Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Le Sacrifice
X
LE SACRIFICE
Que le bonheur de l’homme est un problème étrange !
Toute bête, pourvu qu’elle s’accouple et mange
Et laisse entrer le jour dans ses yeux grands ouverts,
Est contente. Elle fait aux aliments offerts
Le même accueil joyeux qu’aux pâtures conquises
Et ne tend au bonheur que par des convoitises.
Mais l’homme ne jouit longtemps et sans remords
Que des biens chèrement payés par ses efforts,
Et ses vœux, désertant la terre qu’ils dédaignent,
Aspirent où jamais les appétits n’atteignent,
Où son ame franchit les limites de l’air.
Au ciel inhabitable à ses poumons de chair.
Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne,
Et le but que si haut la vertu lui désigne
Le condamne à gravir d’un pied endolori
Les sommets nus, rivaux du sol bas et fleuri.
Jadis en abordant cette plage clémente
D’où son âme à l’abri défiait la tourmente,
Faustus avait d’abord, sans mélange, éprouvé
L’ineffable douceur de se sentir sauvé ;
Il ne s’était, plus tard, souvenu de la terre
Que pour en goûter mieux le lointain salutaire,
Puis tout le monde ancien s’effaça dans l’oubli
Comme un vaisseau coulé sous une mer sans pli.
Or, voilà qu’un sinistre et vagabond message,
Ébranlant tout à coup son cœur d’homme au passage,
Y réveille en sursaut des échos endormis
Comme un poignant appel de naufragés amis.
Cet appel obsédant, qu’il reconnait, l’entraîne
Du port céleste et sûr où la vie est sereine
Là-bas vers le point noir d’où, parmi les brisants,
Fut poussé jusqu’à lui ce cri d’agonisants.
Mais pourra-t-il jamais démarrer de la grève
Le sauveteur captif de l’Amour et du Rêve ?
Pourra-t-il, triomphant de ses ensorceleurs.
En rompre l’anneau d’or et la chaîne de fleurs ?
………………..
Ne songe pas, Faustus ; lève plutôt la tête !
Quelle nuit ! On dirait qu’un triomphe s’apprête,
Que, sous un dais immense et d’un velours nacré,
Pour quelque alléluia s’assemble un chœur sacré.
La nuit qui t’arracha des larmes était-elle
Aussi religieuse, aussi pure, aussi belle ?
Je n’ai jamais senti sous ton baiser d’époux
Tant de sécurité dans un repos si doux…
Mais où va ton regard subitement plus sombre ?
Ami, que cherches-tu parmi ces feux sans nombre ?
Mais seulement par la pensée,
Le monde où tu t’es fiancée
A moi par ton premier serment ;
Car cette terre aux yeux perdue,
Dont le soleil là-bas semble pâle et dormant,
Est comme dévorée au loin par l’étendue.
Je me rappelle cet enfer,
Bloc pétri de flamme et de fange,
Et les fruits nés de ce mélange :
Le tigre, le vautour, le ver !
Et cependant je l’aime encore
Pour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher,
Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.
Je n’en ai plus qu’un terne et confus souvenir…
De presque tous ces noms prononcés par ta bouche
Je ne reconnais plus le son vil ou farouche…
Fleur est le seul d’entre eux que j’ai pu retenir.
Est riche encore d’autres noms
Que, même en l’Éden où nous sommes,
A nos plus chers biens nous donnons.
Ces noms appris ailleurs jadis,
Nul autre en douceur ne les passe
Dans la langue des paradis.
Et d’un son pur comme le leur,
Un mot sacré là-bas existe…
Reconnais-tu le mot douleur ?
Ah ! dans mon cœur, ce mot, d’heureux jours innombrables
L’avaient bien effacé !
Un coutumier bonheur fait d’ivresses durables
M’a voilé le passé.
Jusqu’à la nuit sublime où, m’abusant, tes larmes
Ont de tes yeux jailli
Si chaudes que, rendue aux anciennes alarmes,
J’ai soudain tressailli.
Alors (mais ce fut court comme un vol de nuée
Qui menace et s’en va)
Du fond de ma mémoire une ombre remuée
Tout à coup s’éleva,
Foule vague et lointaine, à peine murmurante.
Qui m’effraya pourtant,
Mais que ton regard calme et ta voix rassurante
Chassèrent à l’instant.
Parfois un reste obscur de la crainte éphémère
Dont j’ai pour toi frémi,
Effleurant mon bonheur, même en tes bras l’altère ;
Je te l’avoue, ami !
Cette peur que pour moi tu sentis par méprise
A soulevé, dis-tu, la brume informe et grise
Du passé de là-bas longtemps enseveli…
Hélas ! et, par moments, ce souvenir morose
T’importune, lambeau d’orage en un ciel rose…
Si la terre pourtant souffrait de notre oubli ?
Si devant nous, Stella, ses passagers, nos frères,
Sur leur grossier radeau battu des vents contraires,
Vers l’infini muet dressaient leurs fronts meurtris
Et joignaient en pleurant leurs mains désespérées
Sans voir poindre aucun port dans les mers éthérées,
Ni luire aucun signal en réponse à leurs cris !
Pourrions-nous, entendant leur appel de détresse,
Lisant dans leurs regards l’effroi qui les oppresse,
Nous sentir dans la joie innocemment heureux,
Et, riches d’un savoir qui leur serait utile,
N’en faire qu’un usage infécond et futile,
Et, vivant pour nous seuls, ne rien tenter pour eux ?
De leur sort subi sans témoin
N’absoudrait pas, bien qu’ils soient loin,
Pour eux en nous l’indifférence.
Leurs corps pour le martyre élus
Sont du même sang que les nôtres,
Et leurs âmes ne sont point autres
Que nos propres âmes non plus.
Des fibres vives nous rattachent,
Hors de l’espace, à nos pareils,
Et les distances des soleils
Jamais du cœur ne les arrachent.
Mais, malgré leurs siècles de rouille,
Il suffit d’un pleur qui les mouille
Pour les attendrir aussitôt.
Ah ! s’il est vrai que tu ressentes
Comme moi l’ancienne pitié.
Pourquoi t’ouvrirais-je à moitié
Mes tristesses compatissantes ?
Pour t’en épargner le souci
Je te dissimulais mon trouble ;
Mais l’atteinte en nos cœurs fut double :
Tu souffrais pour la terre aussi. —
Tout étonné, Faustus avec ferveur écoute
Ces paroles qu’ensemble il savoure et redoute :
Pour l’œuvre qu’il médite il en sent tout le prix ;
Mais son projet terrible a-t-il été compris ?
Il se recueille et cherche un prudent artifice
Pour deviner l’accueil promis au sacrifice.
« Mon silence est bien loin d’un lâche désaveu :
Il m’est, dit-il, si bon de croire
Que j’ai pu pour la terre évoquer un beau vœu
Du fond de ta mémoire !
« Plus ange par les traits tu devins en retour
Par tes œuvres ici moins femme,
Depuis qu’ayant guéri mon passé, ton amour
Cessa d’être un dictame.
« Ah ! je songeais combien nous aurons à souffrir
De connaître et vainement plaindre
Tant de maux qu’il serait plus noble de guérir
Que doux de ne pas craindre.
« Et j’enviais l’honneur, par d’autres mérité,
D’abolir la misère humaine ;
Je rêvais d’aller rendre à notre charité
Son douloureux domaine ;
« Mais, sans avoir perdu, grandi par cet honneur,
Le nom d’époux dont tu me nommes,
De revenir vers toi mêler à ton bonheur
Celui de tous les hommes ! »
Levant son clair regard, Stella profondément
Dans les yeux de Faustus le plonge un long moment ;
Elle y mire son âme avec idolâtrie,
Lui jette au cou ses bras, les y noue, et s’écrie :
« Si tu faisais cela, mon bien-aimé, mon roi !
(Mais c’est chose impossible et folle que tu rêves...)
Si tu désertais l’astre où m’ont rivée à toi
Nos heures de délice innombrables et brèves ;
« Si, héros par l’ivresse encore mal dompté,
Vers la terre osant seul rebrousser les abîmes,
Tu voulais du loisir et de la volupté
Immoler les douceurs à des devoirs sublimes,
« Pourrais-tu, déserteur, de ton cou détacher
Ces deux bras dont l’anneau si fortement l’enlace,
Et, m’emportant ma vie, à mon cœur l’arracher
Avec le lambeau même où saignerait ta place ? »
Quel nœud cher unit nos deux êtres !
Jamais à la façon des bourreaux et des traîtres.
Je ne séparerais, Stella, mon sort du tien.
Car je te suivrais n’importe où :
J’irais, me fallût-il briser chaîne et verrou.
Pieds nus, t’accompagner jusqu’au dernier calvaire !
De m’aimer encor davantage,
Assez pour renoncer au périlleux partage
D’un hasard difficile à braver de plus prés…
Mets-le donc à l’épreuve aussi !
Va ! rien ne m’effraierait que d’être veuve ici :
Avec tout son appui ma force fuirait toute. —
S’envelopper debout dans son propre linceul
Pour s’offrir, âme et corps, pleinement libre, et seul,
Au salut de l’espèce, et, si l’on y succombe,
Sentir qu’on a fondé sa gloire sur sa tombe
Et donné dans ce lit à son front pour chevet
Ineffablement doux le bonheur qu’on a fait,
Y perdît-on des jours fîlés d’or et de soie,
Ce n’est que transformer, pour l’ennoblir, sa joie !
Mais s’il faut condamner à l’amer abandon
D’un astre où tout est pur, lumineux, noble et bon,
Et vers l’ancienne geôle où l’homme rampe et souffre
Entraîner dans la nuit menaçante du gouffre
Un être cher et frêle, une femme, avec soi,
Le cœur lui-même oppose au dévoûment sa loi !
Faustus en hésitant contemple la victime...
Mais il rougit bientôt qu’en la balance intime
Le soupir d’une femme ait pour lui plus de poids
Que tous les pleurs du monde y tombant à la fois.
Stella, ne faisaient pas outrage !
Que s’adressaient dans ma pensée
Ces mots dont tu fus offensée :
Douté-je de ton dévoûment !
Ah ! ta vaillance est sans reproche,
Et si l’aventure était proche
Tu renoncerais, n’est-ce pas ?
À ce jour qui nous environne.
Ou le baume après les combats ?
Hé bien, qu’attendons-nous ? La lice est préparée,
Et les cris des hérauts ont déjà retenti !
Entre le Mal et moi la lutte est déclarée ;
Le signal de là-bas en est déjà parti :
La grande plainte humaine a rempli mes oreilles
Pendant la nuit divine où mes yeux t’ont fait peur ;
Depuis lors sans relâche elle a hanté mes veilles.
Comme un remords secoue une infâme torpeur !
Enfin j’ai résolu, possesseur solitaire,
Invulnérable ici, d’un stérile savoir,
D’en porter le secours aux damnés de la terre,
D’en ouvrir la merveille à leur mourant espoir !
Que sont-ils devenus ? Hélas ! mon savoir même
(Savoir humain, borné sous un front par des sens)
Expire, avec ma vue, au seuil de ce problème ;
Leur sort défie au loin mes regards impuissants !
Mais je vais sans nuage et bientôt le connaître,
O ma Stella ! par toi dans l’ombre accompagné.
Viens, les hauteurs du ciel nous verront reparaître
Fiers et sûrs d’un bonheur immuable et gagné ! —
Elle écoutait, l’œil fixe et la bouche entr’ouvertc.
L’imminence imprévue et soudain découverte
D’un retour au passé par quelque étrange mort
La trouve désarmée et l’accable d’abord.
D’une voix basse où tremble une angoisse indicible :
« Quoi ! tu voudrais… O Dieu ! non ! ce n’est pas possible.
Répond-elle en posant, affaissée à demi.
Ses deux mains et son front sur le sein de l’ami.
Chère Stella ! toi-même à l’instant…
Je ne te trahis pas, mais le coup qui m’étonne
Est brusque… inattendu… terrible…
Je le voulais rapide, hélas ! mais non brutal.
C’est à moi d’obtenir mon pardon : je l’implore,
Souris-moi, reste là sur ma poitrine encore
Pour sentir de plus près ma tendresse et ma foi.
Oui, relève ton front pâli, rassure-toi,
De ton ébranlement reviens, ma bien-aimée ;
Mon cœur bat sur le tien, Stella…
Un court saisissement, comme un éclair d’effroi,
M’avait jeté dans l’âme un subit désarroi ;
Mais me voilà rendue à ma volonté vraie !
Tu me suivras ?
Réfléchis...
Si tu me secondais davantage en restant ?
Si, n’ayant, seul là-bas, à songer qu’à ma tache,
Je m’y consacrais mieux ?
Qu’au sacrifice affreux dont tu m’oses parler !
De grâce...
Ou bien mets à néant mon amour et ma vie !
Tu veux que je demeure alors ?
Ah ! que tu lis en moi juste et profondément !
Et que ce cri d’estime allège mon tourment !
Je voulais t’épargner cette mâle aventure,
Mais je n’avais, d’abord, pas osé t’en exclure :
Ton amour indigne l’eût proscrite aussitôt ;
J’espérais amener l’ange à m’attendre en haut
Pour y sauvegarder l’épouse : tu refuses,
Et, deux fois magnanime en déjouant mes ruses,
Tu m’absous immolée, et tu veux de ta main
Tendre ta part de ciel au pauvre genre humain.
J’y suis prête.
M’a promis son grand philtre et son aile rapide
Pour l’accomplissement de mon grave dessein.
Aux passagers connus elle ouvrira son sein,
Et, nous enveloppant de sa caresse austère.
Ira nous déposer ensemble sur la terre.
Nous nous réveillerons sous notre ancien sokil.
J’aspire en tressaillant à ce lointain réveil ;
Mon oublieux regard m’y semblera novice…
Mais quel prodige a mis la Mort à ton service ?
L’avis sacré d’un songe.
Eh ! quel songe n’est vain ?
Celui-là fut vraiment marqué du sceau divin.
J’avais, tout un long jour, fatigué ma pensée
A m’assurer les vents pour cette traversée ;
Enfin, comme un pilote invoquant, au départ,
Devant l’immensité, sa foi plus que son art,
Je m’en étais remis à mon Juge suprême
Pour que, s’il m’approuvait, il me guidât lui-même ;
Confiant dans l’arrêt j’attendais le secours.
Or, à l’heure où le somme étend ses rideaux lourds,
La Mort, l’auguste Mort, l’infaillible Passeuse,
Non celle qu’imagine infecte, blême, osseuse,
Notre invincible horreur pour le cadavre humain,
Mais la Force qui fraye aux âmes leur chemin
Et les entraîne au but que l’Espérance indique,
M’apparut sous les traits d’une vierge pudique.
Elle me révéla sa sainte mission.
Puis marquant dans l’espace avec précision
D’un geste sûr le point où la terre gravite :
« J’y peux voler, dit-elle, et l’atteindre aussi vite
Que j’en marque la place, et, couchés dans mes bras,
Je vous y porterai tous deux, quand tu voudras. »
Je me dressai soudain, les yeux hantés encore
Comme du spectre clair d’un fuyant météore ;
Tu dormais immobile et blanche à mon côté,
Et je crus voir pâlir dans l’ombre ta beauté,
Comme si, dans son vol t’effleurant la paupière,
La Mort t’eût préparée à t’enfuir la première.
J’ai souvenance, ami, qu’une nuit, en effet,
Je me sentis sombrer dans le sommeil parfait
Que j’ai connu jadis en montant vers ce monde :
C’était comme une paix infiniment profonde.
Certes, s’il n’en doit pas coûter plus à nos sens,
S’il nous faut seulement glisser dans l’autre sens,
A quoi bon différer la fatale descente ?
Nos regards sont tournés vers la patrie absente :
Ne les reportons plus au paradis laissé ;
Notre zèle, en tombant, s’y débattrait, blessé
Comme un ramier meurtri par les lacets d’un piège ;
Sauvons-le du regret qui de partout l’assiège.
Oui, fragile est l’ardeur, le devoir ombrageux :
Craignons de retirer sous le dé nos enjeux
Par la tentation d’un regard en arrière ;
Ne prêtons pas l’oreille à la douce prière
Que nous fait cet Eden au climat suborneur
De ne le pas risquer pour le gain de l’honneur.
Vois, le profil des monts tendrement s’illumine ;
Moins sombre est la forêt qui là-bas s’y termine ;
Autour de nous déjà se redressent les fleurs,
Le crêpe est moins épais qui voilait leurs couleurs,
Leur grâce nous menace, et l’aurore prochaine
Va rendre à ce vallon l’attrait qui nous enchaîne :
C’est au réveil des fleurs que la vertu s’endort…
Prends-moi donc sur ton cœur et fais signe à la Mort !
O bravoure où criait l’ancien sang de sa race !
Avec emportement son bien-aimé l’embrasse…
Époux, l’un contre l’autre appuyez bien vos cœurs :
Vos âmes cette fois sur vos lèvres sont sœurs
Par un lien plus fort que les chaînes charnelles ;
Leur commun dévoûment les a faites jumelles
Par l’héroïque emploi de leur félicité,
Comme jamais encore elles ne l’ont été.
Vous connaissiez l’amour, mais non sa joie entière :
La profonde douceur, la jouissance altière
De rendre sur la lèvre un culte à la vertu.
De pouvoir s’adorer quand le désir s’est tu.
La tombe est toute faite, et pour l’heure fatale
L’aube leur a tissé des suaires d’opale.
Ils regagnent leur couche, et se livrent tous doux,
En silence, à l’asile aujourd’hui hasardeux
Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille
Où, depuis si longtemps, leurs bonheurs de la veille
Au fidèle matin renaissaient rafraîchis.
Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis
Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble
Que le trépas déjà les ait glacés ensemble.
Ils n’ont pas vu la Mort achever leur repos :
Leurs yeux à leur insu par degrés se sont clos,
Leurs fronts n’ont plus pensé, décolorés à peine,
Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand le soleil du monde abandonné par eux
Embrasa tout à coup l’horizon vaporeux,
Une abeille rôdeuse, explorant les prairies,
Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries
S’arrêta pour y faire un butin pour son miel.
Comme avec la douleur se fait la joie au ciel.