Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Résurrection

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 143-154).


I

RÉSURRECTION


Faustus tressaille, il ouvre avec lenteur les yeux,
Et, plein d’étonnement, reste silencieux.
Où donc est-il ? Quel rêve en le charmant l’abuse ?
Il sourit vaguement... Sa mémoire confuse
Ne trouble le présent d’aucun soin du passé ;
Le souvenir d’hier est encore effacé...
 
Il se trouve étendu sur un tapis de mousse,
L’air qu’il respire est tiède et l’odeur en est douce.
Et des arbres géants au feuillage inconnu
Versent leur ombre molle à son corps demi-nu
Qu’il sent robuste, souple, et que pare et protège
Un caressant tissu d’une blancheur de neige.
Il se lève ; un ruisseau l’attire, clair miroir
Qui s’étale à ses pieds et l’invite à s’y voir.
Cette image, o surprise ! est-elle bien la sienne ?

Il reconnaît si peu de sa figure ancienne
Dans ce visage pur, divin, dont chaque trait
Forme un signe expressif où l’àme transparait !
Rien n’y demeure plus de la chair enlaidie
Par le souci rongeur et par la maladie :
Il jouit de sa force, et, fier de sa beauté.
Il se penche sur l’onde et s’admire, enchanté.
Cependant, jusqu’alors assoupie, indécise,
Sa mémoire soudain s’éveille et se précise
Au sentiment très vif du bien-être présent.

N’était-ce pas hier que, sans forces, gisant.
Il expirait, la nuit, sur son lit d’agonie,
Tandis que sa famille alentour réunie
Murmurait à genoux les prières des morts ?
De longs cierges brûlaient, et le vent du dehors
Faisait lugubrement tinter la vitre noire.
Puis tout s’est abimé… Mais que doit-il en croire ?
Le voici plus vivant, ressuscité plus beau.
Par quel prodige ?
______________Horreur ! S’il était au tombeau ?
Si, de la fièvre seule imaginaire ouvrage.
Ce ciel, ce bois, cette eau n’étaient qu’un vain mirage ?
S’il allait tout à coup renaître enseveli
Dans le sépulcre obscur et scellé par l’oubli ?
Oh ! revivre allongé sous les planches funèbres,
Hurlant de désespoir dans les sourdes ténèbres !…
Ce rapide soupçon le glace de terreur.
Il semble redouter que sa fragile erreur,

Pareille aux bulles d’eau dont l’azur tremble et crève,
Ne le trahisse… Il n’ose examiner s’il rêve.

Or, pendant qu’il subit cet étrange tourment,
Le plus proche buisson frissonne doucement ;
Une forme s’y montre en s’y frayant passage :
C’est une jeune femme au souriant visage.

Faustus l’a reconnue. Il pousse un cri : « Stella ! »
C’est elle ! Devant lui sa bien-aimée est là.
Quand la plus délicate et la plus noble force,
La vie, eut de la terre enfin percé l’écorce,
L’Amour aveuglément ne pourvut qu’à peupler :
Moins soigneux d’assortir que pressé d’accoupler.
Lançant par tous les yeux ses chaînes et ses flammes,
Il remit au hasard la rencontre des âmes.
Quel homme n’a parfois dans un vague regret
Senti comme un appel lointain qui l’attirait,
L’appel d’une inconnue, au fond la seule aimée,
Qui dort dans un tombeau séculaire enfermée,
Ou ne devra fleurir que longtemps après lui,
Ou respire, présente en vain, dès aujourd’hui ?
Tous deux, sans aborder sur le même rivage.
Auront passé, traînant leur double et long veuvage ;
Et si, par la Nature époux prédestinés.
Deux êtres par miracle en même temps sont nés
Au même lieu, bercés par la même nourrice,

Le sort n’a pas pour eux désarmé son caprice :
C’est quelque préjugé, c’est un obstacle humain
Qui leur défend alors de se donner la main.
Enfin, douleur suprême encore plus cruelle !
Quand il ne reste plus à leur foi mutuelle
Que l’échange muet des regards pour serment,
La tombe peut s’ouvrir sous l’un d’eux brusquement.
Et l’autre, penché seul au bord du précipice,
En tâte l’ombre épaisse aux malheureux propice.
Mortel entraînement, par Faustus éprouvé !
Cet idéal de grâce et de vertu rêvé,
Celle qu’avait daigné lui choisir la Nature,
De toute éternité, pour compagne future,
Pour fiancée unique, en la formant exprès,
Il avait pu la voir et l’adorer de près.
Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime.
Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même.
Oh ! ne sourions pas de leur précoce émoi :
La graine sent frémir toute la plante en soi ;
Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase.
Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase :
Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur.
Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur.
L’idylle avait pris fin dès leur adolescence.
Ils apprirent un jour, hélas ! que la naissance
Dressait un mur entre eux, plus terrible à percer
qu’aux élus de l’amour ne l’est à traverser
La double immensité du temps et de l’espace
Pour se joindre tel jour sur tel astre qui passe.

Leur terrestre aventure est oiseuse à narrer :
Tant de cœurs nés jumeaux se sont vu séparer !

Vers l’apparition Faustus joyeux s’élance,
Puis tout à coup s’arrête anxieux, et balance.
N’osant plus approcher, comme s’il avait peur
De dissiper d’un souffle une vaine vapeur.

stella

Reviens de la surprise où mon retour te plonge :
Je vis ! Faustus, je vis ! tu ne fais pas un songe.
Ta chair comme la mienne a traversé la mort,
La tempête est passée, et je t’accueille au port !

Pourquoi dans l’infini plein d’innombrables flammes,
Parmi tant de globes mouvants,
N’en serait-il qu’un seul visité par des âmes
Et peuplé par des corps vivants ?

Pourquoi seule la terre, obscure et si petite,
______Aurait-elle entre tous l’honneur
De porter une argile où la pensée habite.
______Où veille un souffle apte au bonheur ?

La tombe ferme un ciel pour en ouvrir un autre
______Sur un astre meilleur ! Ici
Nul être dans la fange et le sang ne se vautre :
______La vie humaine a réussi !

Je conservais la trace encore douloureuse
______De mon long et mortel tourment ;
Comment aurais-je été loin de toi tout heureuse ?
______Mais je vais l’être entièrement. —

Elle lui tend la main ; il sent, à ces paroles,
Soudain s’évanouir ses épouvantes folles :
L’intolérable poids dont il est oppressé
Glisse de sa poitrine, et le doute a cessé.
11 laisse son angoisse en tièdes pleurs se fondre,
Et regarde longtemps, sans pouvoir lui répondre.
Celle qu’il vit mourir sur la terre autrefois,
Sa Stella bien aimée. Il écoute sa voix.
Dont le timbre et l’accent comme d’un ciel sonore.
Après qu’elle a parlé, le remplissent encore.
Et contemple ses traits tels qu’il les a chéris ;
Car l’œuvre de la Mort ne les a pas flétris.
 

faustus

Stella, je ne dors pas. La secousse est trop forte
Pour que sans s’éveiller mon âme la supporte !
Non, je ne rêve pas. Mon trouble est trop profond :
Quelque étrange que soit ma veille, il m’en répond.
Je te vois : tu sauras m’expliquer ce mystère,
Toi qui m’as devancé sur la nouvelle terre,
Mais d’abord, par pitié, puisque tu m’apparais.
Laisse-moi savourer mon ivresse à longs traits ;

Que je puisse assouvir, ô douce bien-aimée,
La soif immense en moi par le deuil allumée ;
Laisse-moi te serrer vivante dans mes bras,
Puis après, si tu veux, tu m’anéantiras !
Regarde ! me voilà beau comme un dieu, plus digne,
Stella, de ton amour sous cette forme insigne
Dont je ne sais quel philtre à puissante vertu,
Pour m’égaler à toi, m’a soudain revêtu.

stella

Moi-même, cher Faustus, j’ai, de la même sorte.
Accompli ma figure après que je fus morte,
Et je suis belle aussi. J’ai pourtant aimé mieux
Sous ma forme terrestre apparaître à tes yeux
Pour m’en faire sans peine aussitôt reconnaître.
Si tu veux maintenant voir ma beauté renaître
Dans sa perfection, sans aucun des défauts
Qui du visage au cœur faisaient un masque faux
Dans notre ancienne vie, abîme de misères,
Parle, et, te révélant mes traits purs et sincères.
Je vais me rajeunir et me transfigurer
Pour t’offrir un printemps qui doit toujours durer. —

Faustus tombe à genoux ; il la contemple et n’ose,
Tant il l’aime, affronter cette métamorphose ;
La revoir, retrouver Stella telle aujourd’hui
Qu’il l’adorait naguère est l’idéal pour lui.
Sur terre son amie était déjà si belle !

Sa fine chevelure au servage rebelle
Laissait, au gré du vent, sur son front voltiger
Des mèches d’un or clair comme un sable léger.
Et le luxe sans art d’une tresse abondante
Lui faisait, au soleil, une couronne ardente.
Dans ses yeux, avivés ou voilés par son cœur.
Se colorait d’azur l’extase ou la langueur ;
Et ce qu’elle disait, son délicat sourire
Semblait en même temps sur une fleur l’écrire,
Et tous les mots chantaient caressés par sa voix.
Quand, d’un geste élégant, ses longs et frêles doigts
Ramenaient sur sa tempe une boucle égarée,
On devinait sa race à leur pâleur nacrée.
Son pied semblait baiser le sol en le touchant :
L’oiseau qui ta partir déjà vole en marchant.
 

faustus

Pas encore, ô Stella, pas encore ! Il me semble
Que chacun de tes traits m’en rend plus cher l’ensemble
Il n’en est pas un seul que je veuille oublier,
Je les sens tous entre eux dans mon cœur se lier ;
Leurs défauts, si légers ! me sont doux, je les aime ;
Du sort terrestre ils sont le précieux emblème,
Comme aux pieds des captifs la marque de leurs fers
Reste un témoin sacré des maux qu’ils ont soufferts.
Quand j’aurai de ta grâce, en vain tant poursuivie,
Les yeux entièrement repus, l’âme assouvie,
Oui, quand j’aurai, plus tard, par la possession.

Si j’en suis jamais las, tué ma passion,
Peut-être souffrirai-je alors qu’il se mélange
A ta figure un trait plus divin qui la change ;
Mais épargne à mon cœur, car ce moment est loin,
Un idéal trop haut dont il n’a pas besoin. —

Stella sourit d’orgueil et conserve, attendrie.
Sa beauté moins parfaite et pourtant plus chérie.

stella

Hé bien ! je resterai telle que tu me vois,
Et, tant qu’il te plaira, la Stella d’autrefois.
 
Tandis que ma douleur sombrait, ensommeillée.
______Dans le calme éternel.
J’ai tenu seulement ma tendresse éveillée
______Pour ton suprême appel.

Les choses de là-bas, au fond de ma pensée,
______Ne se dessinent plus ;
J’y vois, comme une brume au soleil dispersée.
______Fuir mes ans révolus.

Seuls, ton premier visage et les traits de ma mère
______N’y sont pas obscurcis.
Et du front paternel, hélas ! le pli sévère
______Y demeure précis.


Mon père, il m’en souvient, a raillé ton audace
______D’avoir offert ton nom
A sa fille ! à Stella, d’une superbe race
______Unique rejeton !

Terrestre orgueil ! bien vain, car la chaîne est bien forte
______D’un cœur qui s’est donné !
Ah ! ce père obéi, l’amour dont je suis morte.
______Me l’a-t-il pardonné ?

Mais il pleure, et son deuil désarme ma censure.
______Puisque je t’appartiens,
S’il m’a meurtri le cœur, je bénis la blessure
______Qui m’a mise où tu viens !

faustus

Au monde où tu renais quel bienfaiteur m’envoie,
Et, soudain, dans le vide obscur du désespoir
Verse comme un soleil l’infini de la joie,
Tout ce que l’âme en peut tenir et concevoir ?

Me sentir délivré, comme par un coup d’aile,
Des chaînes et des murs que les hommes se font.
Descendre dans la nuit qui les prend pêle-mêle
Et retrouver l’amour et la lumière au fond !


Savourer de ta main la libre et douce étreinte,
Sur tes lèvres le miel de tes libres aveux,
T’admirer librement, longtemps, toujours, sans crainte,
Sans barrière aux regards et sans barrière aux vœux !
 
N’avoir plus à cacher, comme on cache une faute,
Ton amour par l’épreuve et la foi mérité,
T’adorer et pouvoir te le dire à voix haute
Devant l’azur, témoin de ma sincérité !

Ah ! quel prodige ! et quelle inexprimable ivresse !
Il est donc vrai ? la vie odieuse a pris fin,
Celle où mon âme entière a connu la détresse,
Où tous mes grands amours sans espoir ont eu faim ;

Où ma soif de connaître à son tour fut leurrée
Par le fleuve fugace et vain des accidents,
Dont l’apparence amère est seule demeurée
Quand j’en ai voulu boire et goûter le dedans.

Elle a pris fin, la vie où j’ai pleuré dans l’ombre,
Quêteur du Vrai qui fuit et mendiant du Beau ;
Dans la paix la voilà tout entière qui sombre.
Pour refleurir au ciel par delà le tombeau !


stella

Allons ! Faustus, allons ! De l’astre où tu t’éveilles
Viens sur l’heure avec moi visiter les merveilles :
Le spectacle en est vaste, et, sans plus de retard,
Je veux l’offrir moi-même à ton nouveau regard.