Librairie universelle (p. 174--).

L’ASSOCIÉE

Lucien Muhlfeld, le jeune romancier mort si prématurément, nous a montré dans un roman inoubliable les qualités et les défauts de ce genre de femme qui va en se multipliant à notre époque. L’associée prend sa part des travaux de son mari, le double et quelquefois fait toute sa besogne ; celui-ci lui doit une partie de sa situation, et parfois même il n’est que le prête-nom de l’énergie de sa femme.

Cette compréhension spéciale du mariage satisfait les besoins d’activité, de production intellectuelle — besoins irrésistibles pour quelques-unes — de la femme : il est rare qu’elle lui apporte le bonheur au sens strict du mot, — l’associée étant rarement aimée de son mari, et celui-ci arrivant parfois à une véritable haine contre celle qui lui est indispensable et rivalisé avec lui, sinon l’écrase de sa supériorité.

Jeanne,
ou les inséparables collaborateurs.

Par un mystère à jamais impénétrable, Jeanne, née dans un milieu industriel, prosaïque, aussi éloigné que possible de la littérature, s’était cependant senti de bonne heure un goût prononcé pour le théâtre et le roman. À seize ans, elle avait déjà caché dans ses tiroirs trois ou quatre gros manuscrits écrits à la diable, pleins de fautes de style et même d’erreurs d’orthographe, fourmillant de lourds défauts, mais bourrés d’imagination et débordant d’effets dramatiques.

En avançant en âge, sa passion s’accentua d’autant plus qu’elle la tenait rigoureusement secrète, prévoyant quelle tempête elle déchaînerait si elle avouait sa vocation, et quelles railleries, quels impitoyables sarcasmes pleuvraient sur elle.

Du reste, elle se désolait de voir que, dans ces conditions, elle ne faisait guère de pro- grès et que, ce qu’elle jugeait — avec une certaine raison — des trésors, demeurerait éternellement enfoui, informe, inutilisé entre ses mains.

Elle décida que le mariage seul permettrait à sa vocation de prendre un essor. Encore fallait-il que le mari, non seulement permit à sa femme d’écrire, mais aussi fût apte à corriger ses essais.

Elle me connaissait de longue date. Elle vint à moi, me fit lire plusieurs de ses manuscrits et me dit :

— Marraine, trouvez-moi un mari qui soit également pour moi un collaborateur.

Je hochai la tête.

— Ma petite, il me serait plus aisé de te trouver l’un et l’autre que tous deux réunis dans un seul individu.

— Non, marraine… Comprenez bien que, jeune fille, dans ma famille, telle qu’elle est, jamais on ne me permettra de collaborer avec un étranger… Que penserait-on ? Que dirait-on de moi ?… Me marier avec un homme qui ne serait point un écrivain me paraît encore plus dangereux, car il deviendra, hostile à mes désirs dès qu’il les connaîtra, il s’opposera sourdement ou même ouvertement à mes travaux… Enfin, vous êtes d’avis qu’un collaborateur m’est indispensable… Croyez-vous qu’un mari souffre que j’aie avec un étranger l’intimité qui me semble devoir résulter d’un travail sérieux et continu fait en commun ?…

— Tu as raison, évidemment, mais réfléchis aussi combien peu d’écrivains dignes de ce nom sont actuellement libres, d’age conforme au tien, désireux de se marier, se souciant ou capables de seconder ton talent, de mettre au point tes œuvres et de les faire pénétrer jusqu’au public…

Elle parut quelque peu déconcertée.

— C’est vrai.

Je la réconfortai.

— Je chercherai, sois-en sûre, avec la ferme volonté de réussir.

Et je trouvai. Le candidat était un jeune littérateur, joli garçon, honorablement apparenté, sans le sou, possédant passablement de « métier », paresseux comme un âne, qui accueillit avec gaieté mes ouvertures.

— Si elle n’est pas jolie, je ne marche pas ! déclara-t-il. Autrement, c’est dit.

Jeanne était jolie. Du moins, sa tête était fort belle. C’était une brune aux traits accentués sans lourdeur ni dureté. Ses yeux magnifiques, ardents et intelligents éclairaient toute sa physionomie. Son principal défaut était un buste trop grand, trop long, trop développé proportionnellement à ses jambes courtes. Assise, elle semblait de très haute taille ; debout, elle était au-dessous de la moyenne.

Paul M… ne jugea point cette tare excessive et fut tout de suite extrêmement emballé de la personne ainsi que de l’œuvre qu’il parcourut, vite attentif et captivé.

— C’est un véritable trésor ! me dit-il. Et combien je vous serai toujours reconnaissant de me l’avoir procuré !…

Au début, tout s’annonçait fort bien.

Beaucoup plus collaborateurs, auteurs impatients de gloire qu’amants, les époux, qui s’étaient promis de n’avoir jamais d’enfants, ne s’attardaient guère aux plaisirs conjugaux et travaillaient, démolissaient et reconstruisaient dans l’amas de bâtisses qu’apportait Jeanne.

Six mois après la noce, coup sur coup, un feuilleton paru dans un grand journal populaire, un drame joué sur une scène du boulevard obtenaient un éclatant succès sous les pseudonymes mariés que Paul et Jeanne avaient choisis.

Et, durant trois ans, ce fut une période de triomphe, d’enivrement pour eux.

Après quoi, blasés sur leur bonheur, ils éprouvèrent le besoin bien humain de le gâter. Un ferment de jalousie se leva en Paul, qui constatait combien, de jour en jour, le talent de Jeanne s’affermissait et rendait plus légère pour lui sa part de collaboration.

De son côté, Jeanne s’impatientait parfois des airs de supériorité que Paul conservait vis-à-vis d’elle et se rebiffait souvent contre les modifications que l’autre lui imposait, quelquefois sans motif réel, tout simplement pour la rabaisser au rôle de créatrice incapable de pousser son œuvre jusqu’au bout.

Et, entre eux, un curieux duel s’engagea.

De nature un peu louvoyante, Paul se garda bien d’attaquer sa femme en face. Se reconnaissant impuissant à la vaincre par l’intellectualité, qu’à la vérité il avait inférieure à celle de la jeune femme, il s’attacha à la dominer par les sens. Leur intimité banale, camarade, plutôt froide jusqu’alors, s’échauffa, sciemment exaspérée, exacerbée, par Paul qui ne manquait ni de théorie ni de pratique amoureuse, étant fort goûté du bataillon des artistes et demi-mondaines plus ou moins théâtreuses qu’il fréquentait assidûment depuis sa sortie du collège.

Jeanne devint la servante amoureuse de son mari. Et, comme les femmes ne font jamais rien à demi et sont rarement capables de mener également deux besognes de front, elle délaissa la littérature pour se donner tout entière aux satisfactions, aux délices qu’elle venait de découvrir.

Le résultat fut un « four » noir pour une pièce et un roman inachevé au temps voulu, perdant son tour de publication.

Au fond, Jeanne était plus auteur qu’amoureuse. Ceci la dégrisa subitement. Elle ouvrit les yeux, les oreilles, aperçut et entendit le ricanement goguenard de son collaborateur devant sa défaite littéraire.

Elle devina le jeu de l’homme et sa fringale sensuelle s’envola. Mais sa rancune ne s’apaisa point avec la même rapidité. Et elle se vengea d’une façon analogue à la traîtrise dont elle était victime.

Depuis son mariage, Paul avait fortement enrayé sur la pente qui l’entraînait à cet alcoolisme discret mais sûr qui s’impose fatalement aux journalistes, aux hommes de lettres que leur spécialité force à avoir des rapports fréquents avec toute cette population des journaux et des théâtres dont le café est le « home » ambulant.

Jeanne, loin de le retenir désormais, le poussa à reprendre ses anciennes habitudes, encouragea les longues fumeries demi-hébétées, accompagnées d’innombrables petits verres, sourit complaisamment à l’absorption continuelle de liqueurs, de poisons variés.

Quelques années s’écoulèrent. Le hasard me ramena dans l’intimité du ménage durant une huitaine, et je fus impressionnée par l’enfer qu’était devenu leur intérieur.

Paul tombait à un gâtisme stupidement méchant ; Jeanne tournait à l’hystérie de la persécution.

En vain avait-elle essayé de secouer la collaboration menteuse de son mari, le public, les directeurs boudaient devant son nom seul ; il leur fallait la raison sociale sous lequel le succès leur était venu.

Et, à chaque œuvre nouvelle, c’était une lamentable comédie qui énervait, tuait l’auteur réel et unique. Paul s’entêtait à revoir, à corriger, à modifier. Il introduisait des âneries, il démolissait l’œuvre que Jeanne devait reconstituer en cachette ensuite, et qu’elle ne pouvait publier ou faire jouer telle qu’elle la voulait qu’au prix de discussions qui l’exaspéraient.

Un jour que nous causions sur ce sujet, elle eut un cri de haine sombre, formidable, qui me saisit.

— Et dire que je ne peux même pas le tuer !… Car, lui disparu, c’est fini de tout pour moi !…

Elle ne disait que trop vrai. Il y a cinq ou six ans que Paul est mort et la faveur du public a complètement abandonné sa veuve.