Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Saveurs et parfums
II
SAVEURS ET PARFUMS
Que cette herbe fleurie en tapis étalée
Fait à notre monture une moelleuse allée !
Que ce ciel caressant, cher au cœur comme aux yeux,
Ouvre à son léger vol un champ délicieux !
Sur le dos souple et fort de cette noble bête
Qu’à travers monts et vaux nul obstacle n’arrête,
Car elle porte au pied une aile, une aile au flanc,
Couché, flattant des doigts son poil fin, lisse et blanc.
Je me laisse au hasard emporter sans secousse
Comme sur un nuage errant que le vent pousse ;
Et le sol se déroule avec rapidité
Comme un fleuve à la fois calme et précipité !
Galope, vole, glisse, et rase
Les plaines, les sommets, les eaux !
Fuis, crins au vent, flamme aux naseaux,
Coursier hardi comme un Pégase !
A tes bercements, à tes bonds
Livré, sans crainte je chevauche…
Ah ! quelle enivrante débauche
D’essors et d’élans vagabonds !
En avant ! presse ton allure !
De ma bien-aimée au front clair
Se déroule en ruisseau dans l’air
L’étincelante chevelure ;
L’air en chasse les flots mêlés,
Dont je sens le baume et la soie :
Son corps abandonné se ploie
Au rythme de tes pas ailés,
Et dans ses grands yeux pers se mire
Des pays que nous traversons
Et de leurs fraîches floraisons
L’éternel et changeant sourire !
En avant ! cours ! ce monde est grand.
Fends la mer subtile où je nage,
Dussé-je, épuisé du voyage,
Ne l’achever qu’en expirant ! —
Le docile animal, lancé sans frein ni rêne,
Joyeux sous le beau couple, éperdument l’entraîne,
Effleurant les cours d’eau, les forêts et les monts.
Les plateaux et les pics, et les vallons profonds.
L’esprit halluciné de ravissants vertiges,
Les sens émerveillés des gracieux prodiges
Qu’un paradis sans fin renouvelle autour d’eux.
Ils vont. Leur mouvement rapide et sinueux
Aux ondulations d’un reptile ressemble ;
Il en a l’élégance et la mollesse ensemble.
Faisons halte un moment, veux-tu, mon bien-aimé !
Près d’ici je connais un asile embaumé.
Où tu pourras goûter, sur le bord d’une source,
La fraîche volupté du calme après la course ;
C’est là que, bien souvent, sous le nouveau soleil
J’attendis ta venue en un demi-sommeil.
Descendons. On y va par ce sentier de mousse ;
Un souvenir d’ivresse indicible m’y pousse...
O Stella, je te suis, je te suivrai partout ;
J’ai pour loi ton désir, et j’ai fait mien ton goût.
Mais que j’embrasse encore une fois, ô mon guide,
D’un suprême regard cet horizon splendide !
A la cime des monts vaporeux et dormants,
Dans ces prés où leur pente en collines expire.
Je sens mon allégresse ou planer ou sourire ;
La mer, là-bas, m’allume au cœur des diamants !
Mon âme se dilate et nage, au ciel ravie,
Et voit de sa misère ancienne les haillons
Dispersés se résoudre en glorieux rayons !
Ce grand bain de lumière allège en moi la vie.
Mes yeux que nul éclair ne saurait plus léser
Savourent le plein jour dont ils bravent l’atteinte ;
Tout l’azur m’envahit, ma pensée en est teinte,
Elle en savoure aussi l’immense et pur baiser.
Je bois ton harmonie, adorable lumière,
Sublime harpe où vibre un hosanna sans fin
Sous les doigts éthérés de quelque séraphin
Qui fait son paradis de la nature entière !
Viens, tu n’y perdras pas ; ce n’est pas un adieu
Que tu fais à l’extase en visitant ce lieu. —
Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombre
D’une antique forêt aux colonnes sans nombre,
Dont les fûts couronnés de feuillages épais
En portent noblement l’impénétrable dais,
Si haut, si droit au ciel, que l’œil qui les contemple
Croit mesurer l’essor d’un gigantesque temple ;
Et ce peuple debout en s’élevant vieilli
Impose à leur jeunesse un respect recueilli.
Quand l’àme de Faustus, par degrés apaisée,
Offre au plus fin délice une avenue aisée,
La vierge le conduit, par un chemin secret.
Vers l’oasis cachée au sein de la forêt.
lis l’atteignent bientôt ; à l’air des bois mêlée
Une vague senteur l’a déjà révélée,
Éparse exhalaison de serre et de jardin ;
Au détour d’une roche elle apparaît soudain.
En cirque devant eux s’élève une colline
Qui jusques à leurs pieds languissamment décline ;
Une flore inconnue y forme des berceaux
Et des lits ombragés de verdoyants arceaux.
Faustus, les yeux surpris par cette flore étrange.
Des plus rares couleurs harmonieux mélange,
S’arrête et croit d’abord, doucement ébloui,
Admirer l’arc-en-ciel à terre épanoui.
L’arc-en-ciel dont l’image en mille éclairs brisée
Colore d’un torrent la poussière irisée.
Il aspire, muet, un effluve embaumant.
Sa compagne sourit à son étonnement.
Regarde ! as-tu bien fait, cher Faustus, de me suivre
T’ai-je trompé ? Tes yeux, dis-moi, sont-ils déçus ?
Ne crois-tu pas qu’une heure il sera bon de vivre
Sur ces tapis pour nous d’herbe et de fleurs tissus ?
Hé bien ! sur leur velours étincelant et tendre
Pour en jouir en paix daigne un moment t’étendre.
Pendant que tu vas reposer
Je cueillerai ces fleurs aux humides corolles ;
De leurs lèvres tièdes et molles
Je te ferai sentir le capiteux baiser.
Il faut goûter une par une
Leurs diverses odeurs que le zéphyr confond
Pour subir leur charme profond
Qu’altère, en les mêlant, son haleine importune.
Souvent, dans le terrestre exil
Où le deuil et l’espoir nous possédaient encore,
Des fleurs dont avril se décore
J’ai respiré l’encens moins pur et moins subtil ;
Et déjà j’y trouvais un baume
A ma peine, à ma joie un signal de réveil ;
Déjà je trouvais son pareil
A chaque sentiment dans quelque intime arome :
La violette sous mes pas
Exhalait une exquise et discrète tendresse,
La rose une jeune allégresse ;
Une chère espérance émanait du lilas.
Je me souviens que je cueillais
De préférence les œillets,
Dont l’âme est si fraîche et si fine.
Quand ton cher cœur s’est envolé.
Cette fleur a semblé comprendre
Et me parfumer pour te rendre
A mon amour inconsolé ;
Car son essence est ton essence.
Et, dès que je la respirais.
Je sentais dormir mes regrets
Et m’environner ta présence.
Ah ! j’ai vite oublié le nom
De plus d’une fleur de la terre :
Nulle, quand j’étais solitaire.
N’eut pour moi de parfum si bon.
Apprends que ce parfum si doux qui te rappelle
Ma première nature, imparfaite là-bas,
Ne saurait l’exprimer accomplie et nouvelle.
Devenue immuable au delà du trépas ;
Mais, dans toutes ces fleurs qu’en tes mains je rassemble,
Sans doute il en est une où le sol a formé
De ses sucs précieux l’odeur qui me ressemble,
Qui partage avec moi le caractère aimé :
Faustus, que sa vertu lentement te pénètre,
Par tes nerfs caressés envahisse ton cœur !
Et tu t’enivreras du plus pur de mon être,
Gagné par une molle et sereine langueur :
Car la félicité que la senteur éveille
Est une pure extase, exempte de frissons.
Moins vive que l’émoi des plaisirs de l’oreille
Où l’âme et l’air troublés vibrent dans mille sons ;
L’odeur suave emplit jusqu’au bord toute l’âme,
Philtre plus vague et plus obsédant que la voix,
C’est une autre musique immobile où se pâme
Une note éthérée, une seule à la fois. —
Faustus, nonchalamment accoudé sur sa couche,
Écoute les leçons de cette jeune bouche
Où la gravité chaste unie à la douceur
Lui promet dans l’amante une divine sœur.
Tandis que tour à tour chaque fleur différente
Lui souffle en le baisant son haleine odorante.
Au fond de mon cœur qu’il visite
Chacun de ces parfums suscite,
Indolent ou vif aiguillon !
Discret comme, sous la paupière
Longue et soyeuse, la pudeur,
Ou pénétrant comme l’ardeur
D’une prunelle meurtrière ;
Léger comme l’espoir naissant
Qu’une amitié de vierge inspire.
Intense et fort comme l’empire
D’un amour fatal et puissant ;
Chaud comme en ses brûlantes fièvres
Une bouche aux soupirs de feu,
Ou frais comme en leur simple aveu
De pures et timides lèvres ;
Délicat comme la bonté
Des mélancoliques amantes,
Provocant comme des bacchantes
Le fougueux désir indompté ;
Piquant comme les gais caprices
Des moqueuses au jeu cruel.
Insinuant comme le miel
Des câlines adulatrices !
Je les aspire, curieux.
Pour interroger le beau songe
Où leur suavité me plonge...
Nul ne parle bien de tes yeux,
Et nul, non plus, ne sait bien dire,
Si fin qu’il soit ou si puissant.
Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on sent.
Dans ton candide et clair sourire. —
Il persévère. En vain chaque parfum nouveau
Évoque un idéal en son jeune cerveau :
Le plus exquis n’a point exprimé tout encore
Du charme exquis de l’âme et des traits qu’il adore ;
Mais, parmi la jonchée éparse sous ses doigts,
Voici qu’une humble fleur sollicite son choix :
Elle est d’un bleu si tendre, elle est si satinée
Qu’elle rappelle aux yeux un ciel de matinée.
Il la prend. Aussitôt, comme un homme altéré
Accueille avec transport le breuvage espéré,
Il flaire avidement la tremblante corolle,
Et reste fasciné, l’œil fixe, sans parole,
Sous le frêle encensoir dont le pistil fumant
Lui verse le suprême et juste enchantement ;
Et l’aspiration qui gonfle sa narine
Tient longtemps arrêté son souffle eu sa poitrine.
Enfin, pale, au plaisir profond dont il jouit
Il succombe épuisé, pleure et s’évanouit…
Il a penché sa face, où la mort semble empreinte,
Sur le cœur de Stella qui voit sans nulle crainte,
Tel qu’un adorateur s’inclinant sur l’autel,
Défaillir son ami qu’elle sait immortel.
Dans un ruisseau qu’embaume une herbe délicate
Elle puise à deux mains un salubre aromate
Et l’en arrose. Il donne aux choses d’alentour
Un regard vague et lent, qu’il pose avec amour
Sur celle dont les soins et le serein visage
Lui rendent de ses yeux le plus céleste usage.
Dans la main qu’il attire et baise avec ferveur
Du cordial puissant il goûte la saveur.
Cette précieuse liqueur,
Qui t’offre une innocente et facile ressource
Pour renouveler ta vigueur.
Jadis le carnage des bêtes
Pour te nourrir t’était vendu :
Jamais pareil festin ne souillera nos fêtes ;
Ici, plus de sang répandu !
Nul être ici ne sacrifie
Les corps pour respirer construits ;
La dent n’attaque ici nulle sensible vie
Et ne mord que la chair des fruits ;
Et, récoltés sans rudes peines
Sur un sol aux rêveurs clément,
Ces fruits d’un pur fluide enrichissent les veines,
Délectable et noble aliment.
Tes forces s’y pourront refaire
Sans meurtre, à l’abri du remords ;
Sur le sein généreux de cette noble sphère
Tu ne vivras plus par les morts.
Non, c’est une planète où la vie est éclose
Sous des lois qu’un sort juste à ses hôtes impose ;
Nul être n’y subsiste au détriment d’autrui,
Et n’y doit forcément pour jouir avoir nui.
Tous les maux sont finis qui t’affligeaient naguère :
Les espèces ici ne se font plus la guerre ;
Aussitôt satisfait sans qu’il en coûte un pleur.
Le besoin maintenant n’est plus une douleur ;
Aiguillon toujours vif que ne craint plus personne,
L’appétit rend meilleur les mets qu’il assaisonne ;
Et la faim, qui sur terre à son gré fait mouvoir
Les vivants qu’elle obsède, ici perd son pouvoir.
Regarde autour de toi ces merveilleuses plantes :
Les sucs en sont puissants et les senteurs troublantes ;
Ces arbres somptueux t’offrent des fruits nouveaux
Dont tu te peux nourrir sans pénibles travaux.
Qu’il fait bon devant soi marcher à l’aventure,
Affranchi de tous soins,
Par la terre qu’on foule assuré, sans culture,
Contre tous les besoins !
Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie
Des cadavres ouverts.
Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie
Nourrisse un jour les vers !
Qu’il fait bon dans les champs que le ciel seul féconde
Jouir de la saveur,
Sans qu’une aveugle faim sur un étal immonde
Paye cette faveur !
Pourtant ces fruits parfaits que nous tend chaque branche,
La parfaite liqueur
Que pour nous ce rocher dans les herbes épanche
Parlent moins à mon cœur ;
Ils lui rappellent moins ses émotions chères
Par leur suave goût
Que ne le font ces fleurs par leurs senteurs légères,
La dernière surtout !
Ah ! le subtil encens qui des fleurs se dégage
S’élève droit à l’âme, où son secret langage,
Dont rien ne la distrait, est facile à saisir,
Tandis que les saveurs, avant d’atteindre l’âme,
Rencontrent l’appétit qui pour soi les réclame
Et, brutal, en dispute au rêve le plaisir.
A l’exploration de nouvelles contrées
Dispose maintenant tes forces recouvrées,
Ce qu’il nous reste à voir, c’est l’idéal vivant.
Dans ce vallon fleuri les couleurs et les lignes
D’un amoureux regard déjà t’ont paru dignes ;
Mais le beau qui respire est le plus émouvant.
VOIX DE LA TERRE
Cependant, loin, très loin, tout là-bas dans l’espace,
Une rumeur immense et confuse s’amasse,
Pareille au sombre chœur des lamentables voix
Que l’orage imminent soulève dans les bois,
Ou bien au chœur lugubre et plus sinistre encore
Des vagues et des vents dans leur combat sonore.
C’est la plainte grossie où se sont rassemblés
Les blasphèmes sans nombre aux prières mêlés,
Qu’adresse, jour et nuit, du dos de sa planète
L’humanité souffrante à sa Cause muette.
Le prêtre qui fait dire à l’enfant son credo
Et du jour offre à Dieu le renaissant fardeau ;
Le savant qui n’a foi qu’aux jeux de la matière
Et, du ciel affrontant la profondeur altière,
La somme de répondre et n’y sent rien parler ;
Le malade innocent que fait geindre ou hurler
Contre son créateur sa brutale torture ;
Le pauvre qui réclame à l’avare Nature,
Puisqu’il faut vivre, au moins de quoi ne pas mourir ;
Le riche qui, lassé de son âme à nourrir,
Implore un nouveau leurre à l’ennui qui le ronge ;
Le marchand qui poursuit un gain, l’artiste un songe,
Le laboureur la pluie et le marin le vent,
Le guerrier la victoire aveugle trop souvent.
Le fort l’autorité, le faible la justice,
Tous, que l’un le conjure ou l’autre le maudisse,
Nomment un maître hostile ou propice à leurs vœux.
Dont ils cherchent très haut le trône au-dessus d’eux.
Et, misérables tous, lancent, farouche ou tendre,
Leur appel dans l’abime à qui pourra l’entendre !
Cet appel marche, il monte, il a dépassé l’air,
Il ébranle déjà l’incorruptible éther.
Il progresse, il atteint les sphères lumineuses.
Pas une étoile encore, entre les plus fameuses
Que sa grande onde effleure ou traverse en chemin,
Ne reconnaît en lui la voix du genre humain.
Mais la Divinité, ni proche ni lointaine,
Règne immanente au monde, et, sans faveur ni haine,
Des destins mérités mûrit le juste choix.
Elle laisse vaguer tout ce vain bruit de voix
Dans l’espace peuplé des séjours transitoires
Qu’aux émigrants mortels assignent les victoires
Ou les relâchements de leur libre vertu.
Par delà leurs tombeaux, où rien n’en est perdu.