Le Bossu — 3e partie
A. Dürr (p. 75-94).


VI

— En mettant le couvert. —


« Le fond des douves était une prairie. — Du point où nous étions, au delà de l’arche brisée du pont de bois, on voyait s’abaisser la lèvre du fossé qui découvrait le petit village de Tarrides et les premières futaies de la forêt d’Ens. — À droite, pardessus le rempart, la vieille chapelle de Coghes montrait sa flèche aiguë et dentelée.

» Henri promenait sur ce paysage un long et mélancolique regard.

» Il semblait parfois s’orienter, son épée qu’il tenait à la main comme une canne, traçait des lignes dans l’herbe. — Sa bouche remuait comme s’il se fût parlé à lui-même.

» Il désigna enfin du doigt l’endroit où j’étais debout et s’écria :

» — C’est là… Ce doit être là !

» — Oui, dit la bonne femme. C’est là que nous trouvâmes étendu le corps du jeune seigneur.

» Je me reculai en frissonnant de la tête aux pieds.

» Henri demanda :

» — Que fit-on du corps ?

» — J’ai ouï dire qu’on l’emmena à Paris pour être enterré au cimetière Saint-Magloire.

» — Oui, pensa tout haut Henri ; — Saint-Magloire était fief de Lorraine…

» Ainsi, ma mère, le pauvre jeune seigneur, mis à mort dans cette terrible nuit, était de la noble maison de Lorraine.

» Henri avait la tête penchée sur sa poitrine. Il rêvait. — De temps en temps, je voyais qu’il me regardait à la dérobée.

» Il essaya de monter le petit escalier placé à la tête du pont, mais les marches vermoulues cédèrent sous ses pieds. — Il revint vers le rempart, et du pommeau de son épée, il éprouva les contrevents de la fenêtre basse.

» La bonne femme qui le suivait comme un cicérone dit :

» — C’est solide et doublé de fer… On n’a pas ouvert la fenêtre depuis le jour où les magistrats vinrent.

» — Et qu’entendîtes-vous cette nuit-là, bonne femme, demanda Henri, à travers vos volets fermés ?

» — Ah ! Seigneur Dieu ! mon gentilhomme, tous les démons semblaient déchaînés sous le rempart… Nous ne pûmes fermer l’œil… Les brigands étaient venus boire chez nous dans la journée : j’avais dit en me couchant : Que Dieu prenne en sa garde ceux qui ne verront point demain se lever le soleil… Nous entendîmes un grand bruit de fer, des cris, des blasphèmes… et des voix mâles qui disaient de temps en temps : J’y suis ! j’y suis !…

» Un monde de pensées s’agitait en moi, ma mère ; je connaissais ce mot ou cette devise. — Dès mon enfance je l’avais entendu sortir de la bouche d’Henri, et je l’avais retrouvé, traduit en langue latine, sur les sceaux qui fermaient cette mystérieuse enveloppe que mon ami conservait comme un trésor.

» Henri avait été mêlé à tout ce drame. Comment ?

» Lui seul eût pu me le dire…

» … Le soleil descendait à l’horizon quand nous reprîmes le chemin de la vallée. J’avais le cœur serré. Je me retournai bien des fois pour voir encore le sombre géant de granit, debout sur son énorme base.

» Cette nuit, je vis des fantômes : une femme en deuil, portant un petit enfant dans ses bras et penchée au-dessus d’un pâle jeune homme qui avait le flanc ouvert.

» Était-ce vous, ma mère ?…

» Le lendemain, sur le pont du navire qui devait nous porter à travers l’Océan et la Manche jusqu’aux rivages de la Flandre, Henri me dit :

» — Bientôt, vous saurez tout, Aurore… Fasse Dieu que vous en soyez plus heureuse !

» Sa voix était triste en disant cela.

» Se pourrait-il que le malheur me vînt avec la connaissance de ma famille ?

» Dût-ce être la vérité, je veux vous connaître, ma mère !…

» … Nous débarquâmes à Ostende. — À Bruxelles, Henri reçut une large missive, cachetée aux armes de France. — Le lendemain, nous partîmes pour Paris.

» Il faisait noir déjà quand nous franchîmes l’arc de triomphe qui borne la route de Flandre où commence la grande ville. J’étais en chaise avec Françoise. Henri chevauchait au-devant de nous. — Je me recueillais en moi-même, ma mère. — Quelque chose me disait : Elle est là !

» Vous êtes à Paris, ma mère, j’en suis sûre. Je reconnais l’air que vous respirez.

» Nous descendîmes une longue rue, bordée de maisons hautes et grises ; puis nous entrâmes dans une ruelle étroite qui nous conduisit au devant d’une église qu’un cimetière entourait.

» J’ai su depuis que c’étaient l’église et le cimetière Saint-Magloire.

» En face s’élevait un grand hôtel d’aspect fier et seigneurial.

» Henri mit pied à terre et vint m’offrir la main pour descendre. — Nous entrâmes dans le cimetière. — Au revers de l’église, un espace, clos par une simple grille de bois, contient une rotonde ouverte où se voient plusieurs tombes monumentales à travers les arcades.

» Nous franchîmes la grille de bois.

» Une lampe, pendue à la voûte, éclairait faiblement la rotonde.

» Henri s’arrêta devant un mausolée de marbre sur lequel était sculptée l’image d’un jeune homme. — Henri mit un long baiser au front de la statue.

» Je l’entendis qui disait, avec des larmes dans la voix :

» — Frère, me voici… Dieu m’est témoin que j’ai accompli ma promesse de mon mieux.

» Un bruit léger se fit derrière nous ; je me retournai. La vieille Françoise Berrichon et Jean-Marie son petit-fils étaient agenouillés dans l’herbe de l’autre côté de la grille de bois.

» Henri s’était aussi agenouillé. — Il pria silencieusement et longtemps.

» En se relevant, il me dit :

» — Baisez cette image, Aurore.

» J’obéis et je demandai pourquoi.

» Sa bouche s’ouvrit pour me répondre. — Puis il hésita. — Puis il dit enfin :

» — Parce que c’était un noble cœur, ma fille, et parce que je l’aimais.

» Je mis un second baiser au front glacé de la statue. — Henri me remercia en posant ma main contre son cœur.

» Comme il aime, quand il aime, ma mère ! — Peut-être est-il écrit qu’il ne doit pas m’aimer !

» Quelques minutes après, nous étions dans la maison où j’achève de vous écrire ces lignes, ma mère chérie. — Henri l’avait fait retenir d’avance. — Depuis que j’en ai franchi le seuil, je ne l’ai plus quittée.

» Je suis là, plus seule que jamais, car Henri a plus d’affaires à Paris qu’ailleurs. — C’est à peine si je le vois aux heures des repas.

» Il m’est défendu de sortir. Je dois prendre des précautions pour me mettre à la croisée.

» Ah ! s’il était jaloux, ma mère ! comme je serais heureuse de lui obéir, de me voiler, de me cacher, de me garder toute à lui. — Mais je me souviens de la phrase de Madrid :

» — Ce n’est pas pour moi, c’est pour vous !

» Ce n’est pas pour moi, ma mère. — On est jaloux seulement de celle qu’on aime !…

» Je suis seule ! À travers mes rideaux baissés, je vois la foule affairée et bruyante. Tous ces gens sont libres.

» Je vois les maisons de l’autre côté de la rue. À chaque étage il y a une famille : des jeunes femmes qui ont de beaux enfants souriants. Elles sont heureuses.

» Je vois encore les fenêtres du Palais-Royal, bien souvent éclairées le soir pour les nobles fêtes du Régent.

» Les dames de la cour passent dans leurs chaises avec de beaux cavaliers aux portières.

» J’entends la musique des danses.

» Parfois mes nuits n’ont point de sommeil…

» Mais si seulement il me fait une caresse, s’il lui échappe une douce parole, j’oublie tout cela, ma mère, et je suis heureuse…

» J’ai l’air de me plaindre. N’allez pas croire, ma mère, qu’il me manque quelque chose. — Henri me comble toujours de bontés et de prévenances. S’il est froid avec moi depuis longtemps, peut-on lui en faire un crime ?…

» Tenez, ma mère, une idée m’est venue parfois. J’ai pensé, car je connais les chevaleresques délicatesses de son cœur, j’ai pensé que ma race était au-dessus de la sienne, ma fortune aussi peut-être. Cela l’éloigne de moi. Il a peur de m’aimer.

» Oh ! si j’étais sûre de cela ! comme je renoncerais à ma fortune ! comme je foulerais aux pieds ma noblesse !

» Que sont donc les avantages de la naissance auprès des joies du cœur ? Est-ce que je vous aimerais moins, ma mère, si vous étiez une pauvre femme… ?

» Il y a deux jours, le bossu vint le voir. — Mais je ne vous ai pas parlé encore de ce gnome mystérieux, le seul être qui ait entrée dans notre solitude.

» Le bossu vient chez nous à toute heure, c’est-à-dire chez Henri, dans l’appartement du premier étage. On le voit entrer et sortir : les gens du quartier le regardent un peu comme un lutin.

» Jamais on n’a vu Henri et lui ensemble, et ils ne se quittent pas.

» Tel est le mot des commères de la rue du Chantre.

» Par le fait, jamais liaison ne fut plus bizarre et plus mystérieuse. Nous-mêmes, j’entends Françoise, Jean-Marie et moi, nous n’avons jamais aperçu réunis ces deux inséparables. Ils restent enfermés des journées entières dans la chambre du haut ; puis l’un d’eux sort, tandis que l’autre reste à la garde de je ne sais quel trésor inconnu.

» Cela dure depuis quinze grands jours que nous sommes arrivés, et, malgré les promesses d’Henri, je n’en sais pas plus qu’à la première heure.

» Je voulais donc vous dire : le bossu vint voir Henri l’autre soir ; il ne ressortit point. Toute la nuit, ils restèrent enfermés ensemble. Le lendemain Henri était plus triste. En déjeunant, la conversation tomba sur les grands seigneurs et les grandes dames. Henri dit avec une amertume profonde :

» — Ceux qui sont placés trop haut ont le vertige. Il ne faut pas compter sur la reconnaissance des princes… Et d’ailleurs, s’interrompit-il en baissant les yeux, quel service peut-on payer avec cette monnaie odieuse : la reconnaissance ?… Si la grande dame pour qui j’aurais risqué mon honneur et ma vie ne pouvait pas m’aimer,… parce qu’elle serait en haut et moi en bas,… je m’en irais si loin que je ne saurais même pas si elle m’insulte de sa reconnaissance !

» Ma mère, je suis sûre que le bossu lui avait parlé de vous.

» Oh ! c’est que c’est bien vrai ! Il a risqué pour votre fille son honneur et sa vie. Il a fait plus, beaucoup plus : il a donné à votre fille dix-huit années de sa fière jeunesse.

» Avec quoi payer cette largesse inouïe ?

» Ma mère ! ma mère ! comme il se trompe, n’est-ce pas ? Comme vous l’aimerez ! comme vous me mépriseriez, si tout mon cœur, sauf la part qui est à vous, n’était pas à lui !

» Je n’osais dire cela, parce que, en sa présence, quelque chose me retient souvent de parler. Je sens que je redeviens timide, autrement, mais bien plus qu’au temps de mon enfance.

» Mon Dieu ! il y a des choses impossibles. Henri, mon sauveur, mon père, mon bienfaiteur ! Henri, craindre ma mère !

» Mais ce ne serait pas de l’ingratitude, cela, ce serait de l’infamie ! Mais je suis à lui ; mon corps et mon âme : il m’a sauvée ; il m’a faite. Sans lui, que serais-je ? Un peu de poussière au fond d’une pauvre petite tombe…

» Et quelle mère, fût-elle duchesse, cousine du roi, quelle mère ne serait donc orgueilleuse d’avoir pour gendre le chevalier Henri de Lagardère, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus loyal des hommes ?

» Certes, je ne suis qu’une pauvre enfant, je ne puis pas juger les grands de la terre ; je ne les connais pas, mais s’il y avait parmi ces grands seigneurs et ces grandes dames un cœur assez perdu, une âme assez pervertie pour me dire à moi, Aurore : — Oublie Henri, ton ami…

» Tenez, ma mère, cela me rend folle. Une idée extravagante vient de me donner la sueur froide ; je me suis dit : Si ma mère…

» Mais Dieu me garde d’exprimer cela par des paroles ! Je croirais blasphémer.

» Oh ! non ; vous êtes telle que je vous ai rêvée et adorée, ma mère. J’aurai de vous des baisers et puis des sourires. Quel que soit le grand nom que le ciel vous ait donné, vous avez quelque chose de meilleur que votre nom : c’est votre cœur. La pensée que j’ai eue vous outrage, et je me mets à vos genoux pour obtenir mon pardon.

» Tenez, le jour me manque : je quitte la plume et je ferme les yeux pour voir votre doux visage dans mon rêve. Venez, mère bien-aimée, venez… »

C’étaient là les dernières paroles du manuscrit d’Aurore.

Ces pages, sa meilleure compagnie, elle les aimait. En les renfermant dans sa cassette, elle leur dit : — À demain !

La nuit était tout à fait venue. Les maisons s’éclairaient de l’autre côté de la rue Saint-Honoré.

La porte s’ouvrit bien doucement, et la figure simplette de Jean-Marie Berrichon se détacha en noir sur le lambris plus clair de la pièce voisine où il y avait une lampe.

Jean-Marie était le fils de ce page mignon que nous vîmes, aux premiers chapitres de cette histoire, apporter la lettre de Nevers au chevalier de Lagardère.

Le page était mort soldat ; sa vieille mère n’avait plus qu’un petit-fils.

— Notre demoiselle, dit Jean-Marie, grand’maman demande comme ça s’il faut mettre le couvert ici ou dans la salle ?

— Quelle heure est-il donc ? fit Aurore, éveillée en sursaut.

— L’heure du souper, notre demoiselle, répondit Berrichon.

— Comme il tarde ! répéta Aurore.

Puis elle ajouta :

— Mets le couvert ici.

— Je veux bien, notre demoiselle.

Berrichon apporta la lampe qu’il posa sur la cheminée.

Au fond de la cuisine, qui était au bout de la salle, la voix mâle de la vieille Françoise s’éleva :

— Les rideaux ne sont pas bien fermés, petiot, dit-elle, rapproche les !

Berrichon haussa légèrement les épaules tout en se hâtant d’obéir.

— Ma parole, grommela-t-il, on dirait que nous avons peur des galères !

Berrichon était un peu dans la position d’Aurore. Il ignorait tout et avait grande envie de savoir.

— Tu es sûr qu’il n’est pas rentré par l’escalier ? demanda la jeune fille.

— Sûr ! répéta Jean-Marie ; est-ce qu’on est jamais sûr de rien chez nous ?… J’ai vu entrer le bossu sur le tard… j’ai été écouter…

— Tu as eu tort, interrompit Aurore sévèrement.

— Histoire de savoir si maître Louis était arrivé… Quant à être curieux, pas de ça !

— Et tu n’as rien entendu ?

— Rien de rien !

Il étendait la nappe sur la table.

— Où peut-il être allé ?… se demandait cependant Aurore.

— Ah ! dame, fit Berrichon ; n’y a que le bossu pour savoir ça, notre demoiselle… Et c’est ben drôle tout de même de voir un homme si droit que M. le chevalier… je veux dire maître Louis… fréquenter un bancroche, tordu comme un tire-bouchon !… Nous autres, nous n’y voyons que du feu, c’est certain… Il va, il vient par sa porte de derrière.

— N’est-il pas le maître ? interrompit encore la jeune fille.

— Pour ça, il est le maître, répliqua Berrichon ; le maître d’entrer, le maître de sortir, le maître de se renfermer avec son singe… et il ne s’en gêne pas, non !… N’empêche que les voisines jasent pas mal, notre demoiselle.

— Vous causez trop avec les voisines, Berrichon ! dit Aurore.

— Moi ! se récria l’enfant ; ah ! seigneur de Dieu ! si on peut dire !… Alors je suis un bavard, pas vrai ? merci !… Dis donc, grand’mère, s’écria-t-il en mettant sa blonde tête à la porte, voilà que je suis un bavard !…

— Je sais ça depuis longtemps, petiot, repartit la brave femme ; et un paresseux aussi !

Berrichon se croisa les bras sur la poitrine.

— Bon ! fit-il ; ah ! dame, voilà qui est bon !… Alors faut me pendre, si j’ai tous les vices !… ce sera plus tôt fait … Moi qui jamais, au grand jamais, ne dis mot à personne… En passant ; j’écoute le monde, voilà tout… est-ce un péché ?… et je vous promets qu’ils en disent !… mais pour me mêler à la conversation de tous ces échoppiers, fi donc ! je tiens mon rang.

Il plaça deux assiettes en face l’une de l’autre.

— Quoique ça, reprit-il plus bas, qu’on ait bien de la peine à s’empêcher… quand tout le monde vous fait des questions…

— On t’a donc fait des questions, Jean-Marie ?

— En masse, notre demoiselle.

— Quelles questions ?

— Des questions bien embarrassantes, allez !…

— Mais enfin, dit Aurore avec impatience, — que t’a-t-on demandé ?

Berrichon se mit à rire d’un air innocent :

— On m’a demandé tout, répliqua-t-il ; — ce que nous sommes, ce que nous faisons, d’où nous venons, où nous allons… votre âge… l’âge de monsieur le chevalier, — je veux dire maître Louis, — si nous sommes Français… si nous sommes catholiques… si nous comptons nous établir ici… si nous nous déplaisions dans l’endroit que nous avons quitté… si vous faites maigre le vendredi et le samedi, — vous, mademoiselle… si votre confesseur est à Saint-Eustache ou à Saint-Germain l’Auxerrois…

Il reprit haleine, et continua tout d’un trait :

— Et ci et l’autre… patati, patata… pourquoi nous sommes venus demeurer justement rue du Chantre au lieu d’aller loger ailleurs, — pourquoi vous ne sortez jamais (et à ce sujet, madame Moyneret, la sage-femme, a parié avec la Guichard que vous n’aviez qu’une jambe de bonne)… pourquoi maître Louis sort si souvent… Pourquoi le bossu… Ah ! s’interrompit-il, — c’est le bossu qui les intrigue !… La mère Balahault dit qu’il a l’air d’un quelqu’un qui a commerce avec le mauvais…

— Et tu te mêles à tous ces cancans, toi Berrichon ! fit Aurore.

— C’est ce qui vous trompe, notre demoiselle. — N’y en a pas comme moi pour savoir garder son quant-à-soi… mais faut les entendre !… les femmes surtout… ah ! Dieu de Dieu ! les femmes ! n’y a pas à dire ! je ne peux pas mettre tant seulement les pieds dans la rue sans avoir les oreilles toutes chaudes… Ho ! Berrichon ! chérubin du bon Dieu ! me crie la regrattière d’en face, — viens ça, que je te fasse goûter de mon mou… Elle en a du bon, notre demoiselle !… Tiens ! tiens ! fait la grosse gargotière, il humerait bien un bouillon, cet ange-là !… Et la beurrière ! et la qui raccommode les vieilles fourrures !… et jusqu’à la femme du procureur, quoi !… Moi, je passe fier comme un valet d’apothicaire. — La Guichard et la Moyneret, la Balahault, la regrattière d’en face, et la qui rafistole les fourrures et les autres y perdent leurs peines. Ça ne les corrige pas… Écoutez voir comme elles font, notre demoiselle ! s’interrompit-il ; — ça va vous amuser… Voilà la Balahault, une maigre et noire avec des lunettes sur le nez : — Elle est tout de même mignonnette et bien tournée, cette enfant-là… c’est de vous qu’elle parle… ça a vingt ans, pas vrai, l’amour ? — Je ne sais pas !

Pour répondre cela, Berrichon prit sa grosse voix.

Puis, en fausset :

— Pour mignonnette, elle est mignonnette !… (Voilà la Moyneret qui dégoise) et l’on ne dirait pas que c’est la nièce d’un simple forgeron… au fait, est-elle sa nièce, mon poulet ?

— Non ! fit Berrichon en basse-taille.

Berrichon ténor poursuivait :

— Sa fille, alors, bien sûr ? pas vrai, Minet ?

— Non !

Et j’essaye de passer, notre demoiselle… mais je t’en souhaite ! elles se mettent en cercle autour de moi… la Guichard, la Durand, la Morin, la Bertrand…

— Mais si ce n’est pas sa fille, qu’elles font, — c’est donc sa femme, alors ?

— Non !

— Sa petite sœur ?

— Non !

— Comment ! comment ! — ce n’est ni sa femme, ni sa sœur, ni sa fille, ni sa nièce ?… C’est donc une orpheline qu’il a recueillie ?… une enfant élevée par charité…

— Non ! non ! non ! non ! cria Berrichon à tue-tête.

Aurore mit sa belle main blanche sur son bras.

— Tu as eu tort, Berrichon, dit-elle d’une voix douce et triste ; — tu as menti… je suis une enfant qu’il a recueillie… je suis une orpheline élevée par charité…

— Par exemple !… voulut se récrier Jean-Marie.

— La prochaine fois qu’elles t’interrogeront, poursuivit Aurore, — tu leur répondras cela… je n’ai point honte… Pourquoi cacher les bienfaits de mon ami ?

— Mais, notre demoiselle…

— Ne suis-je pas une pauvre fille abandonnée ? continuait Aurore en rêvant, — sans lui, sans ses bienfaits…

— Pour le coup, s’écria Berrichon, — si maître Louis, comme il faut l’appeler, entendait cela, il se mettrait dans une belle colère !… De la charité !… des bienfaits !… fi donc ! notre demoiselle !

— Plût à Dieu qu’on ne prononçât pas d’autres paroles en parlant de lui et de moi ! murmura la jeune fille, dont le beau front pâle prit des nuances rosées.

Berrichon se rapprocha vivement.

— Vous savez donc…? balbutia-t-il.

— Quoi ? demanda Aurore tremblante.

— Dame ! notre demoiselle…

— Parle, Berrichon, je le veux !

Et comme l’enfant hésitait, elle se dressa impérieuse et dit :

— Je t’ai ordonné de parler… j’attends !

Berrichon baissa les yeux, tortillant avec embarras la serviette qu’il tenait à la main.

— Quoi donc ! fit-il, — c’est des cancans… rien que des cancans !… Elles disent comme ça : Nous savions bien ! Il est trop jeune pour être son père… Puisqu’il prend tant de précautions, il n’est pas son mari…

— Achève ! dit Aurore dont le front livide était mouillé de sueur.

— Dame ! notre demoiselle, — quand on n’est ni le père, ni le frère, ni le mari…

Aurore se couvrit le visage de ses mains.