J. Ferenczi & fils (p. 207-224).

Chapitre V

Les naufragés de l’air

— La mer ?

— Oui.

— Un horizon d’eau salée ?

— Oui.

— C’est bien une île.

— Une île déserte, Ladislas.

— Passe-moi les jumelles, Alfred ?

— Les voici. On ne voit rien : pas de maison, pas une affiche, pas une gare, pas un clocher. Un joli filon pour faire la Nouba. Où sommes-nous tombés, Ladislas ?

— Alfred, murmura doucement Ladislas, en braquant obstinément sa lorgnette vers un point de l’horizon, je crois que nous sommes descendus dans les jardins du Paradis terrestre.

C’était sur le sommet d’un rocher ; au bord d’une mer toute bleue ; dans un paysage de réclame pour voyage de noces ; deux hommes, à plat ventre sur le sol se réchauffaient aux rayons du grand soleil, et échangeaient leurs impressions, tout en examinant la topographie des alentours.

Ces deux explorateurs portaient le costume pittoresque des Robinsons de ciné-romans.

Déguenillés autant qu’il le fallait pour paraître décoratifs, sans être accusés d’indécence, ils laissaient flotter, à la brise, les lambeaux de leurs vêtements déchiquetés Sans doute, les malheureux avaient dû lutter longtemps contre les éléments déchaînés ; le vent, les vagues et les récifs, avant de parvenir à ce degré de perfection photogénique.

Ils n’avaient conservé sur eux, comme indice de la civilisation, d’où ils sortaient, qu’une jumelle d’approche et un bracelet-montre.

Tout le reste de leur équipement était formé par un assemblage de pièces de toiles et de morceaux d’étoffes disparates et déchirées.

L’un des deux hommes était tête nue ; son compagnon avait garanti son crâne avec un curieux chapeau de joncs tressés. Ils étaient sans chaussures et bras nus. Leur aspect eût sans doute enchanté un peintre de l’école hypernaturaliste, ou une Américaine chercheuse de sensations imprévues. Malheureusement, il n’y avait dans le paysage ni artiste, ni voyageuse romanesque. Il n’y avait, à perte de vue, que de l’eau, des rochers, du sable, quelques massifs d’eucalyptus et de tamaris et un unique palmier en zinc, comme un comptoir de bistro, dont l’aspect déconcertait toutes les prévisions géographiques tellement il était inattendu.

— À quoi reconnais-tu le Paradis Terrestre, Ladislas ? grogna le plus petit des deux hommes ? Vois-tu un Serpent ou un pommier ? un ange ou le Paternel Éternel ?

— Je vois Ève, soupira le jeune Ladislas. Elle est charmante.

— Sans blague ?

— Quelle perfection !… Des lignes harmonieuses et pures. Un corps que j’avais seulement soupçonné… Une anatomie sans un défaut… Ah ! je ne regretterai pas cette expédition.

— Tu pourrais peut-être aussi ne pas profiter tout seul de la lorgnette, Ladislas ? Tu as découvert une Vision et tu te rends compte en peinard. Laisse-moi regarder le Paradis ?

— Y songes-tu ? C’est ma cousine.

— Mitzi ?

Ladislas ne répondit pas, mais il conserva la lorgnette. Alfred, que le soleil éblouissait, se couvrit les yeux d’une main et regarda dans la même direction.

Sans doute ses yeux n’avaient pas besoin de verres grossissants pour distinguer la Princesse, car il poussa une exclamation :

— Quel cinéma ! Une Sirène ! Une noiade ! Une estatue !

La Sirène, la naïade, la statue étaient la Princesse de Kummelsdorf.

Tout en bas de la falaise, au milieu des roches, Mitzi, se croyant à l’abri des regards indiscrets, s’était dépouillée des débris de ses vêtements pour les faire sécher au vent du large.

La distance la faisait ressembler à une mignonne ivoirine galante debout sur un piédestal de rochers. Cette princesse, toute nue, avait l’air d’une évocation mythologique. C’était Aphrodite, issue de la Mer ; une Néréide, une Thétis. En réalité, c’était une jeune personne fort affairée, qui profitait de la solitude pour réparer sa garde-robe.

La garde-robe de Mitzi était l’enveloppe du ballon échoué sur le rivage. La jeune princesse, armée d’une coquille coupante, se taillait dans la soie une sorte de kimono, qui devait la rendre présentable. Elle se hâtait, très absorbée par cette confection pour dames ; sans se douter, le moins du monde, que des spectateurs indiscrets admiraient de loin les perfections de son joli corps.

Le prince Sava et Bicard s’absorbaient si bien dans leur extase qu’ils en oubliaient leur situation de naufragés.

Mais, comme Mitzi, ayant achevé de tailler sa robe, disparaissait derrière les roches, Alfred poussa un long soupir.

— Nous avons eu tort, Ladislas, nous sommes des imprudents. Une Jolie poupée de ce genre-là ne devrait jamais rester seule. Des fois qu’elle serait repérée, dans ce costume, par un singe, un Carnibale ou un Cobaye ?

— Il n’y a pas de cow-boys, de cannibales et de singes sous cette latitude, Bicard.

— Qu’est-ce que tu en sais, Ladislas ? Les îles désertes sont capables de tout. Les îles désertes sont peuplées de Pirates, de Flibustiers, de sauvages, de condamnés politiques ou de singes antropomoches.

— Anthropomorphes.

— Oui, les singes antropomoches ont l’habitude d’enlever les filles pour les soumettre à l’Union libre et compléter leur Polygamie. Les Carnibales ne se contentent pas de cela. Quand ils ont fini la Nouba, ils mettent les Poules à la broche, et les font rôtir avec des marrons, ce qui est une fin déplorable, pour une volaille du grand monde. Vois-tu la Princesse de Kummelsdorf servie, de la sorte, sur un plateau dans un Parquet de Caraïbes ?

— Il n’y a plus de Caraïbes.

— Mais il y a toujours des banquets et des satyres. Les îles désertes ne sont pas sûres, sans cela elles seraient plus fréquentées. Où crois-tu que nous sommes, ici ?

— Je l’ignore, Bicard. Si j’avais les instruments nécessaires pour prendre la hauteur du soleil… un sextant… une boussole… un Atlas ?

— Et l’indicateur des chemins de fer, pour connaître le nom de la station climatérique où nous avons pris un bain de mer, nous serions tout de suite renseignés. Vois-tu quelque chose de nouveau ?

— Non ?

— Alors retournons au campement. La gosse doit avoir la dent.

Les deux hommes s’étaient dressés sur leur observatoire. Aussi loin que leurs regards pouvaient s’étendre, le rivage de la mer, les terres, les taillis, ne révélaient aucune trace de Civilisation.

— C’est un désastre, fit Bicard.

— Non, puisque nous sommes saufs.

— Moi j’appelle un désastre le fait d’avoir cinq millions à dépenser, et de tomber dans un patelin où il n’y a même pas un bistro. À quoi cela me sert-il d’être nouveau riche ?

— Console-toi. Si les cinq millions de la Main Noire avaient été en monnaie d’or, tu aurais été forcé de les jeter par-dessus bord.

— Comme tout le reste, soupira le Bouif. Nos vêtements, nos souliers, jusqu’à mon sceptre que je conservais comme souvenir de mon passage dans la Monarchie… Quel voyage !

En une minute, les deux naufragés venaient de revivre, en pensée, toutes les péripéties de leur évasion.

La nuit avait été terrible.

Emporté par le cyclone, le ballon avait subi les pires dangers. Le feu du ciel, les cimes des montagnes, la pluie, la grêle et, surtout, l’inexpérience des passagers, incapables de la moindre manœuvre utile.

Réduit à l’état le lus lamentable, à moitié dégonflé, sans lest, sans guide-rope, sans instruments, l’aérostat avait fini par s’abattre, comme une loque, sur un rivage battu par les lames d’une mer démontée.

Grâce à son éducation sportive, Sava avait pu arracher Mitzi de la nacelle et transporter la jeune fille hors de l’atteinte des vagues. Bicard l’avait aidé de son mieux.

Les trois naufragés, trempés, lamentables et presque épuisés de fatigue, avaient pu se réfugier, sur la côte, dans une anfractuosité des rochers, où ils avaient attendu le jour.

Ils s’étaient réveillés sous la chaleur réconfortante d’un soleil que Bicard qualifia de tropical, et qu’il attribua à la situation géographique du point de chute au ballon, qui à son avis avait eu lieu sous les Tropiques.

Comme un ballon que l’ouragan entraîne parcourt des étendues considérables, dans un espace de temps fort court, Sava ne discuta pas trop la conclusion de Bicard.

Cependant, l’aspect général du sol et de la végétation environnante ne dénotait pas un climat équatorial.

Le Bouif s’entêta néanmoins.

Selon lui, Ils étaient en Océanie ou au beau milieu de l’Atlantique. Il avait lu dans un livre de sa fille Charlotte la description de l’île déserte de Robinson Crusoé. Or rien n’y manquait, c’était bien ça.

Sava eut beau lui faire observer que toutes les îles sont généralement entourées d’eau, le Bouif, qui savait par cœur des passages entiers de Robinson, finit par impressionner Mitzi, et même Sava, tellement il parlait avec autorité.

Il ne s’inquiétait nullement de l’avenir. Il avait réussi à sauver la sacoche et les millions de la Main Noire. Cela le rendait très philosophe.

— Avec cela, le premier paquebot qui passera à portée de nous nous ramènera à Paname.

— S’il en passe ?

— Il passe toujours des navires devant les îles désertes. On leur fait signe avec un grand feu allumé sur un promontoire, rocheux, ou avec un drapeau au bout d’un mât ; ou bien encore en courant au bord de la mer et en agitant les bras.

— J’aimerais mieux le téléphone, fit Sava.

— Robinson Crusoé n’a jamais employé le téléphone, et cela ne l’a point empêché d’être un as au point de vue de la question des naufrages et de la meilleure façon de les utiliser. La première chose à faire, avant toute espèce de démarche, c’est de construire un radeau avec des planches et d’aller chercher sur le navire les objets indispensables à la vie.

— Nous sommes arrivés en ballon, monsieur Bicard…

— C’est regrettable, assura le Bouif ; parce que le cas n’est pas prévu. Mais en procédant par analogie identique, on parviendra peut-être au même résultat.

La visite du ballon ne procura aux naufragés que la certitude absolue qu’ils se trouvaient dépourvus de tout.

La nacelle du ballon pouvait cependant servir de couchette, en la bourrant de feuilles sèches et de varechs. Mitzi réclama l’enveloppe, pour réparer ses vêtements en lambeaux.

— C’est une excellente idée, fit Sava. Pendant ce temps, Bicard et moi, nous irons en reconnaissance…

— Et au marché, ajouta le Bouif en jetant sur son épaule sa sacoche de millionnaire. Dressez la table, mademoiselle.

On a vu que leur exploration n’avait donné aucun résultat concluant.

Toutefois, lorsque Sava, suivant à la lettre les recommandations de Bicard, vint retrouver sa cousine. Il témoigna à la jeune fille un intérêt tellement rempli d’admiration que la Princesse le remarqua.

— Suis-je à votre goût ? fit-elle. Comment trouvez-vous cette toilette de naufragée ?

— Charmante, très appropriée au cadre. Petite cousine, vous allez être la fée de cette contrée inconnue. Auprès de vous dans une île déserte, la vie à deux sera un enchantement.

La Princesse sourit imperceptiblement.

— La vie à deux ? Mon cousin ? Qu’est donc devenu notre ami Bicard ?

— Bicard m’a chargé de veiller sur vous, Mitzi. Il est allé vaquer aux soins de notre alimentation.

— Il se rend utile, fit la jeune fille.

Le Prince Samovarof la regarda. Pour la première fois de sa vie, Ladislas se sentit inférieur à son titre d’héritier présomptif. Sa naissance, sa distinction, son élégance et son habitude des usages mondains, ne lui donnaient plus toutes les préséances.

Bicard, débrouillard, optimiste, actif, vigilant et expert en tours de mains, comme un braconnier de chasse et de pêche, allait-il avoir l’avantage sur lui ? Le jeune homme éprouva involontairement une inquiétude que la Princesse devina.

— Allons aider M. Bicard, voulez-vous ?

— Oui, allons l’aider, fit le prince.

Il avait saisi avec joie cette occasion de guider Mitzi : la portant dans ses bras, pour traverser les bras de mer, l’aidant à escalader les roches.

Longtemps ils s’attardèrent dans la brousse. Ils parvinrent ainsi sur un plateau sablonneux, pénétrèrent dans un fourré de mimosas et arrivèrent dans une clairière au milieu de laquelle le palmier de l’île étendait ses palmes dépaysées et timides.

Sur le tronc du palmier un écriteau portait cette inscription curieuse :

Île déserte
Propriété particulière.
Interdite à la circulation des autos
et des promeneurs.

— Qu’est-ce que cela veut dire, mon cousin ?

— Ce doit être une idée à Bicard, fit Sava. C’est un homme fort imaginatif.

À ce moment on les héla.

— Le dîner vous attend, monsieur et dame. Le premier service est sonné. Vous n’avez don pas entendu ma trompe ? Venez voir un peu comme c’est pépère ?

Le Bouif, debout sur un tertre, leur adressait des signes multipliés.

— Tout est prêt. Vous allez voir ce que l’on trouve, dans les îles désertes, quand on n’est pas né un dimanche ?

Il chignait de l’œil vers Ladislas, avec un sourire de bonne humeur narquoise, qui agaça le jeune homme.

— Tout le monde n’est pas doué des mêmes aptitudes.

— Naturellement, dit Bicard. Il y en a qui sont dégourdis, et d’autres qui ce rangent dans la catégorie des mollusques que je vais avoir l’avantage de vous offrir.

Mitzi poussa un cri de surprise :

— Quelle dînette ? Où avez-vous trouvé ce festin ?

— Au marché de tout le monde, Princesse. En se baissant, le premier imbécile venu est capable d’en faire autant que moi.

— Non, fit Mitzi, vous êtes trop modeste, monsieur Bicard.

— Comment appelles-tu ce potage et ces coquilles ? demanda Sava.

— Moules à la Plénipotentiaire, hurla Bicard d’une voix de stentor. Dorade à la Lucullus, fruits de saison ; Château-la-Pompe.

Le Bouif annonçait les plats dans une sorte de trompe en métal.

— Quel est cet instrument, Alfred ?

— Un porte-voix, destiné à la manœuvre des navires. Un truc qu’un sous-marin aura perdu en venant visiter l’île. C’est pas rare de rencontrer des vestiges des navigateurs. Celui-ci est peut-être un appareil historique qui dut servir à Christofle colon, à la Pérouse ou à Fiasco de Gama ?

— Étrange, murmura Sava.

— Ballot, ricana le Bouif, la bouche pleine. Pendant que vous vous baladiez tous les deux, dans les sentiers remplis d’ivresse, j’ai fait bien d’autres découvertes. Un œuf, une cigarette, un bout de cigare usagé.

— Ah ! ah !… fit Sava, mais en ce cas…

— Très normal, assura Bicard. Quand un Cyclope ou une Torpedo comme l’Ouragan d’hier soir apporte ici trois voyageurs et un dirigeable inamovible, il peut apporter, par surcroît, un mégot…

— Mais ces bananes ?

— Ça, fit le Bouif, c’est un produit du pays. Ça doit pousser dans un coin de l’île que nous n’avons pas exploré. J’ai ramassé ce régime par terre. Le vent avait dû l’y apporter.

— Avec le prix collé sur une étiquette ?

— Pourquoi pas ? N’as-tu pas vu, aux espositions d’horticulture, des poires qui portaient, naturellement sur leur pelure, la date de leur naissance et le nom de leur propilliétaire ?

— C’est égal… objecta Sava, cette île est bien mystérieuse.

— Chut, fit le Bouif, vous allez rigoler. Regardez.

Il tendait à Mitzi une boîte à poudre munie de sa glace.

— Oh ! fit la Princesse. Monsieur Bicard, mais vous avez pensé à tout.

— J’ai pensé que ça vous ferait plaisir. Une Poule, qui a fait naufrage, a besoin de se refaire la façade.

Mitzi n’avait pas attendu la réponse de Bicard pour commencer à utiliser sa trouvaille.

Mais Sava était devenu nerveux.

— Tu ne vas pas encore expliquer ta découverte par une nouvelle théorie sur les tornades et les cyclones.

— Non, fit Bicard. Il suffit seulement de regarder d’où vient la direction des vents à l’Élysée.

— Vents alizés, s. v. p.

— Pour se rendre compte que les dirigeables et les aéroplanes passent fatalement au-dessus de l’île. C’est une épave de l’ambiance asmosphérique. Une voyageuse qui aura laissé tomber son nécessaire de ravalement.

— Bicard, ton imagination t’empêche de raisonner. Nous ne sommes pas dans une île de Robinsons.

— Alors, où sommes-nous ? Ladislas.

— Nous finirons bien par le savoir.

— Et nous crèverons de faim en cherchant le nom d’un patelin qui n’existe pas sur les Atlas. Moi, j’appellerai tout ça : L’île Mitzi.

— Merci, Bicard, fit la jeune fille.

— J’organiserais tout de suite la colonie. Je serais le Gouverneur de l’île… La Princesse serait la Gouvernante…

— Et moi je serais le Gouverné, conclut Sava.

— Faut être juste, expliqua le Bouif. Tu as toutes les qualités pour ça. En pays civilisé, Monarchie, République ou Dictature ; t’as le physique d’un gigolo, et les capacités qui lui permettent de surclasser ses contemporains par son inaptitude héréditaire.

Ici, dans une île déserte, la main-d’œuvre a la priorité. La main-d’œuvre et l’espérience du système D.

— Tu es bien gentil.

— Ladislas, expliqua gravement Bicard, je ne dis pas cela pour te mettre en minorité, mais pour trouver des coquillages comestibles, reconnaître des champignons alimentaires, savoir prendre un lapin au collet et pêcher une dorade avec une épingle au bout d’un fil, t’as encore besoin de prendre des leçons.

— C’est vrai, opina la Princesse de Kummelsdorf.

— Tu vois, fit Bicard en souriant. Je ne suis pas le seul à me rendre compte. Toi, tu es le rouage décoratif. Moi, je représente le Moteur. Le moteur, dans les îles désertes, c’est celui qui connaît les usages locaux et la façon de s’en servir. Grâce à mon espérience des îles désertes, nous serons ici comme des coqs en plâtre, nourris, logés, blanchis, sans loyers ni contributions. Nous coloniserons la contrée et nous cultiverons les terrains arabes.

— Avec quoi ? interrompit Sava. Le terrain arable ne se remue pas en soufflant dessus.

Mais l’inaltérable confiance du Bouif ne se démontait point facilement.

— Sommes-nous des naufragés ? Oui ou non ? Sommes-nous des Robinsons Crusoé.

— Nous en avons l’air, murmura Mitzi.

— En ce cas, pourquoi serions-nous exempts des privilèges réservés à la caste des naufragés. Les naufragés rencontrent toujours sur le rivage de la mer une caisse avec des outils providentiels. Sans ça, ce ne serait plus des Robinsons.

— Évidemment, fit Mitzi.

— Cause toujours, Alfred, dit Sava.

— Tu rigoles, cria Bicard, indigné. Qu’est-ce que tu paries que je reviens ici avec une charrue, une bêche ou un fusil ? Tous les outils nécessaires à l’établissement d’une Colonie ?

— Je ne dis pas non, ne te fâche pas, mon vieux Bicard, D’ailleurs, tu peux toujours essayer ? Rien ne t’empêche de commencer tes recherches.

Le Bouif haussa tellement les épaules que la sacoche, qu’il portait en bandoulière, se décrocha et glissa à terre.

— je vais te confondre, Ladislas. Tiens, garde la Princesse et les Millions de la Communauté, moi, je pars à la découverte.

— Rapportez encore des moules et des crevettes, cria Mitzi. Pensez à nous, monsieur Bicard.

Le Bouif eut un sourire supérieur. Enfin, Mitzi l’appréciait à sa valeur. Il avait été remarqué. Les yeux et l’attitude de Mitzi lui avaient fait clairement comprendre qu’il était devenu l’homme indispensable de la petite colonie. La jolie fille l’écoutant, l’approuvait. Il sentait que les rapports journaliers allaient encore resserrer davantage le contact. De fantoche de Roi, il devenait le Maître de la situation. Il allait donner à Mitzi le confort, le nid douillet, un tas de petites douceurs d’un prix inestimable, et dont la jeune fille lui saurait gré. Quelle vie romanesque dans cette île fortunée ; au milieu de cette nature pleine de poésie et de soleil.

Le Bouif devenait lyrique. Il s’attendrissait, cherchait des rimes et des coquillages, remerciait la mer bleue, empêchant les visites étrangères et gênantes.

Grâce à l’océan, il garderait Mitzi pour lui seul. Il avait oublié la présence de Ladislas.

Il avait oublié aussi un récipient pour rapporter ses mollusques. Rapidement, il revint sur ses pas, regrimpa sur le plateau et parvint au bois des tamaris. Doucement, il s’approcha, sous les branches.

— Voici des fleurs, disait Sava.

Le Bouif demeura stupéfait. Le Prince était assis sur la sacoche de Bicard et tenait Mitzi entre ses bras.

La jeune fille le regardait, sans dire un mot.

Le prince lui avait apporté une gerbe de mimosas. Et sans doute la petite Princesse avait trouvé cette attention supérieure au souper de Bicard, car elle adressait au jeune homme un sourire que le Gouverneur de l’île déserte lui envia.

Et Sava approchait ses lèvres si près des lèvres de Mitzi, que Bicard éprouva au cœur un lancement imprévu.

Le festin d’amour était encore pour Ladislas. Le Bouif n’avait apporté que les moules. Le Prince avait cueilli les fleurs.

Le bruit d’un baiser le fit reculer doucement. Il ferma les yeux. Il ne voulait pas voir l’étreinte. Mitzi lui rappelait toujours Mlle Coqueluche : l’infidèle Kiki.

Les mimosas lui remirent en mémoire le bouquet abîmé chez le coiffeur.

— Moi aussi j’avais apporté des fleurs, murmura-t-il.

Alors, comme Kiki, absente, ne répondait point, et comme Mitzi restait muette, sous l’étreinte photogénique de Ladislas, le Bouif s’éloigna, à reculons, et reprit ses recherches interrompues.

Tout en explorant le rivage et les rochers garnis de coquilles bivalves, il murmurait des mots confus. Abnégation… Sacrifice… Holocauste… Supplice de Cancale, etc., etc. Le pauvre homme se consolait, de son mieux, en philosophant parmi les huîres. En somme, il venait de surprendre un secret que les diplomates dé Carinthie auraient payé cher : un secret qui eût empêché la Révolution. Bicard, qui se sentait une âme de Plénipotentiaire, édifiait déjà un système d’alliances entre les partis politiques, qui eût été fort habile en tout autre lieu qu’une île déserte.

Un choc brusque le ramena à la réalité des événements. Il venait de trébucher sur une caisse ; une caisse oblongue, échouée sur le rivage et à moitié enfouie dans le sable, comme toutes les épaves à l’usage des naufragés classiques.

Malgré sa confiance en lui-même, Bicard éprouva un saisissement. Cette obstination du hasard était vraiment miraculeuse. Tout se passait, dans la réalité des choses, comme dans l’histoire de Robinson.

Le couvercle de la caisse ne possédait ni serrure ni cadenas. Bicard le souleva sans efforts. La caisse contenait des armes, des lances, des sagaies, des casse-têtes, des sabres et de vieux fusils à piston et à capsules. Tout un bric-à-brac offensif, un peu rouillé : une armurerie démodée, bonne, tout au plus à armer des Pompiers, des sauvages et des Têtes-à-l’huile.

Le Bouif n’eut pas une minute d’hésitation. Tout cela provenait d’un navire jeté à la côte par l’ouragan qui les avait emportés eux-mêmes. Prenant un fusil et un sabre briquet, Bicard s’équipa en garde champêtre et partit explorer la côte.

Sur le plateau, dans le bois de tamaris, Mitzi et Sava attendaient. La jeune fille était un peu songeuse. Bicard tardait à revenir. Sava calmait son inquiétude. Le jeune homme ne trouvait pas le temps long.

Tout en occupant le Présent de la plus agréable façon, les deux jeunes gens parlaient du Passé et de l’Avenir. La Princesse songeait à la Carinthie. N’étaient-ils point partis avec trop de hâte et sans réfléchir ? Quels événements s’étaient déroulés à Selakçastyr depuis leur départ ? Sava se reprochait, un peu, d’avoir déserté la Cause. Mitzi l’encourageait à ne plus refuser la couronne.

— Reverrons-nous jamais la Carinthie, petite cousine ?

— Il faut l’espérer, Majesté.

— Princesse, fit Sava, en souriant, nous sommes sur un terrain peu propice pour bâtir des châteaux balkaniques. Que nous importe la politique. Songeons que nous sommes peut-être destinés à renouveler l’aventure de nos premiers parents. Vous êtes Ève et je suis le Premier Homme.

— Et que faites-vous de votre ami Alfred ?

— L’Ange Gardien, affirma le jeune homme. Ce rôle contemplatif et tutélaire convient très bien à Bicard.

Un cri de surprise échappa à Mitzi.

L’Ange Bicard, armé jusqu’aux dents, tenant sous les bras un Arsenal, congestionné, suant comme une gargoulette, venait d’apparaître devant eux.

— Que se passe-t-il ? demanda Sava. L’île déserte est-elle habitée ?

— Et comment ! souffla Bicard : Messieurs et Dames, je vous annonce Les Carnibales.