doute, et je crois qu’on m’a dit qu’il était de Gènes.

Peterchen s’arrêta, mit un doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux, mais il ne parla pas, car il vit sur le visage du moine qu’il ne comprenait rien à ses signes.

— Je parierais ma charge de bailli contre celle de ton frère quêteur, qu’il est en effet ce qu’il paraît, c’est-à-dire Génois ;

— Vous ne risqueriez pas beaucoup, car il nous l’a dit lui-même. Nous ne faisons ici aucune question ; tous ceux qui arrivent sont les bien-venus, et nous quittent en paix.

— Cela convient à des Augustins qui logent sur le sommet des Alpes. A-t-il une suite ?

— Il était avec un ami et était suivi d’un valet. Son ami cependant est parti pour l’Italie, lorsque le noble Génois s’est déterminé à rester jusqu’à l’interrogatoire. On parla d’importantes affaires et d’explications qui devaient être données sur le retard du seigneur italien.

Peterchen regarda de nouveau fixement le prieur, et sourit de son ignorance.

— Écoutez, bon prieur, ce que je vais vous dire. Quoique je vous aime beaucoup, ainsi que Melchior de Willading et sa fille je me serais cependant épargné le voyage sans ce même Génois. Ne me faites aucune question : le temps de parler viendra, et Dieu sait que je ne précipite rien. Vous verrez alors comme un bailli du grand canton sait se conduire. Maintenant je me confie à la prudence. L’ami est parti en hâte pour l’Italie, afin que ce délai ne cause aucune surprise ! Chacun peut faire ce qu’il lui plaît sur la grande route. C’est mon plaisir de voyager avec honneur et sécurité ; d’autres peuvent avoir un goût différent. N’en disons pas plus sur ce sujet, bon père Michel ; que nos regards eux-mêmes soient prudents. — Et maintenant, pour l’amour du ciel, un petit verre de kirschwasser !

Ils étaient à la porte du réfectoire, et la conversation cessa en entrant, Peterchen chercha son ami le baron, le signor Grimaldi et le châtelain de Sion, grave et puissant magistrat d’extraction allemande, ainsi que le bailli et le prieur, mais dont la famille, par une longue résidence sur les confins de l’Italie, avait pris quelques-unes des particularités du caractère méridional. Sigismond et le reste des voyageurs furent exclus du repas, auquel les prudents religieux avaient l’intention de donner un caractère semi-officiel.

La rencontre entre Peterchen et ceux qu’il venait de quitter n’eut rien d’extraordinaire. Mais celle du châtelain et du bailli, qui représentaient les autorités de deux États voisins et amis, fut marquée par une profusion de politesses politiques et diplomatiques. Beaucoup de questions furent échangées sur des objets personnels et publics, essayant de se surpasser l’un l’autre en manifestant leur intérêt sur les plus petits détails. Quoique la distance entre les deux capitales fût de quinze bonnes lieues, ils exploitèrent alternativement chaque pouce de terrain, louant ses bontés ou ses productions utiles.

— Nous descendons l’un et l’autre des Teutons, herr châtelain, ajouta le bailli en concluant au moment où chacun se plaçait à table et lorsque les révérences mutuelles furent terminées, quoique la Providence ait placé notre fortune dans des pays différents. Je vous jure que le son de votre langage est une musique à mes oreilles ! Il échappe d’une manière miraculeuse à la corruption, quoique vous soyez obligé de converser tous les jours avec des Italiens, des Celtes et des Bourguignons, dont vous avez une si grande quantité dans votre État. Il est curieux d’observer (car Peterchen avait, parmi beaucoup d’autres originalités, un goût décidé pour les antiquités) que, lorsqu’un sentier bien battu traverse un pays, les habitants de ce pays prennent l’humeur aussi bien que les opinions de ceux qui le traversent, de même que l’ivraie semée par les vents ! C’est ainsi que le Saint-Bernard a été un lieu de passage depuis le temps des Romains, et vous trouverez autant de races différentes, parmi ceux qui l’habitent, qu’il y a de différents villages entre le couvent et Vevey. Il n’en est pas ainsi dans le haut Valais, herr châtelain, la race pure existe comme elle vint de l’autre côté du Rhin, et puisse-t-elle continuer ainsi, intacte et honorée, pendant mille ans encore !

— Il y a peu de gens assez bas placés dans leur opinion pour ne pas tirer vanité de leur origine et de leur réputation. L’habitude d’envisager nos motifs, notre conduite et nous-mêmes sous le point de vue le plus favorable, touche de bien près à l’amour-propre ; cette faiblesse, adaptée à une société, est souvent la cause que des populations entières se targuent mainte fois de mérites et de qualités qu’elles n’ont pas. Le châtelain Melchior de Willading et le prieur, qui avaient la même origine, reçurent tous cette remarque avec complaisance, car chacun d’eux trouvait que c’était un honneur d’être descendu de tels ancêtres, tandis que le plus poli des Italiens parvint à cacher le sourire, qui, dans une semblable occasion, errait naturellement sur les lèvres d’un homme dont l’origine remontait aux consuls et aux patriciens de Rome, descendant probablement eux-mêmes de ces Grecs ingénieux et rusés qui se distinguaient déjà par leur civilisation lorsque les patriarches du nord étaient enfoncés dans les profondeurs de la barbarie.

Ce moment de vanité nationale passé, la conversation devint générale, et rien pendant le repas ne fit présumer que personne songeât à l’affaire pour laquelle on s’était réuni. Mais, lorsque le repas fut terminé, le prieur les invita à porter leur attention sur un sujet plus grave ; et les arracha aux plaisanteries, aux discussions amicales et politiques auxquelles le bailli, le châtelain et Melchior, s’étaient abandonnés avec une certaine liberté, pour s’occuper d’une question d’où dépendaient la vie et la mort d’un de leurs semblables.

Les serviteurs du couvent s’étaient occupés pendant le souper des préparatifs qui leur avaient été commandés ; et lorsque le père Michel se leva et annonça à ses compagnons que leur présence était attendue dans d’autres lieux, il les conduisit dans son appartement, qui avait été complètement préparé pour leur réception.