Le Bhâgavata Purâna/Livre IV/Chapitre 12

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CHAPITRE XII.

ASCENSION DE DHRUVA.


1. Mâitrêya dit : Voyant que Dhruva, dont la colère était calmée, avait cessé le carnage, le Dieu des richesses vint sur le champ de bataille, au milieu des louanges des Tchâraṇas, des Yakchas et des Kinnaras, et s’adressant au roi qui se tenait les mains jointes :

2. Salut, fils de Kchattriya, lui dit-il ; je suis content de toi, roi vertueux, parce que, sur l’invitation de ton grand-père, tu as renoncé à la colère, cette passion à laquelle on résiste si difficilement

3. Ce n’est pas toi, Seigneur, qui as tué les Yakchas, et ce ne sont pas les Yakchas qui ont tué ton frère : c’est le Temps seul, le Temps qui dispose de la naissance et de la mort des créatures.

4. La notion, vaine comme un songe, du toi et du moi, notion d’où naissent l’infortune et le lien [des œuvres], vient de l’ignorance de l’esprit, qui ne songe qu’à ce qui n’a pas de réalité.

5. Honore donc avec amour, et puisse le bonheur t’accompagner, celui qui est l’âme de tous les êtres, le bienheureux Adhôkchadja, dont la forme est la réunion de toutes les créatures,

6. Adore, pour échapper à l’existence, celui qui sait l’anéantir, et dont les pieds sont adorables, celui qui s’unit, quoiqu’il en reste distinct, à Mâyâ qui est son énergie douée de qualités.

7. Fils d’Uttânapâda, demande-moi sans crainte la faveur que tu désires ; tu as droit à obtenir un présent des pieds du Dieu dont le nombril a produit un lotus ; nous exaucerons aussitôt ta prière.

8. Ainsi engagé par le roi des rois à choisir une faveur, le magnanime Dhruva, si dévoué à Bhagavat, demanda de conserver le souvenir toujours présent de Hari, afin de pouvoir traverser sans effort les ténèbres qui sont si difficiles à franchir.

9. Le fils d’Iḍaviḍâ lui ayant accordé cette grâce avec un cœur satisfait, disparut ensuite à ses yeux, et retourna dans sa capitale.

10. Alors Dhruva célébra des sacrifices, accompagnés de nombreux présents, en l’honneur du Chef des sacrifices, de celui qui est l’œuvre même à laquelle concourent, avec diverses substances, les cérémonies et la Divinité, de celui enfin qui en assure le fruit.

11. Animé d’une dévotion ardente pour Atchyuta, l’âme de l’univers dont il est cependant distinct, il vit le Seigneur suprême qui résidait dans son âme et au sein des créatures.

12. Plein de vertu, ami des Brâhmanes, compatissant pour les malheureux, gardien des digues élevées pour protéger la loi, il se montra comme un père aux yeux de ses sujets.

13. Il gouverna la terre pendant trente-six mille années, dépensant sa vertu dans les plaisirs, mais aussi détruisant ses péchés par la rigoureuse observation de ses devoirs.

14. Après avoir ainsi célébré de nombreux sacrifices qui lui assurèrent la jouissance des trois objets [que recherche l’homme], ce prince magnanime, maître de ses sens, laissa le trône à son fils.

15. Songeant que c’est Mâyâ qui fait apparaître cet univers au sein de l’Esprit, de même que c’est l’ignorance qui crée la ville des Gandharvas que l’on voit dans un songe ;

16. Après avoir reconnu que l’action du temps attaquait son corps, sa femme, ses enfants, ses amis, son armée, ses richesses, son trésor, son palais, ses jardins délicieux et la terre qui a l’Océan pour ceinture, il se rendit sur les bords de la Viçâlâ.

17. Là, s’étant plongé dans cette onde fortunée, pur de cœur, maître de sa position, retenant son souffle, ramenant ses sens dans son cœur, il fixa son cœur même sur la forme solide qui est l’image de Bhagavat ; puis contemplant sans intermédiaire [l’objet de sa pensée], il abandonna cette forme elle-même dans sa méditation.

18. Vouant au bienheureux Hari une dévotion constante, incessamment inondé par les larmes du bonheur, sentant son cœur se fondre et ses poils se hérisser, délivré des conditions de l’existence, Dhruva s’oublia lui-même jusqu’à ne plus pouvoir dire : Me voici.

19. Il vit alors un beau char qui descendait du ciel, en éclairant les dix points de l’espace, comme la pleine lune à son lever ;

20. Et dans ce char, deux Dêvas éminents, ayant quatre bras, noirs, jeunes, ayant des yeux rouges semblables au lotus, debout, appuyés sur leur massue, couverts d’un beau vêtement, et ornés de diadèmes, de colliers, de bracelets et de pendants d’oreilles.

21. Les ayant reconnus pour deux serviteurs du Dieu dont la gloire est excellente, il se leva pour aller à leur rencontre, oubliant, dans son trouble, la suite de ses pratiques religieuses ; et joignant les mains en signe de respect, il salua les premiers serviteurs de l’ennemi de Madhu, en prononçant les noms du Dieu.

22. Abordant le sage qui debout, les mains jointes et la tête inclinée en signe de respect, était absorbé dans la contemplation des pieds de Krĭchṇa, Sunanda et Nanda, ces deux serviteurs estimés du Dieu dont le nombril est un lotus, lui dirent en souriant :

23. Salut, ô roi, et que le bonheur soit avec toi ! Écoute avec attention nos paroles. Le Dieu que dès l’âge de cinq ans tu t’es rendu propice par tes austérités,

24. Le Dieu qui soutient l’univers, qui porte l’arc de corne, ce Dieu, c’est Bhagavat notre maître, et c’est pour te conduire dans sa demeure que nous sommes venus ici.

25. Tu as conquis l’honneur d’habiter le séjour de Vichṇu, ce séjour suprême et d’un si difficile accès, que les sages contemplent sans pouvoir y atteindre. Prends, place en ce lieu, autour duquel marchent, en le laissant à leur droite, la lune et le Dieu du jour, avec les planètes, les constellations et les étoiles.

26. Prends-y place, dans ce lieu qui n’a jamais été occupé ni par tes ancêtres ni par d’autres, ce lieu qui doit être un objet de respect pour les mondes, et qui est le séjour suprême de Vichṇu.

27. Monte, vénérable personnage, sur ce beau char qui est retenu par une tresse des cheveux de celui dont la gloire est excellente.

28. Ayant entendu les paroles, douces comme le miel, des deux grands serviteurs de Vâikuṇṭha, le roi, ami d’Urukrama, s’étant baigné, et ayant accompli les cérémonies nécessaires et les actes propitiatoires, s’inclina devant les solitaires et leur adressa ses vœux.

29. Après avoir tourné autour de ce siège excellent et l’avoir salué, après s’être incliné devant les deux serviteurs [de Vichṇu], Dhruva, qui resplendissait de l’éclat de l’or, désira s’y placer.

30. Alors retentirent les timbales, ainsi que les tambourins et les tambours ; les chefs des Gandharvas chantèrent ; une pluie de fleurs tomba du haut des airs.

31. Au moment où il allait monter au ciel, Dhruva, se souvenant de Sunîti sa mère : J’irai donc, dit-il, dans ce séjour, qu’il est si difficile d’atteindre, en abandonnant une infortunée.

32. Devinant sa pensée, les chefs des Suras lui firent voir la reine qui s’avançait devant lui sur un char.

33. Couvert des fleurs que lui jetaient les Suras, qui du haut de leurs chars chantaient ses louanges à mesure qu’il avançait, il vit successivement les planètes.

34. Ayant franchi sur son char divin les trois mondes, et même [la place] des [sept] solitaires, le sage dont la marche est ferme atteignit, bien au delà [de ces sphères], le séjour de Vichṇu,

35. Ce lieu qui, resplendissant de son propre éclat, éclaire les trois mondes de sa lumière, ce lieu où ne parviennent pas ceux qui n’ont pas de bienveillance pour les créatures, et qu’atteignent ceux qui accomplissent incessamment de bonnes œuvres.

36. Calmes, indifférents, purs, pleins d’affection pour tous les êtres, les hommes dont Atchyuta est le parent et l’ami, parviennent bien vite au séjour qu’il habite.

37. C’est ainsi que Dhruva, fils d’Uttânapâda, exclusivement dévoué à Krǐchna, devint comme le pur joyau des trois mondes.

38. C’est autour de lui que la sphère des astres fait sa révolution, sans se lasser jamais, semblable à une troupe de bœufs qui courent rapidement autour du poteau auquel ils sont attachés.

39. Le bienheureux Rǐchi Nârada, voyant la grandeur de Dhruva, chanta, en faisant résonner sa Vînâ, les trois stances suivantes, pendant que les Pratchêtas célébraient le sacrifice.

40. « Non, les Brâhmanes qui expliquent le Vêda ne peuvent surpasser la marche de ce sage fort de ses austérités, du fils de Sunîti qui était si dévouée à son époux, et cependant ils en connaissent la cause. Que sera-ce donc des rois ?

41. C’est lui qui, à l’âge de cinq ans, le cœur déchiré par les blessures que lui avaient faites les paroles, semblables à des (lèches, de la femme de son père, se retira dans la forêt, et qui, se conformant à mes instructions, triompha du Seigneur invincible qui ne cède qu’aux vertus de ses serviteurs.

42. À l’âge de cinq ou six ans, il a pu en quelques jours, se rendant Vâikuṇṭha favorable, atteindre à ce lieu qu’il occupe, ce lieu auquel le Kchattriya qui sur la terre voudra l’imiter, doit se contenter d’aspirer, dût-il le faire pendant des années sans terme. »

43. Je viens, ô Vidura, de te raconter tout ce que tu m’as demandé ici, l’histoire de Dhruva dont la gloire est éminente, histoire estimée des gens de bien.

44. Ce récit procure la richesse, la gloire et une longue vie ; il est pur, fortuné, grand ; il assure la possession du ciel ; il donne la constance et la joie ; il est digne de louanges ; il efface les péchés.

45. Celui qui écoutera constamment avec foi cette histoire de l’ami d’Atchyuta, éprouvera pour Bhagavat une dévotion faite pour dissiper complètement toutes ses douleurs.

46. C’est, pour celui qui l’entend, un lieu de pèlerinage où la probité et toutes les vertus, ainsi que la grandeur, l’éclat et la majesté, sont le partage de celui qui les désire.

47. Que, dans l’assemblée des hommes des trois premières classes, on récite soir et matin avec recueillement cette grande histoire de Dhruva et du Dieu dont la gloire est pure,

48. Quand la lune est dans son plein, le jour où elle est visible, le douzième jour de chaque lunaison, sous l’astérisme Çravaṇa, à la chute du jour, quand la nouvelle lune paraît le jour du soleil, à l’entrée du soleil dans un nouveau signe, ou le jour du soleil.

49. Celui qui, se réfugiant auprès du Dieu dont les pieds sont comme un étang consacré, fait entendre ce récit aux hommes doués de foi, ne désirant rien et y trouvant la satisfaction de l’âme, celui-là parvient à la perfection.

50. Les Dêvas accordent leur faveur à l’homme compatissant et protecteur des malheureux, qui, marchant dans la bonne voie, donne l’ambroisie de la science à celui, qui ne connaît pas la vérité.

51. Fils de Kuru, je t’ai conté l’histoire de Dhruva, dont les actions pures sont célèbres, de ce sage qui, abandonnant les jeux de l’enfance et la maison de sa mère, a cherché un asile auprès de Vichṇu.


FIN DU DOUZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
ASCENSION DE DHRUVA,
DANS LE QUATRIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.