Le Bossu — 3e partie
A. Dürr (p. 95-115).


VII

— Maître Louis. —


Berrichon se repentait amèrement déjà de ce qu’il avait dit. — Il regardait avec effroi la poitrine d’Aurore, soulevée par les sanglots, et il pensait :

— S’il allait entrer à ce moment !

Aurore avait la tête baissée, ses beaux cheveux tombaient par masses sur ses mains, au travers desquelles les larmes coulaient.

Quand elle se redressa, ses yeux étaient baignés, mais le rouge était revenu à ses joues.

— Quand on n’est ni le père, ni le frère, ni le mari d’une pauvre enfant abandonnée, prononça-t-elle lentement, — et qu’on s’appelle Henri de Lagardère… on est son ami… on est son sauveur et son bienfaiteur. Oh ! s’écria-t-elle en joignant ses mains qu’elle leva vers le ciel, — leurs calomnies mêmes me montrent combien il est au-dessus des autres hommes !… Puisqu’on le soupçonne, c’est que les autres font ce qu’il n’a pas fait… Je l’aimais bien… ils seront cause que je l’adorerai comme un Dieu !…

— C’est ça, notre demoiselle ! fit Berrichon ; — adorez-le, rien que pour les faire enrager !

— Henri ! murmurait la jeune fille ; — le seul être au monde qui m’ait protégée et qui m’ait aimée.

— Oh ! pour vous aimer, s’écria Berrichon qui revenait à son couvert trop longtemps négligé, — ça va bien !… c’est moi qui vous le dis… Tous les matins, nous voyons ça, nous deux grand’maman… — Comment a-t-elle passé la nuit ? son sommeil a-t-il été tranquille ? Lui avez-vous bien tenu compagnie hier ? Est-elle triste ? Souhaite-t-elle quelque chose ?… Et quand nous avons pu surprendre un de vos désirs, il est si content, si heureux !… Ah ! dame ! pour vous aimer, ça y est !

— Oui, fit Aurore en se parlant à elle-même ; — il est bon… il m’aime comme sa fille…

— Et encore autrement, glissa Berrichon d’un air malin.

Aurore secoua la tête. Aborder ce sujet était un si grand besoin de son cœur, qu’elle ne réfléchissait ni à l’âge ni à la condition de son interlocuteur.

Jean-Marie Berrichon, en train de mettre son couvert, passait à l’état de confident.

— Je suis seule, dit-elle, — seule et triste toujours…

— Bah ! riposta l’enfant, — notre demoiselle… dès qu’il sera rentré, vous retrouverez votre sourire.

— La nuit est venue, poursuivait Aurore, — et je l’attends toujours… et cela est ainsi chaque soir, depuis que nous sommes dans ce Paris…

— Ah ! dame ! fit Berrichon, — c’est l’effet de la capitale… Là ! voilà mon couvert mis et un peu bien… Le souper est-il prêt, la mère ?

— Depuis une heure au moins, répondit le viril organe de Françoise au fond de la cuisine.

Berrichon se gratta l’oreille.

— Il y a pourtant gros à parier qu’il est là-haut, fit-il, — avec son diable de bossu… et ça m’ennuie de voir que notre demoiselle se fait comme ça de la peine… Si j’osais…

Il avait traversé la salle basse. Son pied toucha la première marche de l’escalier qui conduisait à l’appartement de maître Louis.

« C’est défendu, pensa-t-il ; je n’aimerais pas à voir monsieur le chevalier en colère comme l’autre fois… Dieu de Dieu !… »

— Ah çà ! — notre demoiselle, reprit-il en se rapprochant, — pourquoi donc qu’il se cache tout de même ?… Ça fait jaser… Moi, d’abord, je sais que je jaserais si j’étais à la place des voisins… et pourtant, certes, je ne suis pas bavard… je dirais comme les autres : C’est un conspirateur… ou bien : C’est un sorcier !

— Ils disent donc cela ? demanda Aurore.

Au lieu de répondre, Berrichon se mit à rire.

— Ah ! Seigneur Dieu ! s’écria-t-il, — s’ils savaient comme moi ce qu’il y a là-haut !… Un lit, un bahut, deux chaises, une épée pendue au mur… voilà tout le mobilier ! — Par exemple, s’interrompit-il, — dans la pièce fermée, je ne sais pas,… je n’ai vu qu’une chose…

— Quoi donc ? interrompit Aurore vivement.

— Oh ! fit Berrichon, — pas la mer à boire !… c’était un soir qu’il avait oublié de mettre la petite plaque qui bouche la serrure par-derrière… vous savez ?…

— Je sais… mais osas-tu bien regarder par le trou !

— Mon Dieu ! notre demoiselle, je n’y mis point de malice, allez !… j’étais monté pour l’appeler, de votre part… le trou brillait… j’y mis mon œil.

— Et que vis-tu ?

— Je vous dis : pas le Pérou !… le bossu n’était pas là… il n’y avait que maître Louis, assis devant une table… sur la table était une cassette… une petite cassette qui ne le quitte jamais en voyage… j’avais toujours eu envie de savoir ce qu’elle renfermait… Ma foi, il y tiendrait encore pas mal de quadruples pistoles !… mais ce ne sont pas des pistoles que maître Louis met dans sa cassette… c’est un paquet de paperasses… comme qui dirait une grande lettre carrée, avec trois cachets de cire rouge qui pendent, larges chacun comme un écu de six livres.

Aurore reconnaissait cette description. Elle garda le silence.

— Voilà, reprit Berrichon, et ce paquet-là faillit me coûter gros… Il paraît que j’avais fait du bruit, quoique je sois adroit de mes pieds. Il vint ouvrir la porte. Je n’eus que le temps de me jeter en bas de l’escalier… et je tombai sur mes reins… que ça me fait encore mal quand j’y touche… on ne m’y reprendra plus… — Mais vous, notre demoiselle, s’interrompit-il, vous à qui tout est permis… vous qui ne pouvez rien craindre… je vas vous dire, j’aimerais bien qu’on soupe un peu de bonne heure pour aller voir entrer un peu le monde au bal du Palais-Royal… si vous montiez… si vous alliez l’appeler un petit peu avec votre voix si douce… ?

Aurore ne répondit point.

— Avez-vous vu, continua Berrichon qui n’était pas bavard, avez-vous vu passer toute la journée les voitures de fleurs et de feuillages, les fourgons de lampions, les pâtisseries et les liqueurs ?

Il passa le bout de sa langue gourmande sur ses lèvres.

— Ça sera beau ! s’écria-t-il ; ah ! si j’étais seulement là-dedans, comme je m’en donnerais !

— Va aider ta grand’mère, Berrichon, dit Aurore.

— Pauvre petite demoiselle ! pensa-t-il en se retirant ; elle meurt d’envie d’aller danser !

La tête pensive d’Aurore s’inclinait sur sa main. Elle ne songeait guère au bal ni à la danse.

Elle se disait à elle-même :

— L’appeler ? à quoi bon l’appeler ? Il n’y est pas, j’en suis sûre… chaque jour ses absences se prolongent davantage.

— J’ai peur ! s’interrompit-elle en frissonnant ; oui, j’ai peur, quand je réfléchis à tout cela ! ce mystère m’épouvante… Il me défend de sortir, de voir, de recevoir personne… il cache son nom ; il dissimule ses démarches… Tout cela, je le comprends bien, c’est le danger d’autrefois qui est revenu… c’est l’éternelle menace autour de nous… la guerre sourde des assassins

» Qui sont-ils, les assassins ? fit-elle après un silence ; ils sont puissants ; ils l’ont prouvé… ce sont ses ennemis implacables… ou plutôt les miens… c’est parce qu’il me défend qu’ils en veulent à sa vie !

» Et il ne me dit rien ! s’écria-t-elle ; jamais rien !… comme si mon cœur ne devait pas tout deviner !… comme s’il était possible de fermer les yeux qui aiment !… Il entre, il reçoit mon baiser, il s’assied, il fait tout ce qu’il peut pour sourire… il ne voit pas que son âme est devant moi toute nue !… que d’un regard je sais lire dans ses yeux son triomphe ou sa défaite !… Il se défie de moi !… Il ne veut pas que je sache l’effort qu’il fait, le combat qu’il livre… il ne comprend donc pas, mon Dieu ! qu’il me faut mille fois plus de courage pour dévorer mes pleurs qu’il ne m’en faudrait pour partager sa tâche et combattre à ses côtés !… »

Un bruit se fit dans la salle basse, un bruit bien connu sans doute, car elle se leva tout à coup radieuse.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent pour laisser passer un petit cri de joie.

Ce bruit, c’était une porte qui s’ouvrait au haut de l’escalier intérieur.

Oh ! que Berrichon avait bien raison ! sur ce délicieux visage de vierge, vous n’eussiez retrouvé en ce moment aucune trace de larmes, aucun reflet de tristesse.

Tout était sourire. Le sein battait, mais de plaisir. Le corps affaissé se relevait gracieux et souple. C’était cette chère fleur de nos parterres que la nuit froide penche, demi-flétrie sur sa tige, et qui s’épanouit, plus fraîche et plus parfumée au premier baiser du soleil !

Aurore se leva et s’élança vers son miroir. En ce moment elle avait peur de n’être pas assez belle.

Elle maudissait les larmes qui battent les yeux et qui éteignent le feu diamanté des prunelles.

Deux fois par jour ainsi, elle était coquette.

Mais son miroir lui dit que son inquiétude était vaine. Son miroir lui renvoya un sourire si jeune, si tendre, si charmant, qu’elle remercia Dieu dans son cœur.

Maître Louis descendait l’escalier. En bas des degrés, Berrichon tenait une lampe et l’éclairait.

Maître Louis, quel que fût son âge, était un jeune homme. Ses cheveux blonds, légers et bouclés jouaient autour d’un front pur comme celui d’un adolescent. Ses tempes, larges et pleines, n’avaient point subi l’injure du ciel espagnol : c’était un Gaulois, un homme d’ivoire, et il fallait le mâle dessin de ses traits pour corriger ce que cette carnation avait d’un peu efféminé.

Mais ses yeux de feu, sous la ligne fière de ses sourcils, son nez droit, arrêté vivement, sa bouche dont les lèvres semblaient sculptées dans le bronze et qu’ombrageait une fine moustache, retroussée légèrement, son menton à la courbe puissante, donnaient à sa tête un admirable caractère de résolution et de force.

Son costume entier, chausses, soubreveste et pourpoint, était de velours noir avec des boutons de jais uni. Il avait la tête nue et ne portait point d’épée.

Il était encore au haut de l’escalier, que son regard cherchait déjà Aurore.

Quand il la vit, il réprima un mouvement. Ses yeux se baissèrent de force, et son pas qui voulait se presser s’attarda. Un de ces observateurs qui voient tout pour tout analyser eût découvert peut-être du premier coup d’œil le secret de cet homme.

Sa vie se passait à se contraindre. Il était près du bonheur, et ne le voulait point toucher.

Or, la volonté de maître Louis était de fer.

Elle était assez forte pour donner une trempe stoïque à ce cœur tendre, passionné, brûlant comme un cœur de femme.

— Vous m’avez attendu, Aurore ? dit-il en descendant les marches.

Françoise Berrichon vint montrer son visage hautement coloré à la porte de la cuisine. Elle dit, de sa voix retentissante et qui eût fait grand honneur à un sergent commandant l’exercice :

— Si ça a du bon sens, maître Louis, de faire pleurer ainsi une pauvre enfant !

— Vous avez pleuré, Aurore ! dit vivement le nouvel arrivant.

Il était au bas des marches. La jeune fille lui jeta ses deux bras autour du cou.

— Henri, mon ami ! fit-elle en lui tendant son front à baiser, vous savez bien que les jeunes filles sont folles… la bonne Françoise a mal vu ; je n’ai point pleuré… regardez mes yeux, Henri : voyez s’il y a des larmes.

Elle souriait, si heureuse, si pleinement heureuse, que maître Louis resta un instant à la contempler malgré lui.

— Que m’as-tu donc dit, petiot ? fit dame Françoise en regardant sévèrement Jean-Marie, que notre demoiselle n’avait fait que pleurer ?

— Oh ! dame ! fit Berrichon, écoutez donc, grand’maman… moi je ne sais pas… vous avez peut-être mal entendu… ou bien, moi, j’ai mal vu… à moins que notre demoiselle n’ait pas envie qu’on sache qu’elle a pleuré.

Le Berrichon était une graine de bas Normand.

Françoise traversa la chambre, portant le principal plat du souper.

— N’empêche, dit-elle, que notre demoiselle est toujours seule, et que ça n’est pas une existence.

— Vous ai-je priée de faire mes plaintes, Françoise ? murmura Aurore, rouge de dépit.

Maître Louis lui offrit la main pour passer dans la chambre à coucher où la table était servie.

Au bout de quelques minutes, employées à faire semblant de manger, maître Louis dit :

— Laissez-nous, mon enfant, nous n’avons plus besoin de vous.

— Faut-il apporter l’autre plat ? demanda Berrichon.

— Non, s’empressa de répondre Aurore.

— Alors, je vas vous donner le dessert ?

— Allez ! fit maître Louis qui lui montra la porte.

Berrichon sortit en riant sous cape.

— Grand’maman, dit-il à Françoise en rentrant dans la cuisine ; — m’est avis qu’ils vont s’en dire de rudes tous les deux.

La bonne femme haussa les épaules.

— Maître Louis a l’air bien fâché, reprit Jean-Marie.

— À ta vaisselle ! fit Françoise ; maître Louis en sait plus long que nous tous ; il est fort comme un taureau, malgré sa fine taille, et plus brave qu’un lion… mais sois tranquille, notre petite demoiselle Aurore en battrait quatre comme lui !

— Bah ! s’écria Berrichon stupéfait, elle n’a pas l’air.

— C’est justement ! repartit la bonne femme.

Et, finissant la discussion, elle ajouta :

— Tu n’as pas l’âge… à ta besogne !

— Vous n’êtes pas heureuse, à ce qu’il paraît, Aurore, dit maître Louis, quand Berrichon eut quitté la chambre à coucher.

— Je vous vois bien rarement, répondit la jeune fille.

— Et m’accusez-vous, chère enfant ?

— Dieu m’en préserve !… Je souffre parfois, c’est vrai ; mais qui peut empêcher les folles idées de naître dans la pauvre tête d’une recluse ?… Vous savez, Henri, dans les ténèbres, les enfants ont peur, et dès que vient le jour, ils oublient leurs craintes… Je suis de même, et il suffit de votre présence pour dissiper mes capricieux ennuis.

— Vous avez pour moi la tendresse d’une fille soumise, Aurore, dit maître Louis en détournant les yeux, je vous en remercie.

— Avez-vous pour moi la tendresse d’un père, Henri ? demanda la jeune fille.

Maître Louis se leva et fit le tour de la table. Aurore lui avança d’elle-même un siège, et dit avec une joie non équivoque :

— C’est cela ! venez ! Il y a bien longtemps que nous n’avons causé ainsi… Vous souvenez-vous autrefois comme les heures passaient ?…

Mais Henri était rêveur et triste. Il répondit :

— Les heures ne sont plus à nous !

Aurore lui prit les deux mains et le regarda en face si doucement, que ce pauvre maître Louis eut sous les paupières cette brûlure qui précède et provoque les larmes.

— Vous aussi, vous souffrez, Henri, murmura-t-elle.

Il secoua la tête en essayant de sourire et répondit :

— Vous vous trompez, Aurore… Il y eut un jour où je fis un beau rêve : un rêve si beau, qu’il me prit tout mon repos…, mais ce ne fut qu’un jour, et ce n’était qu’un rêve… Je suis éveillé : je n’espère plus… j’ai fait un serment : je remplis ma tâche… le moment arrive où ma vie va changer… Je suis bien vieux à présent, mon enfant chérie, pour recommencer une existence nouvelle…

— Bien vieux ! répéta Aurore qui montra toutes ses belles dents en un grand éclat de rire.

Maître Louis ne riait pas.

— À mon âge, prononça-t-il tout bas, les autres ont une femme… les autres ont déjà une famille…

Aurore devint tout à coup sérieuse.

— Et vous n’avez rien de tout cela, l’interrompit-elle. Henri, mon ami, vous n’avez que moi !

Maître Louis ouvrit la bouche vivement, mais la parole s’arrêta entre ses lèvres. — Il baissa les yeux encore une fois.

— Vous n’avez que moi, répéta Aurore ; et que suis-je pour vous ?… Un obstacle au bonheur !

Il voulut l’arrêter, mais elle poursuivit :

— Savez-vous ce qu’ils disent ? Ils disent : Celle-là n’est ni sa fille, ni sa sœur, ni sa femme… Ils disent…

— Aurore, interrompit maître Louis à son tour, depuis dix-huit ans, vous avez été tout mon bonheur !

— Vous êtes généreux et je vous rends grâces…, murmura la jeune fille.

Ils restèrent un instant silencieux. L’embarras de maître Louis était visible. Ce fut Aurore qui rompit la première le silence.

— Henri, dit-elle, je ne sais rien de vos pensées ni de vos actions… et de quel droit vous ferais-je un reproche ?… Mais je suis toujours seule et toujours je pense à vous, mon unique ami… Je suis bien sûre qu’il y a des heures où je devine… Quand mon cœur se serre… quand les pleurs me viennent aux yeux… c’est que je me dis : — Sans moi, une femme aimée égayerait sa solitude… sans moi, sa maison serait grande et riche… sans moi, il pourrait se montrer partout à visage découvert… Henri, vous faites plus que m’aimer comme un bon père ; vous me respectez, et vous avez dû réprimer, à cause de moi, l’élan de votre cœur !…

Ceci partait de l’âme. Aurore avait en effet pensé tout cela. Mais la diplomatie est innée chez les filles d’Ève. Cela était surtout un stratagème pour savoir.

Le coup ne porta point. Aurore n’eut que cette froide réponse :

— Chère enfant, vous vous trompez.

Le regard de maître Louis se perdait dans le vide.

— Le temps passe, murmura-t-il.

Puis, soudain, et comme s’il lui eût été impossible de se retenir :

— Quand vous ne me verrez plus, Aurore, dit-il, vous souviendrez-vous de moi ?

Les fraîches couleurs de la jeune fille s’évanouirent. Si maître Louis eût relevé les yeux, il aurait vu toute son âme dans le regard profond qu’elle lui jeta.

— Est-ce que vous allez me quitter encore ? balbutia-t-elle.

— Non…, fit maître Louis d’une voix mal assurée ; je ne sais… peut-être…

— Je vous en prie ! je vous en prie ! murmura-t-elle, ayez pitié de moi, Henri !… si vous partez, emmenez-moi avec vous.

Comme il ne répondit point, elle reprit, les larmes aux yeux :

— Vous m’en voulez peut-être, parce que j’ai été exigeante… injuste… Oh ! Henri, mon ami, ce n’est pas moi qui vous ai parlé de mes larmes !… je ne le ferai plus. Henri, écoutez-moi et croyez-moi, je ne le ferai plus… Mon Dieu ! je sais bien que j’ai tort ! je suis heureuse puisque je vous vois chaque jour… Henri ! vous ne répondez pas ?… Henri ! m’écoutez-vous ?

Il avait la tête tournée. Elle lui prit le cou avec un geste d’enfant pour le forcer à la regarder. — Les yeux de maître Louis étaient baignés de larmes.

Aurore se laissa glisser hors de son siège et se mit à genoux.

— Henri ! Henri, dit-elle ; mon ami cher !… mon père !… le bonheur serait à vous tout seul si vous étiez heureux… mais je veux ma part de vos larmes !

Il l’attira contre lui d’un mouvement plein de passion. Mais tout à coup ses bras se détendirent.

— Nous sommes deux fous, Aurore ! prononça-t-il avec un sourire amer et contraint ; si l’on nous voyait !… que signifie tout cela ?

— Cela signifie, répondit la jeune fille, qui ne renonçait pas ainsi ; cela signifie que vous êtes égoïste et méchant, ce soir, Henri… Depuis le jour où vous m’avez dit : — Tu n’es pas ma fille, — vous avez bien changé…

— Le jour où vous me demandâtes la grâce de M. le marquis de Chaverny… Je me souviens de cela, Aurore… et je vous annonce que M. le marquis est de retour à Paris.

Elle ne repartit point, mais son noble et doux regard eut de si éloquentes surprises, que maître Louis se mordit la lèvre.

Il prit sa main qu’il baisa comme s’il eût voulu s’éloigner.

Elle le retint de force.

— Restez, dit-elle ; si cela continue, un jour en rentrant, vous ne me trouverez plus dans votre maison, Henri… Je vois que je vous gêne… je m’en irai… Mon Dieu ! Je ne sais pas ce que je ferai… mais vous serez délivré, vous, d’un fardeau qui devient trop lourd.

— Vous n’aurez pas le temps…, murmura maître Louis ; pour me quitter, Aurore, vous n’aurez pas besoin de fuir.

— Est-ce que vous me chasseriez ! s’écria la pauvre fille qui se redressa comme si elle eût reçu un choc violent dans la poitrine.

Maître Louis se couvrit le visage de ses mains…

. . . . . . . . . . . . .

Ils étaient encore tous deux l’un auprès de l’autre : Aurore assise sur un coussin et la tête appuyée contre les genoux de maître Louis.

— Ce qu’il me faudrait, murmura-t-elle, pour être heureuse… mais bien heureuse !… hélas ! Henri, bien peu de chose… Y a-t-il donc si longtemps que j’ai perdu mon sourire… n’étais-je pas toujours contente et gaie quand je m’élançais à votre rencontre autrefois ?…

Les doigts de maître Louis lissaient les belles masses de ses cheveux où la lumière de la lampe mettait des reflets d’or bruni.

— Faites comme autrefois, poursuivait-elle ; je ne vous demande que cela… Dites-moi quand vous avez été heureux… dites-moi surtout quand vous avez eu de la peine… afin que je me réjouisse avec vous… ou que toute votre tristesse passe dans mon cœur… Allez ! cela soulage !… Si vous aviez une fille, Henri, une fille bien-aimée, n’est-ce pas comme cela que vous feriez avec elle ?

— Une fille ! répéta maître Louis, dont le front se rembrunit.

— Je ne vous suis rien, je le sais ! ne me le dites plus…

Maître Louis passa le revers de sa main sur son front :

— Aurore, dit-il, comme s’il n’eût point entendu ses dernières paroles ; il est une vie brillante, une vie de plaisirs, d’honneurs, de richesses… la vie des heureux de ce monde… vous ne la connaissez pas, chère enfant…

— Et qu’ai-je besoin de la connaître ?

— Je veux que vous la connaissiez… il le faut !

Il ajouta en baissant la voix malgré lui :

— Vous aurez peut-être à faire un choix… pour choisir, il faut connaître…

Il se leva… — L’expression de son noble visage était désormais une résolution ferme et réfléchie.

C’est votre dernier jour de doute et d’ignorance, Aurore, prononça-t-il lentement ; moi, c’est peut-être mon dernier jour de jeunesse et d’espoir !…

— Henri ! au nom de Dieu ! expliquez-vous ! s’écria la jeune fille.

Maître Louis avait les yeux au ciel.

— J’ai fait selon ma conscience ! murmura-t-il ; celui qui est là-haut me voit : je n’ai rien à lui cacher. Adieu, Aurore ; reprit-il ; vous ne dormirez point cette nuit… voyez et réfléchissez… consultez votre raison avant votre cœur… je ne veux rien vous dire… je veux que votre impression soit soudaine et entière… Je craindrais, en vous prévenant, d’agir dans un but d’égoïsme… souvenez-vous seulement que, si étranges qu’elles soient, vos aventures de cette nuit auront pour origine ma volonté, pour but votre intérêt… Si vous tardiez à me revoir, ayez confiance. — De près ou de loin, je veille sur vous.

Il lui baisa la main, et reprit le chemin de son appartement particulier.

Aurore, muette et toute saisie, le suivait des yeux. — En arrivant au haut de l’escalier, maître Louis, avant de franchir le seuil de sa porte, lui envoya un signe de tête paternel avec un baiser.