Le Bohême (Guillemot)/09
LE BOHÊME HONNÊTE.
igne du respect de tous, méritant
toutes les sympathies. Un vieillard le plus souvent. Travailleur obstiné qui fut honnête toute sa vie et n’a rien amassé. Il gagne de quatre-vingts à cent francs par mois. Pas même de quoi vivre !
J’en pourrais citer… portant des noms connus, fort connus, à qui leur plume ne rapporte pas davantage. Savez-vous combien touchait M. Scudo à la Revue des Deux Mondes ? Dix francs la page ! Il en écrivait cinq ou six chaque mois !
Sa vie est une vie de privations que l’âge rend plus affreuse encore. Il habite un cinquième dans un quartier excentrique. Il a cette propreté méticuleuse des gens économes, qui prolonge la durée des vêtements.
Il déjeune de café au lait et dîne en ville… tantôt ici, tantôt là, chez des amis dévoués et charitables avec intelligence.
Le tact dans la charité !… double qualité bien rare !… Et cependant, qu’est la charité sans le tact ?
On trouve mille prétextes pour l’inviter, — de façon à ne pas effaroucher sa susceptibilité en éveil.
Aujourd’hui, c’est quelqu’un qu’on veut lui présenter ; d’autres fois, on est seul : « Venez donc me tenir compagnie ! » D’autres fois, « c’est une dinde qu’on a reçue de la campagne et sur laquelle on désirerait avoir son avis. » Etc., etc.
L’amitié vraie a dans son sac tant de ressources ingénieuses !
Ces susceptibilités farouches de la misère décente sont honorables et rares. J’en connais quelques exemples vivants. J’aime mieux prendre mes citations parmi les morts…
Une personne qui a beaucoup connu et fréquenté Hégésippe Moreau me racontait ceci :
Jamais si fier ni si irritable que quand il n’avait pas le sou. Voulait-on lui offrir à dîner, c’était le diable ! Il y fallait toutes sortes de précautions, et l’on devait amener la chose, insensiblement, de fort loin…
« Ah Dieu ! lui disait-on, dîner seul ! Quel supplice !
— Ma foi non, répondait le poëte, je ne trouve pas !
— Affaire de tempérament ; moi, je ne puis manger sans un vis-à-vis. Par exemple, ce soir, j’ai cette perspective de dîner seul ; eh bien, je vois arriver l’heure avec effroi…
— J’aime mieux dîner seul, soutenait Moreau, on a plus vite fait !
— Sans doute ! mais quand je ne cause pas en mangeant, je suis sûr d’avoir une digestion pénible. »
Etc., etc., etc.
Après quelques minutes de ce dialogue préparatoire, vous lui demandiez comme un service de vouloir bien vous tenir compagnie. Et quelquefois il acceptait !