Paris, Maisonneuve et Ch. Leclerc (p. 59-68).

CHAPITRE SIXIÈME
ké-gon-shû. — Secte AVATAṂSAKA-SÛTRA
I. Histoire de la secte
TRADUCTION DU SÛTRA PRINCIPAL

Cette secte dépendant du Ké-gon-guyô (Avataṃsakasûtra) est appelée, pour ce fait, Ké-gon-shû. Il y a six textes différents du Sûtra : les deux premiers, le « Texte constant » (Gô-hon) et le « grand Texte » (Daï-hon), sont gardés par la force de la Dhâraṇî (maintien) des grands Bodhisattvas et n’ont jamais été écrits sur des feuilles de palmiers. Deux autres « le haut ou premier Texte » (Jô-hon) et le « Texte moyen » (Thû-hon) sont tenus secrets dans le Palais du Dragon (Ryeu-gou) au fond de l’océan ; jamais ces textes n’ont été entre les mains des hommes du Jambudvîpa (du monde). Le cinquième est le « bas ou second Texte » (Gué-hon) que le Bodhisattva Nâgârjuna emporta du Palais du Dragon et transporta dans l’Inde ; il contient cent mille stances de vers divisées en trente-huit chapitres. Enfin le sixième est le « Texte sommaire » (Ryakou-hon) qui a été traduit en chinois.

Sous la dynastie de Shin de l’Est (317-420) un savant indien Buddhabhadra traduisit trente-six mille stances de la première partie du cinquième Texte, formant en tout soixante livres. Un peu plus tard, vers 695, sous la dynastie des T’ang (618-907), Çikshânanda traduisit quarante-cinq mille stances de la première partie du même texte, formant en tout quatre-vingts livres. À la même époque, Prajña fit à part une traduction d’un chapitre intitulé Dharma-Dhâtvavatâra (Nyeu-hô-kaï) ; elle est divisée en quarante livres.

Qu’est ce « Texte constant » qui ne peut être recueilli ? — Chacun des grains de poussière qui remplissent les mondes illimités renferme d’innombrables Bouddhas qui éternellement, dans le passé, le présent, et l’avenir, ont prêché, prêchent et prêcheront l’Avataṃsaka-sûtra ; leur enseignement ne peut donc être recueilli. Parmi les pensées de Çâkyamuni une seule renferme toute la vérité, une seule constitue la vérité absolue (Shin-nyo) et cette vérité s’applique dans le temps et dans l’espace, dans les trois états d’existence et les dix directions ; toute pensée qui n’est pas contraire à cette vérité a le même domaine. Tant que Çâkyamuni prêche sans s’écarter de cette pensée unique, toute la matière (Dharma), dans le temps et dans l’espace, prêche en même temps. Ainsi ce qu’un Bouddha proclame, tous les Bouddhas au même instant le proclament aussi. On comprend l’impossibilité de recueillir de telles prédications.

TRANSMISSION DE LA DOCTRINE

Le premier patriarche Açvaghosha (Mé-myô) composa le Mahâyâna-çraddhotpâda-Çâstra « livre qui provoque la foi dans le Mahâyâna » (Daï-jo-ki-shin-ron). Le second patriarche Nâgârjuna (Ryû-ju) composa le Mahâ­cintyaçâstra « Traité du grand inconcevable » (Daï-fou-shi-gui-ron). Il existe à présent une traduction d’une partie de ce livre, intitulée Daçabhûmi-vibhâshâ-çâstra « traité d’explication détaillée sur les dix degrés » (Jû-jû-bi-ba-cha-ron).

Ces deux patriarches furent des Bodhisattvas indiens ; les cinq suivants furent des grands maîtres chinois.

Le troisième, To-jun Daï-shi (To était son nom de famille et Hô-jun, son prénom) fixa pour la première fois les noms techniques des « cinq doctrines » (Gokyô) et écrivit deux livres : le Go-kyô-shi-kwan et le Hô-kaï-kwan-mon.

Le quatrième, Shi-sô Daï-shi (son nom de famille était Thio et son prénom Thi-gon) composa le So-gen-ki, et le Kou-mokou-shô.

Le cinquième, Gen-ju Daï-shi (son nom de famille était Ko et son prénom Hô-zô) composa le Go-kyô-shô, le Tan-gen-ki et quelques autres ouvrages qui perfectionnèrent la doctrine de cette secte. L’impératrice Sokouten de la dynastie des T’ang et qui régna de 684 à 705, lui donna le titre posthume de Gen-jû-Bosatsou.

Le sixième, Shô-ryô Daï-shi (son nom de famille était Ka-Kô et son prénom Thiô-kwan) demeura sur la montagne Go-Daï et compila le Daï-sho-sho, grand commentaire sur l’Avataṃsaka-sûtra en quatre-vingts livres.

Le septième, Kéï-hô-zen-ji (son nom de famille était Ka et son prénom Shû-mitsou) demeura dans le monastère Sô-dô, sur la montagne Shû-nan et propagea la doctrine.

En 736, un maître chinois de l’école de Vinaya, Dô-sen vint au Japon, et y apporta pour la première fois les ouvrages de Ké-gon. Quatre ans après, Ryô-ben fit à l’empereur du Japon, Shô-mou, un rapport à la suite duquel un prêtre coréen Shin-shô fut chargé officiellement d’expliquer l’Avataṃsaka-sûtra de soixante livres, dans la salle Kon-shô (Cloche d’or) du Grand Monastère oriental (Tô-daï-ji). Cette lecture dura trois ans, et, depuis ce jour l’enseignement de ce sûtra se donne annuellement dans le Grand Monastère oriental.


II. Doctrine de la secte
PRÉDICATION DE BOUDDHA. EXPLICATION DU MOT « KÉ GON-GUYÔ »

Lorsque Câkyamuni eut atteint le plus haut degré de la vérité, il garda le silence pendant une semaine, méditant sur la doctrine qui venait de se révéler à lui et sur les moyens de mettre son enseignement en harmonie avec les dispositions intellectuelles des hommes ; c’est le Sâgara-mudrâ-samâdhi « Méditation du sceau de la mer » (Kaï-in-san-maï) ainsi appelé parce que ce système universel, embrassant toutes les doctrines et tous les êtres, se révéla à Bouddha comme apparurent sur la grande mer les quatre troupes (Caturaṅgabalakâya) des démons (Asuras).

Bouddha parla, d’après les dispositions intellectuelles des hommes, dans plus de trois cents assemblées pendant toute sa vie ; il y développa les cinq doctrines caractérisées par les noms de « petite doctrine » (Shô), de « doctrine initiale » (Shi), de « doctrine finale » (Jeu), de « doctrine soudaine » (Ton), de « doctrine complète » (En).

Dans la seconde semaine qui suivit la révélation, il exposa le Ké-gon-guyô, sa première prédication, dans huit assemblées tenues, deux au même endroit, les autres, en des places différentes : sur la terre et dans les cieux. Ce n’est pas à dire que Bouddha allait et venait continuellement d’un endroit à l’autre ; il ne quittait pas le Trône de l’Illumination (Boddhinaṇḍa ; Jakou-métsou-dô-jô) où il était devenu Bouddha ; c’est de là qu’il prêchait sa doctrine qui est non conditionnée et infinie. C’est ainsi qu’il faut comprendre comment les Çrâvakas tels que Çâriputra (Sharihotsou) et Mahâmaudgalyâyana (Daï-mokou-ken-ren) devenus, seulement quelque temps après, les disciples de Bouddha, assistaient déjà à la huitième assemblée ; ils y étaient présents par la force de la Dhâranî (force qui maintient) de Bouddha qui, comme le dit le Sûtra, « tourne à volonté tous les Kalpas du passé vers l’avenir, ou de l’avenir vers le passé. »

Le Ké-gon-guyô est le sûtra original de l’enseignement de Bouddha ; tous les autres en sont tirés ; tout ce que Bouddha a appris aux hommes pendant sa vie entière se trouve dans ce sûtra. Expliquer le titre, c’est tracer une esquisse de l’ouvrage entier ; le titre complet se compose de sept mots : Daï-ho-kû-houtsou-ké-gon-guyô ; Buddhâvataṃsaka (Boutsou-ké-gon)-mahâ (Daï) — vaipulya (hô-kô)-sûtra (guyô) ; les six[1] premiers mots (littéralement « grand-carré-largeur-Bouddha-fleur-ornement ») expliquent la loi enseignée, et le septième, (kyô) sûtra veut dire l’enseignement. Parmi les six premiers mots les quatre termes : grand-carré-largeur-Bouddha, désignent la loi ou la condition, tandis que les deux autres : fleur-ornement, sont simplement métaphoriques. Les trois mots : grand-carré-largeur désignent la raison, et par Bouddha il faut entendre la sagesse qui éclaircit ; autrement dit, Daï (grand) exprime la contenance ; (carré), figure géométrique, symbolise l’égalité parfaite des lignes ; Ko signifie large. Le Dharma unique (corps de loi) s’étend aux trois états d’existence et dans les dix directions de l’espace, d’où son nom de grand-carré-large (Daï-ho-kô) qui comprend la raison tout entière. Ces trente-quatre chapitres que Bouddha prêcha dans huit assemblées et qui contiennent la vérité absolue se développent et s’étendent comme une guirlande de fleurs (Ké-gon) merveilleusement tressée. La raison est Samanta-bhadra (Fou-gen) et la sagesse Manjuçri (Monju) ; l’état où raison et sagesse ne font plus qu’un est appelé Dharma-kâya de Vairocana (Bi-ru-cha-na-hô-shin) « le corps de la loi qui consiste dans le grand éclaircissement » c’est-à-dire Bouddha.

DIVISION DES CINQ DOCTRINES

Quoique Bouddha ait prêché le Sûtra dès la seconde semaine après la révélation, les hommes d’intelligence faible, tels que Çâriputra et Maudgalyâyana, aussi lents d’esprit que des sourds-muets, ne purent comprendre un mot de la nouvelle doctrine. C’est pour eux que Bouddha exposa la doctrine du Hînayâna (petit véhicule). Aux Çrâvakas (auditeurs) il enseigna les quatre vérités ; Aryâṇi-satyâni) ; aux Pratyekabuddhas (sages individuels) l’enchaînement des douze causes (Nidânas) ; aux Bodhisattvas (Bouddhas futurs) il expliqua clairement la pratique à suivre pendant trois Asaṃkhyas (nombre incalculable de Kalpas).

1o La doctrine, à la portée de tous, est désignée sous le nom caractéristique de petite doctrine (Syau).

2o La doctrine dite la doctrine initiale (Shi) s’adresse à ceux qui du Hînayâna entrent dans le Mahâyâna ; ses deux caractères les plus saillants sont le néant (Kou) et la forme (). Sur le premier point (Kou-shi-kyô) la doctrine enseigne que tous les êtres sont irréels, afin de détruire les fausses idées que les partisans du Hînayâna se forgent sur l’existence des Dharmas : elle est exposée dans le Prajñâ-sûtra (Han-nya-kyo), les Trois Çâstras (San-ron) et d’autres livres. Relativement au second point, elle enseigne qu’il faut, pour devenir Bouddha, travailler en même temps, au salut de soi-même et d’autrui ; elle élève de six à huit le nombre des connaissances (Vijñânas), différentes du Hînayâna, et de soixante-quinze à cent le nombre des Dharmas[2]. C’est la doctrine enseignée dans le Saṃdhi-nirmocana-sûtra (Gué-jinmitsou-kyô) et le Yogâcârya-bhûmi-çâstra (Yu-ga-ron), etc…

3o La doctrine finale (Ju), est l’extrémité du Mahâyâna. Elle place la cause première de tous les êtres dans le Tathâgata-garbha « matrice du Tathâgata » (Nyo-raï-rô) ; mais elle ne dit pas que la Bhûta-tathâtâ (nature absolue) reste toujours inactive ; elle proclame que tout homme peut devenir Bouddha et qu’il n’existe pas de division en cinq classes dans la nature humaine (l’idée de l’absolu inactif et de l’existence de cinq classes appartient à la secte Hossô). Cette doctrine est expliquée dans les livres suivants : le Lankâ-vatâra-sûtra (Ryôga-kyô) le Mahâyâna-craddhotpâda-câstra (Ki-shinron), etc.

4o La doctrine est la doctrine soudaine (Ton) ; l’idée fondamentale en est simple : qu’un homme ait l’esprit libre de toute idée fausse, à ce moment même et sans transition lente, il devient Bouddha ; mais toute parole est impuissante à préciser la nature de la vérité absolue : aussi ne trouve-t-on dans cette doctrine ni division de rangs, ni forme quelconque d’enseignement. Comme une image apparaît dans un miroir, ainsi l’état de Bouddha se manifeste brusquement dans l’esprit. Depuis fort longtemps on a comparé cette doctrine à celle de la secte contemplative (Zen-shû) fondée par Bodhidharma. Voir le chapitre IX.

5o La doctrine est résumée dans ce mot de doctrine complète (En) ; elle ne se trouve exposée que dans le sûtra de Ké-gon ; elle enseigne comment l’ « unité et la pluralité sont unies l’une à l’autre sans contradiction ni gène. » Quoique la quatrième doctrine soudaine enseigne qu’on devient Bouddha dans une pensée, elle ne connaît pas encore la doctrine non-conditionnée propre à l’état de Bouddha. Cette doctrine se présente sous deux formes : l’une est l’ « unique véhicule spécial » (Betsoukyô-ithi-jô), qui est le sûtra Ké-gon ; l’autre est l’ « unique véhicule semblable » (Dô-kyô-ithi-jô) qui est le Saddharma-punṇḍarîka-sûtra (Hôk-ké-kyo). Ainsi, le nom d’unique véhicule (Ekayâna) est donné également au sûtra Hôk-ké, mais, celui de la doctrine complète est restreint au sûtra Ké-gon seul. Cette doctrine est indispensable pour mettre en évidence toutes les vertus de l’état de Bouddha ; la supprimer, c’est détruire toutes les autres. De même que le cœur se délivre de toutes les passions dès qu’une quelconque d’entre elles en a été arrachée d’une façon absolue, de même dès l’instant qu’on peut accomplir d’une manière parfaite un des exercices nécessaires pour devenir Bouddha, on peut par là même les accomplir tous. Cette doctrine explique aussi que la durée d’une pensée et celle des Kalpas les plus innombrables ne font qu’un ; ainsi pendant la durée d’une pensée on peut franchir les trois Asaṃkhya (kalpas infinis) et devenir Bouddha. Telle est l’esquisse rapide de la doctrine de cette secte.


  1. Le chinois traduit par deux mois (-kô) le terme sanscrit vaipulya.
  2. Voir à ce sujet les chapitres I et IV de cet ouvrage, sur les écoles Kou-cha et Hossô.