J. Ferenczi & fils (p. 225-241).

Chapitre VI

Les Robinsons du Cinéma

— Doucement, commanda à mi-voix le général Le Bouif à son escouade… Suivez-moi bien.

— Nous te suivons, Alfred.

Toute l’escouade : Mitzi, Sava et Bicard, était à plat ventre sur la crête d’une falaise qui surplombait le rivage. Ils avaient, avec eux, tous les fusils de la caisse d’armes.

Le Bouif mit un doigt sur ses lèvres.

— L’essentiel, dans une embuscade, c’est de surprendre et de ne pas être surpris. Si nous surprenons les Carnibales, ils seront frappés de terreur punique… Si c’est les Carnibales qui nous découvrent, c’est nous qu’on mettra en salmis.

— Quelle horreur ! gémit la Princesse de Kummelsdorf.

— En salmis, ou à la broche, ou en daube, ou en pâtés de foie, j’ai pas d’opinions arrêtées, continua le Bouif, froidement. Je crois pourtant, d’après ce que j’ai vu, qu’ils mettent les Jeunes filles sur le gril… C’est une situation moins équivoque.

— Cousine, murmura Sava à l’oreille de Mitzi, tant que j’aurai dans les veines un goutte de sang, vous ne subirez point cette ignominie.

— Promettez-moi de me tuer avant. N’est-ce pas ?

— Silence dans les rangs, fit Bicard. Les ceusses qui se tuent ne vivent pas vieux. Nous ne sommes pas encore des vaincus, puisque c’est nous qui attaquons. J’ai idée qu’en disposant les fusils de façon ingénieuse, derrière les rochers, on pourra bluffer les Carnibales qui ont l’air de ballots de premier choix… Reposons-nous, pour tenir conseil. Avant d’attaquer les Sauvages, Robinson Crusoé avait pris des dispositions estratégiques.

— D’abord, demanda le Prince, es-tu sûr d’avoir vu des anthropophages ?

— Je n’ai pas l’habitude de mettre en boîte les Copains riposta le Bouif indigné. Est-ce que j’ai fait du boniment quand j’ai trouvé une caisse de flingots ? Une caisse envoyée, en colis postal, par la Providence des Robinsons ? Tout ce qui arrive est prévu et je n’ai eu qu’à suivre, à la lettre, les instructions du parfait naufragé des îles désertes pour découvrir, sur le sable, des traces de pas exotiques représentées par ce soulier Louis XV.

— Il sortit de sa ceinture une mignonne chaussure découverte.

Mitzi n’eut pas besoin de prendre une loupe pour identifier cette épave.

— Une Parisienne ici ?

— Ce n’est pas une Parigote. C’est une volaille d’un autre genre avec un anneau dans le nez et des pendentifs aux oreilles. Rien qu’en l’apercevant, de loin, j’ai de suite reconnu une négresse. Une négresse sauvage, rhédibitoire et comestible, que j’ai pourchassée vingt minutes avant de pouvoir lui causer.

— Que lui as-tu dit ?

— Rien. Je n’ai pas eu le temps, parce qu’au tournant de la grande falaise j’ai vu une bande de Carnibales qui se sont associés à ma poursuite, en hurlant un tas de noms d’oiseaux, qui devaient être l’état civil de la Poule.

— La malheureuse, Murmura Mitzi.

— Naturellement, j’ai pas attendu le résultat du Derby. J’ai pris tous les flingues que j’ai pu et je suis venu vous prévenir. Les Sauvages n’ont que des armes blanches, comme tous les nègres. La supériorité de l’armement nous donnera de suite l’avantage. Il n’y aura qu’à se montrer pour cela.

— Sans cartouches, ricana le jeune homme ?

— Personne ne le sait, fit Bicard. C’est ce qui fait notre force morale… La force morale est la Tlactique qui gagne toutes les batailles estratégiques.

— Vous en êtes sûr ? s’enquit la Princesse.

— Sûr comme j’étais sûr de rencontrer sur le sable l’armement providentiel, qui constitue notre sauvegarde. D’ailleurs Mademoiselle n’aura pas besoin de se montrer. Elle restera derrière les rochers et représentera la Réserve.

— J’aurai trop peur.

— Non, expliqua le Bouif : l’opération n’offre aucun danger. Dès que les Carnibales m’apercevront, ils courront tous vers leurs pirogues et se débineront comme des lapins.

— En vérité ?

— Oui… Ensuite la jeune personne culinaire se percipitera à ma rencontre, se prosternera à plat ventre devant moi et prendra mon pied entre ses mains pour se le poser sur la tête.

— Dans quel but ?

— C’est l’usage, précisa Bicard. D’ailleurs vous allez voir si je mens. Marchons !

L’escouade continua sa route en se dissimulant dans les végétations environnantes.

Pour plus de sûreté, en cas de retraite, le Bouif avait conservé la sacoche des millions en sautoir. C’était le trésor de l’Armée blanche.

L’Armée noire était encore invisible.

Cependant, à mesure que le Corps expéditionnaire s’approchait de plus en plus d’une sorte de calanque dominée par des roches escarpées, un concert de tams-tams et trompes sauvages commença à devenir distinct.

— Le Jazz, fit le prince. Les Cannibales sont à la page.

— C’est le Hupa-Hupa, précisa le Bouif ; la danse devant le buffet avant de rôtir la Volaille.

— Oh… C’est horrible ! gémit tout à coup Mitzi. Vous aviez raison monsieur Bicard.

Très pâle, elle désignait du doigt, sur le rivage, un groupe d’hommes noirs, aux cheveux crépus, bariolés de tatouages, hérissés de plumes, ornés d’anneaux dans le nez et dans les oreilles, l’air féroce, horribles à voir. Ces sauvages dansaient un pas démoniaque autour d’un bûcher circulaire sur lequel une belle négresse, entièrement nue, et carottée au poteau central, implorait la pitié du ciel avec des attitudes extrêmement académiques.

— Hum… Hum… grogna Sava. Voici une mise en scène bien moderne.

La victime se débattait de telle sorte que les Rôtisseurs avaient beaucoup de mal à se préserver des coups de pied de la Gallinacée récalcitrante.

— Comme elle se débat, fit Mitzi.

— Trop… dit le sceptique Ladislas.

À ce moment une voix décuplée, retentissante, sembla sortir des rochers et hurla des paroles confuses.

— Tiens… Tiens, ricana Ladislas : un cannibale parle français.

— Une exclamation angoissée de Mitzi le fit s’intéresser au spectacle.

La victime avait brisé ses liens et s’enfuyait éperdument. La troupe forcenée la poursuivait en gambadant et en donnant des signes exagérés de fureur, Levant sa massue emplumée, un gigantesque gaillard allait atteindre la malheureuse lorsqu’un cri terrible, venant du Ciel, l’arrêta net.

— Fripouille ! hurlait, dans son porte-voix, Robinson-Crusoé-Bicard. Haut les mains !… Haut les mains ! ou je te brûle.

Le Bouif, superbe d’indignation, venait de bondir en bas de son observatoire et menaçait de son fusil le cannibale sanguinaire.

Tous les anthropophages s’étaient arrêtés comme un seul homme. Quand au sauvage menacé par Bicard, il paraissait tellement ahuri que Sava sortit de sa cachette pour s’esclaffer à son aise.

Étonnée Mitzi ne savait plus que penser.

Seul Robinson continuait à jouer son rôle. Appuyé sur son fusil, il attendait l’hommage rituel de la Victime sauvée par lui.

Mais la Poule, échappée à la lèche-frite, ne songeait pas du tout à se prosterner devant Bicard. Elle paraissait, au contraire, devenir de plus en plus furieuse. Si bien qu’au lieu de prendre le pied de Bicard et de se le placer sur sa tête ; ce fut elle qui plaça sa main sur la figure de son sauveur. Robinson venait d’être giflé par Vendredi.

— Idiot ! hurlait la belle fille. Que vient faire ici ce paquet de nouilles ? Sortez-moi ça, vous autres.

— À grands coups de souliers dans les fesses ! clamait, de son côté, une sorte de négrier blanc. trapu, court sur pattes comme un carlin, dont il possédait, du reste, la physionomie maussade et l’aboiement désagréable. Avez-vous entendu, tas de brutes ?

— Oui, monsieur Clairville, firent les Cannibales obéissants.

Le Bouif était tellement surpris de ce dénouement imprévu qu’il ne songeait même pas à se défendre.

Heureusement Sava et Mitzi s’interposèrent à leur tour.

Et ce fut alors les nègres et le Négrier qui s’étonnèrent.

— Qui vous a permis de vous installer dans cette île, vociférait l’homme blanc ? N’avez-vous pas lu l’écriteau ? « Île déserte interdite aux promeneurs » ?

— Nous sommes des Naufragés, fit Bicard.

— Quoi ? cria le Négrier, brutalement. Naufragés ? Vous ? de quel bateau ?

Sava et Mitzi durent parlementer longtemps avant de convaincre le grossier individu qu’ils étaient tombés du ciel.

— D’un ballon inamovible emporté par une torpédo, compléta le Bouif. L’aérostat est encore là-bas pour prouver que nous ne mentons pas.

Cette fois les Cannibales prirent leurs jambes à leur cou afin de pouvoir se rendre compte.

Le Négrier avait fait signe à deux employés et à un nègre blanc, d’un aspect timide et effaré, qui s’empressa d’accourir à l’ordre.

— Monsieur, dit-il à Bicard. Voici le nommé Mirontin, cinéaste, qui a écrit le scénario de la superproduction Zizi Pampas, ou la Pucelle des Forêts Vierges.

— Dont vous avez gâté le plus bel épisode, continua-t-il. Voici M. Morel, mon assistant ; M. Poitou, opérateur, et voici Mlle Ethel Kirby, notre Star, qui joue le rôle de Zizi Pampas, l’héroiïne de mon super-film.

— Ah çà, demanda Bicard étonné, vous n’êtes donc pas une négresse alimentaire ?

Zizi Pampas haussa ses belles épaules nues.

— Pour qui me prenez-vous, mon bonhomme ? Et de quel pays sortez vous ?

— De Carinthie, fit Bicard. Avant-hier j’étais Roi de cette nation. Voici Ladislas, mon héritier présomptif, et la Princesse Mitzi de Kummelsdorf, Grande-Duchesse.

Un peu impressionnée par cette énumération, Mlle Kirby s’inclina.

— Voici M. Clairvil, metteur en scène de la grande maison d’édition Rigobert, qui s’est rendu propriétaire de cette île pour y tourner ses plein air.

— Du Cinéma ? fit Bicard… Nous sommes les Robinsons du Cinéma ?

— Ceci explique beaucoup de choses, dit Sava.

— En réalité, ou sommes-nous ? demanda Mitzi.

— Dans l’île du Levant, dans la rade d’Hyères, sur les bords de la Côte d’azur. Si vous aviez contourné l’île, plus au Nord, vous auriez aperçu les Maures, le Lavandou et la côte avec ses villas.

— Mais cette caisse pleine de fusils ?

— Comment ? hurla Clairvil. Vous avez emprunté, sans autorisation, ces accessoires de la Figuratlon ?

— Mais…

— Et ce porte-voix d’assistant, encore ? Ah çà, monsieur Machin…

— Bicard, dit Le Bouif, ancien ministre, ancien bistro, ancien monarque balkanique.

— Je m’en fous ! déclara poliment le Négrier. Je ne connais en vous qu’un malaladroit qui m’a gâché plus de deux cents mètres de pellicule. Savez-vous ce que ça vaut, la pellicule ?

— Je m’en fous, déclara Bicard avec le même accent de dédain. Je suis au-dessus de toutes les pellicules. Je peux payer. J’ai cinq millions en billets de banque.

— Où gouailla Clairvil ?

— Dans cette sacoche, ft Bicard. Avez-vous la monnaie à me rendre ?

Il avait ouvert la sacoche. Clairvil y jeta un regard rapide. Aussitôt sa figure revêche s’adoucit. Sa superbe se dégonfla et il devint d’une telle platitude que les naufragés en demeurèrent stupéfaits.

Car ni Bicard, ni Sava ni Mitzi ne connaissaient encore le mimétisme de certains metteurs en scène de cinéma.

Clairvil était un des plus rares spécimens de cette catégorie d’industriels ou l’on compte quelques hommes de talent pour une foule grandiose de remarquables incompétences.

Clairvil était, parmi les incompétents, un des plus considérables de la coterie. Il faisait d’ailleurs sa publicité lui-même et criait tellement haut qu’il était un homme de génie que les naïfs, à force de l’entendre, finissaient par le croire sur parole, Il faisait illusion par son impudence et impressionnait même les courriéristes de cinéma qui l’encensaient et publiaient dans leurs colonnes toutes les louanges que ce charlatan se décernait à lui-même.

De la sorte, ce Négrier photographe était, à force de platitudes et de petites infamies, parvenu à une notoriété photogénique. Ce sous-cabotin sans talent avait obtenu un grand commandement et même une certaine influence chez quelques Éditeurs français.

Les Éditeurs français sont des honorables Commerçants, qui respectent le Bluff, sous toutes ses manifestations extérieures. Clairvil était le Bluff incarné. Son assurance et sa grossièreté avaient impressionné la grande maison Rigobert, bien plus que le talent et la modestie. Il était ainsi parvenu au grade de metteur en scène, animateur, créateur, mystificateur et révélateur imprévu des chefs-d’œuvre de la littérature française, qu’il accommodait à des sauces cinématographiques fort curieuses.

Car Clairvil s’imaginait, comme beaucoup d’autres de ses pareils, que l’extériorisation photographique d’un roman exige un talent beaucoup plus considérable que celui du romancier lui-même. Simplement, naturellement, sans savoir comment, Clairvil prenait, insensiblement la place de l’écrivain. Il devenait tour à tour Balzac, Dumas, Victor Hugo, Lamartine ou Mme de Sévigné. À lui seul il représentait deux ou trois siècles de pensée : et cela ne le gênait point pour écrire, sur les écrans, des textes de sa composition, remplis de proses géniales et de fautes de français bien personnelles que le public attribuait, d’ailleurs, au Cinéaste.

Le Cinéaste Mirontin était le paria de Clairvil, l’esclave de cette Brute importante et autoritaire, qui ne parlait qu’avec le dédain ou l’injure à la bouche afin d’affirmer de la sorte sa supériorité incontestable.

Mirontin avait l’infortune d’avoir du talent et d’être pauvre. Ces deux défauts semblaient à Clairvil des tares physiques et morales dignes de mépris. Et comme il possédait l’aspect et la conformation extérieure et morale d’un bull-dogue, il aboyait à tout propos contre l’infortuné Mirontin et le rendait responsable de toutes ses sotises et de toutes ses bévues.

Mirontin baissait les épaules, encaissait les injures et les sarcasmes, soupirait et allait, timidement, toucher les quelques sous que Clairvil lui abandonnait, comme un os, sur les capitaux considérables des affaires où il tripatouillait royalement.

Mais en revanche de ces aumônes, quel mépris pour intellectuel. Mirontin voulait-il risquer une timide observation, Clairvil se bouchait les oreilles, ouvertement, frappait du pied et couvrait la voix du cinéaste en hurlant dans son porte-voix des commandements de Pirate :

— Qu’on ne me dérange pas… je travaille. Qu’on me fiche la paix, je compose. Et avec des gestes fous, il allait et venait devant la Galerie des Ilotes terrorisées, affectant de se tenir le crâne, à deux mains, pour empêcher, sans doute, les idées géniales, qui bouillonnaient à l’intérieur, de faire éclater le cratère.

Ce charlatanisme était d’ailleurs fort rémunéré. Clairvil était un trafiquant, un arriviste, un mercanti, un véritable profiteur. Il représentait la Matière Brute qui a dominé l’Esprit. La brutalité faisait sa force. Il commandait à tout le monde et n’obéissait qu’à Mlle Ethel Kirby, sa concubine.

Ethel Kirby incarnait la Rosserie dominatrice de la Brutalité. Un vieux dicton prétend que les araignées dévorent les punaises. Kirby était une araignée de première grandeur qui maniait Clairvil comme un puceron et le menait avec une maestria de dompteuse.

En présence de Kirby, le metteur en scène perdait toute sa méchanceté et devenait un déférent. Il ressemblait à un taureau mené, par une bergère, avec un anneau dans le nez. Cette vue causait une grande joie intérieure aux subalternes. Une scène de Kirby à Clairvil faisait la jubilation du Personnel, qui en parlait pendant huit jours.

Pourtant les nègres n’ignoraient pas que la fureur du négrier se retournerait contre eux ; lorsque la Star ne serait plus là. Chaque querelle avec la grincheuse étoile rendait le metteur en scène plus despotique. Seulement comme l’humeur de Clairvil reflétait extérieurement le dépit qu’il ressentait en lui-même, les nègres se félicitaient d’être rudoyés. C’était signe que le Boss avait étrenné dans les grands prix.

Une deuxième force naturelle forçait également Clairvil à s’incliner. C’était l’argent.

Sa soumission et sa platitude envers les riches rivalisaient avec son orgueil et sa jactance avec les humbles.

La vue des millions de Bicard lui fit donc exécuter un de ces demi-tours complets, dont il possédait à fond la théorie et la pratique.

— Mirontin et les autres, dit-il, venez donc ici et regardez. Comment trouvez-vous cette jeune dame et ses deux compagnons ?

— Zizi-Pampas leva les yeux et braqua son face à main sur le kimono de Mitzi.

— Mal habillée, ft-elle.

— C’est tout à fait épatant d’entendre une négresse, avec un collier de noix de coco et une plume dans le nez, parler de la Mode de cette façon, grogna Bicard.

Clairvil eut un sourire indulgent.

— C’est une femme, dit-il doucement. L’avis des femmes ne compte pas. Je m’adresse à ces Messieurs, à l’auteur, l’homme d’esprit. Comment trouvez-vous ces naufragés ?

Mirontin n’osa prendre parti.

— Euh ?… fit-il faiblement. Je…

— Vous n’y connaissez rien, reprit avec force Clairvil… Ces gens-là sont photogéniques !

— Sans blague ? dit Bicard ?

— Parfaitement, affirma Clairvil, sans remarquer le sourire de dédain de Zizi-Pampas, la Star. Je prétends m’y connaître, n’est-ce pas ? Cette jeune fille est photogénique ; ce jeune homme est très photogénique et vous, monsieur Bicard, vous êtes excessivement photogénique.

Clairvil s’attendait à de l’étonnement, mais le Bouif ne sourcilla point.

— Parbleu, dit-il simplement. On m’a déjà dit cela, monsieur. Vous n’êtes pas le premier ballot qui m’a découvert cette aptitude.

— Ah ? qui donc ?

— Mon épouse, Ugénie Bicard, qui fait du ciné à Los-Angeles, ma fille Charlotte qui est une estar, et ma Poule qui est une étoile photogénique.

C’était la première fois que le Bouif parlait de sa famille avec un tel abandon devant Sava et Mitzi.

Mais le Bouif se sentait sur le point de devenir un autre homme. Un horizon nouveau allait s’ouvrir devant lui. Clairvil, d’ailleurs, se hâta de lui en donner l’assurance.

— Monsieur, dit-il en pesant ses mots, puisque vous connaissez voire valeur personnelle, il serait bien regrettable de gaspiller de pareilles aptitudes. Vous êtes tous de futurs as de cinéma.

— Vraiment, s’écria Mitzi avec joie ?

Une femme, naufragée ou princesse ne résiste jamais à l’attrait de se faire admirer sur un écran. Le cinéma, comme le Fruit défendu, ne connaît point d’indifférentes.

Sava lui-même paraissait enchanté.

La perspective de tourner avec Mitzi le ravissait. Le jeune homme devenait de plus en plus épris de la jeune fille.

Et puis l’indécision de l’avenir commençait à inquiéter Sava. L’insouciant viveur n’existait plus. Depuis que Sava connaissait Mitzi, Ladislas avait peur de la Pauvreté. Prince déchu, roi sans royaume, il craignait de n’offrir à Mitzi qu’une existence pleine de privations ; le cinéma, c’était encore du roman, des aventures, et aussi, des appointements, qui empêcheraient la Princesse de connaître les mauvais jours.

Seule Zizi-Pampas commençait à trouver que Clairvil s’emballait un peu vite.

— Tu vas fort, dit-elle à l’oreille du metteur en scène. Pourquoi t’emballes-tu sur ces gens-là ? Ils n’ont peut-être aucune aptitude ?

— Ils ont cinq millions, dit Clairvil. Cinq millions de capital dans notre poche peuvent fonder une Firme admirable : les Films Clairvil and Co limited… Clairvil pour le succès et les bénéfices et Limited pour le Bailleur de fonds. As-tu saisi ?

— C’est peut-être de la filouterie ?

— as de gros mots. L’art est au-dessus des contingences vulgaires. Laisse-moi agir, c’est pour la Cause.

Un quart d’heure plus tard, les Cannibales, les Naufragés, la Négresse, le Négrier, le Cinéaste, les Assistants et le Metteur en scène soupaient joyeusement et sablaient le champagne sur les rochers de l’île déserte.

Ce repas photogénique était tout à fait pittoresque.

Au dessert, Sava et Bicard racontèrent toutes les péripéties de la Révolution carinthienne.

— Quel film historique nous allons faire avec cela, mes enfants, affirma Clairvil. Je suis sûr d’une exclusivité. L’histoire tournée par les personnages eux-mêmes. Quel tabac ! Avec un million de publicité, je prévois un milliard de bénéfices.

Mirontin, très timidement, esquissa un commencement de scénario. Clairvil lui coupa son inspiration.

— Pas de boniments littéraires, mon ami. Vous barbez Sa Majesté. N’écoutez pas cet Idiot et allons causer d’affaires, Sire.

Les cinq millions du Bouif Errant venaient de remettre le Roi de Carinthie sur le Trône.

Tandis que Clairvil et Bicard s’éloignaient, le Prince Ladislas se pencha vers la Princesse de Kummelsdorf.

— Mitzi, dit-il très bas, voici Nos Altesses engagées dans une Aventure de fortune, qui nous éloigne de la Politique. Regrettez-vous le palais de Selakçastyr, Princesse ?

— Non, fit doucement la jeune fille, mais je regretterai notre Île déserte.

Derrière les roches on entendit la voix de Clairvil :

— Nous partons dès demain pour Paris, Majesté. L’affaire sera vite sur pied. À compter d’aujourd’hui vous êtes Mon Associé… Firme Grandiose !… Société d’éditions Clairvil, sous le patronage de la Maison Royale de Carinthie. Une affiche plus forte que la Paramount. Nous allons tout flanquer par terre.

Les Cannibales écoutaient.

— Penses-tu que c’est un vrai Roi ? fit l’un d’eux en regardant Bicard.

— Je ne sais pas au juste, fit son voisin. Mais c’est incontestablement une Poire.

— Messieurs et Dames, claironnait le Négrier dans son porte-voix. Je vous présente le nouveau Commanditaire de la Maison. Grâce à lui et grâce à moi, Nous allons faire de grandes choses.

Bicard ne répondit rien. Il était hypnotisé par l’aspect d’une nappe blanche sur laquelle Ethel Kirby disposait des coupes de champagne.

Il poussa du coude la belle artiste.

— Je vais vous montrer ce que je sais faire… Un truc…

— Une maladresse ! Cria Sava. Prends garde, Alfred… Oh !…

L’avertissement arrivait trop tard. Bicard avait déjà tiré la nappe et raté le tour de Bussolini. Tous les verres et leur contenu étaient déjà sur le sable et dans les rochers du rivage.

— imbécile ! glapit Ethel Kirby.

— C’est votre pied qui est cause de tout, tenta d’expliquer le Bouif. Si vous n’aviez pas retenu la nappe ?

Les cannibales, pris de fou rire, n’écoutaient plus l’orateur Clairvil qui continuait à beugler en montrant son associé :

— C’est un As ! C’est une Intelligence ! C’est Un Habile ! C’est un gaillard qui va flanquer tout par terre !