Le Bonheur (Sully Prudhomme)/Le Retour
XI
LE RETOUR
Qu’est devenu là-bas le vieux globe vivace
Où luttait par l’esprit et par la volonté
Contre le sol revêche et le fauve indompté
L’homme auguste, qui seul y pût dresser la face ?
Cet astre a bien changé depuis les jours lointains
Où Faustus et Stella par des trépas précoces,
Pour célébrer plus haut leurs éternelles noces,
Furent tous deux ravis vers de nouveaux matins.
L’homme en a disparu. Le céleste silence
Que son verbe sublime y rompait autrefois
N’est maintenant troublé que par d’inertes voix,
Par le bruit sourd du vent dans les bois qu’il balance,
Par la vague rumeur des mers et des torrents,
Par le fracas brutal des aveugles tempêtes,
Par les cris isolés et discordants des bêtes
Qui dans les hauts fourrés poussent leurs pieds errants.
Dans la faune et la flore une fixe harmonie
Fait durer chaque espèce autant que son milieu ;
L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu,
Finit avant le monde où régna son génie,
Et ses sujets ont tous à leur roi survécu.
La vie a déserté, d’âge en âge plus brève,
Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve ;
Par sa victoire même il a péri vaincu.
Ses derniers descendants n’ayant plus la main rude,
Le sceptre y défaillit, tandis que, pas à pas,
La Nature poussait sur le maître enfin las
L’assaut des révoltés luttant sans lassitude,
Jusqu’à l’heure où partout a bondi, libre et seul,
Le peuple, hier captif, des parcs et des étables,
Où l’âpre invasion des plantes innombrables
A couvert les cités d’un souriant linceul.
L’ancien cirque offre au lièvre un vallon de fougères
Et dans un clair bassin l’eau du ciel à l’oiseau ;
Le pont ne prête plus qu’au nid son frais arceau,
Et le lierre y suspend des guirlandes légères ;
Le fort et ses canons dorment ensevelis ;
La tour de l’astronome en tertre s’est muée ;
La plaine est par le temple à peine bossuée,
Les palais et les murs n’y forment que des plis.
Les graines vont germer où le vent les disperse :
Sur les flancs de la terre autrefois bigarrés
La culture parquait, avec soin séparés,
Les divers végétaux de parure diverse ;
Maintenant, confondus par les jeux du hasard,
Dans leur croissance exempts d’hostiles influences,
Ils ne font qu’un tapis où toutes leurs nuances
Donnent partout ensemble une fête au regard.
Ce n’est qu’une forêt désormais sans barrières,
D’un pôle à l’autre offerte au baiser du soleil,
Où les déserts qu’il vêt d’un poudroiement vermeil
Et les chaos rocheux sont les seules clairières.
Le peuple ailé voltige et chante rassuré
Sous le fidèle abri des renaissants feuillages,
Et ne trouve, au retour de ses constants voyages,
Aucun asile vert qui soit dénaturé.
Plus de joug : les taureaux marchent la corne haute,
Les gazelles font fête aux génisses leurs sœurs ;
Plus de lourds cavaliers ni de traîtres chasseurs :
Les chevaux et les cerfs galopent côte à côte ;
Et foulant, rois du sol par un juste retour,
Sur les vieux champs de Mars, les lis dans les luzernes
Et les lilas, suaire embaumé des casernes,
Ils vaguent par troupeaux que fouette seul l’Amour.
Sous le pied fugitif des promptes antilopes
Que les lions debout menacent de leur flair,
Sous l’œil grave et perçant des aigles, rois de l’air,
Il n’est pavés ni toits sans vertes enveloppes ;
Dans les ports écroulés les luisants goëmons
Ont, par-dessus les quais, rampé de proche en proche ;
Et, les flancs incrustés dans le sable et la roche,
Dorment de gros vaisseaux fixes comme des monts.
Tels des géants couchés dont saillirait l’épaule,
De monstrueux engins, témoins des derniers arts,
Dressent leurs angles nus où rôdent les lézards,
Rien n’ayant pu germer sur le cuivre et la tôle ;
Et le livre, où déjà les avaient préparés,
Même avant Archimède, Euclide et Pythagore,
A, loin du jour qui luit sur le métal encore,
Rejoint les inventeurs, tous dans la nuit rentrés.
Les jardins où Platon butinait ses paroles
Et le fameux portique où méditait Zénon
Ne sont plus : tout le marbre enfoui dort sans nom,
Et l’abeille est partout suspendue aux corolles ;
Les bois en s’inclinant ne font plus de saluts,
La lyre sans Orphée est sur eux impuissante ;
Elle attend vainement l’âme d’Homère absente,
Qui s’en est envolée et n’y passera plus !
L’air est veuf des frissons sacrés de l’éloquence :
Effleurés vainement de souffles sans vertus,
Les rostres par la ronce étouffés se sont tus ;
Les lèvres qui prêtaient aux sons leur élégance
Les en ont dépouillés par leur dernier soupir ;
La terre a vu s’éteindre avec la bouche humaine
La seule bouche où l’âme eût façonné l’haleine
Et su dans le baiser par le serment s’unir.
Oui, l’homme eut des lèvres divines
Par la parole et le baiser ;
Mais combien de dards et d’épines
La haine y savait aiguiser !
Combien y firent de blessures
Les mots à l’âme en frappant l’air,
Plus pénétrantes et plus sûres
Que celles des dents à la chair !
Combien de lâches perfidies
Y mêlaient le miel au poison !
Par combien d’insultes hardies
Le dogme y blessait la raison !
Et, si les fables des poèmes
Y berçaient le front déridé,
Que de mensonges, de blasphèmes
Y souffletaient la Vérité !
Si l’avide interrogatoire
Dont l’homme obsédait l’Univers
En perça le masque illusoire,
Si l’homme osa lire au travers,
Que son audace fut punie !
Il dut reculer, l’œil hagard,
Devant la trouée infinie,
Plus profonde que son regard.
Il laissa retomber les voiles
Qu’on ne lève pas sans trembler,
Mais il y nombra tant d’étoiles
Qu’il sentit les cieux l’accabler ;
Il se trouva plus solitaire
En se découvrant plus petit :
Alors il embrassa la terre
Avec un sinistre appétit.
Quittant sa lutte commencée
Avec l’impossible à saisir,
Il n’occupa plus la pensée
Qu’au raffinement du plaisir.
Et, las des recherches altières,
Docile aux instincts seulement,
Il n’employa plus ses lumières
Qu’à servir leur aveuglement.
La richesse engendra l’envie.
Complice des arts énervants,
La guerre moissonna la vie
Dans des carnages plus savants.
Ce fut moins par la noble usure
Des blanches ailes de l’esprit
Que par les désirs sans mesure
Des sens épuisés qu’il périt.
Triomphe ! Te voilà soulagée, ô Cybèle,
Du fardeau de ton dernier né :
Une floraison folle orne ton front rebelle,
L’ancienne floraison, plus simple et non moins belle,
Qui l’avait d’abord couronné.
Les accrocs insultants dont le soc et la hache
Enlaidissaient ton beau manteau,
L’immense frondaison des forêts les y cache,
L’herbe y couvre le plâtre et sa cruelle tache,
Et le plat baiser du rateau.
Depuis que la Nature a de son puissant geste
Effacé tant d’affronts divers,
C’est ta parure antique et sans fard qui te reste :
L’or de tes sables nus et ta verdure agreste
Et l’azur glauque de tes mers.
Le hasard, non l’apprêt, mêle en ta chevelure
À l’églantine le raisin,
Et tes enfants dont l’homme humiliait l’allure
Heurtent d’un franc sabot, sans gêne à l’encolure,
Ton solide et plantureux sein.
Ils n’ont plus dans leur œil redevenu sauvage
La nuit des longs maux sans espoirs ;
Aucune maladie aujourd’hui ne ravage
Leurs corps luisants sauvés des travaux du servage :
Ils broutent sur les abattoirs.
Et si les carnassiers leur font la chasse encore,
Si le meurtre n’a pas pris fin,
Du moins plus de ripaille où le rire sonore
Ose absoudre la dent ; plus rien qui déshonore
L’œuvre fatale de la faim !
O Terre, elle a cessé, l’injure impérieuse
De la race humaine à tes droits !
Insolente à ton tour, tu fais pousser, joyeuse,
Où flottaient les drapeaux, l’aubépine et l’yeuse,
Et les chardons autour des croix !
Ton maître est le Soleil. Celui-là t’apprivoise
Pour ton bien, par l’attrait du jour ;
Tu l’aimes, car c’est lui qui te peuple et te boise ;
Tu hais l’homme, et les fleurs dont l’éclat te pavoise
Fêtent sa mort, non sans retour.
Il revient cependant.
Le couple endormi plane
Tout proche, et la senteur qui, chargeant l’air, émane
Des forêts, leur murmure au bruit des mers mêlé
Et la fraîcheur des vents ont déjà révélé
À ses sens qu’un rappel à la vie émerveille
Ton voisinage vague encore… Il se réveille !
Faustus et sa compagne ouvrent en frissonnant
Au soleil de jadis d’autres yeux maintenant :
Il leur semble d’abord que son jour les éclaire,
Voilé d’un crêpe fin, comme un midi polaire,
Car de l’Éden quitté, là-bas évanoui,
Le fond de leur mémoire est encore ébloui.
Mais c’est le jour natal, et leur âme qu’il charme
En goûte la caresse à travers une larme,
De quelque peine ancienne inconscient reflux…
Puis l’attendrissement, croissant de plus en plus
Avec le souvenir de ce malheureux monde,
Rompt la digue des pleurs dont il attirait l’onde.
Combien avait de prise encore et de vigueur
La racine terrestre enfoncée en leur cœur !
Et que ces monts, ces bois, ces champs, ces mers, ces fleuves
Rendent d’amis perdus à leurs prunelles veuves !
L’ange pâle a fait halte et demeure en suspens…
« Vole ! exauce l’amour qu’en ces pleurs je répands,
Ô Mort ! lui dit Stella. Notre œuvre est commencée ;
Pour ne pas s’accomplir elle est trop avancée.
Au départ j’ai frémi, mais je brûle à présent
De rendre à la douleur un culte bienfaisant ;
N’arrête point au seuil l’essor qui nous ramène.
Après un lâche oubli, vers la patrie humaine. »
Oh ! pourquoi, si près d’eux, au moment d’atterrir,
Faire attendre les maux que nous voulons guérir ?
Divine conductrice, achève donc la route !
Qui te peut retenir de la mesurer toute ?
Là, sous tes pieds, peut-être à ton fardeau sauveur
La foule des souffrants attache avec ferveur
Son espérance ardente et tant de fois déçue
D’apprendre si la tombe a vraiment une issue
Ouvrant à la douleur un céleste avenir,
Ou de la voir sur terre et sans délai finir.
C’est la première fois qu’au lieu de leur naissance,
Après que des Édens ils ont pris connaissance,
Je rends ceux dont mon souffle avait guéri les maux.
J’ai renversé pour vous mes trajets sidéraux,
Et j’hésite, à ma route ordinaire infidèle,
Devant la cruauté de mon dernier coup d’aile.
Il m’avait agréé de vous ravir d’ici
Vers un astre où le sort vous serait adouci,
Où vous auriez le prix de vos peines passées
Par un loisir sans trouble à jamais effacées ;
Mais la compassion pour le malheur lointain,
Comme un flot lent à sourdre et qui jaillit soudain,
Vous a fait tout à coup, saintement téméraires,
Replonger dans la nuit pour rejoindre vos frères.
Je ne suis que l’esclave aveugle des héros :
Leurs propres dévoûments sont leurs premiers bourreaux,
Et l’entier sacrifice a pour loi mon silence ;
Qui me suit pour l’honneur dans l’inconnu s’élance ;
Et par ma bouche avare (et savante pourtant !)
Rien ne doit transpirer du destin qui l’attend.
Vous aurez fait, hélas ! l’expérience amère
Du plus noble dessein couvant une chimère,
De l’action sublime et sans utilité. —
Elle se tait, baissant son regard attristé.
Quoi donc ? Ose tout dire ! Est-ce que, d’aventure,
L’homme fuirait le baume aux tourments qu’il endure,
Et serait-il tombé dans un tel désespoir
Qu’il niât et bannit les sauveurs sans les voir ?
Ou, déjà secouru, n’a-t-il plus besoin d’aide ?
Ou lui-même à ses maux sut-il porter remède ?
Ah ! s’il était heureux, nous le cacherais-tu ?
Non ! Ta parole est sombre et ton front abattu :
Qu’il fût déjà sauvé par lui-même ou par d’autres,
Tes yeux depuis longtemps l’auraient su dire aux nôtres.
La Nature a frustré, bien avant aujourd’hui,
L’appel qu’il vous lançait et votre élan vers lui
(Nul décret désormais ne m’oblige à le taire,
Car où cesse l’épreuve expire mon mystère) ;
Si vous n’entendez pas monter les bruits confus
Des vivantes cités, c’est qu’elles ne sont plus…
Grand Dieu !
Et les chemins, jadis, ont croisé tant de raies,
Vous ne voyez partout qu’un vaste océan vert
Ondulant aussi loin que le regard se perd,
C’est qu’ils sont reconquis par les bois et l’herbage,
Et que plus rien n’y roule et rien ne les partage…
L’homme ? L’homme ?
Dans la nuit du passé gisent épars ses os ;
Et, depuis que mon souffle en a tari la moelle,
Sur l’échelle des cieux, où le fait voyager
Sa propre conscience au poids lourd ou léger,
Ce qu’il a d’immortel fuit d’étoile en étoile.