Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 2

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 159-163).
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CHAPITRE II.

DIALOGUE ENTRE VIDURA ET UDDHAVA.


1. Çuka dit : Ainsi interrogé par le guerrier qui lui demandait l’histoire de celui qu’il chérissait tant, le serviteur de Bhagavat, préoccupé du souvenir de son maître, ne put, dans l’excès de ses regrets, faire aucune réponse.

2. Celui qui, à cinq ans, lorsque sa mère l’appelait au repas du soir, ne songeait pas à prendre de la nourriture, parce qu’il ne pensait qu’à ses jeux dont Krǐchṇa était l’objet,

3. Comment, parvenu à la vieillesse en le servant, eût-il pu, lorsqu’on lui demandait l’histoire de son maître, faire une réponse, préoccupé comme il l’était du souvenir de ses pieds ?

4. Complètement affranchi par l’ambroisie des pas de Krǐchṇa, dans laquelle il s’était plongé avec le sentiment d’une dévotion profonde, le sage garda quelques instants le silence.

5. Laissant échapper des larmes de ses yeux à demi fermés, sentant ses poils se hérisser de plaisir sur tout son corps, noyé dans l’étang de l’affection, et manifestant la satisfaction que lui causait la demande de Vidura,

6. Redescendant peu à peu du monde de Bhagavat dans celui des hommes, Uddhava, après avoir essuyé ses yeux, répondit au guerrier avec étonnement.

7. Uddhava dit : Au moment où Krǐchṇa, semblable au joyau du jour à son déclin, vient de disparaître, et lorsque nos familles, privées de leur fortune, ont été dévorées comme par un serpent, comment pourrais-je encore parler de bonheur pour nous ?

8. Ah ! l’univers est à jamais malheureux, et à plus forte raison les Yadus qui méconnurent Hari, quoiqu’il habitât au milieu d’eux, de même que les monstres de la mer ne surent pas reconnaître la lune [quand elle prit naissance au sein de l’océan].

9. Les sages même les plus pénétrants, les Sâtvatas, eux qui reconnaissent le mieux les caractères de chaque être, et qui se plaisent à demeurer dans la solitude, tous prirent celui en qui résident les créatures pour le héros des Sâtvats.

10. C’est que, pour ne pas voir son intelligence jetée dans le trouble par les discours de ceux qu’avait séduits la Mâyâ du Dieu, comme de ceux qui, suivant un autre parti, se déclaraient ses adversaires, il aurait fallu avoir l’âme confondue avec Hari, l’Esprit suprême,

11. Hari qui, après avoir montré son image aux hommes qui, pour ne s’être pas mortifiés, ne jouissaient que d’une vue imparfaite, a disparu emportant avec lui l’œil du monde.

12. C’est cette image, destinée à ses jeux mortels, qu’il revêtit lorsqu’il voulut montrer la puissance de sa mystérieuse Mâyâ ; cette image, sujet d’étonnement pour lui-même, parce qu’elle est l’asile suprême de la plus parfaite beauté, et que les membres dont elle se compose sont les ornements des ornements.

13. Lorsque, pendant le sacrifice royal du fils de Dharma, les trois mondes contemplaient cette forme qui donne la béatitude à ceux qui la voient, Brahmâ, pensaient-ils, en produisant ce chef-d’œuvre, a épuisé aujourd’hui, aux dépens de ses créations futures, toutes les ressources de son habileté.

14. À son approche, les femmes de Vradja dont l’orgueil avait été vaincu par son sourire plein d’amour et par les coups d’œil qu’il leur lançait pendant les jeux de la danse, ces femmes dont l’âme, pour le suivre, passait dans leurs regards, se tenaient immobiles, abandonnant leurs travaux commencés.

15. Cette forme, c’est Bhagavat qui l’a prise, lorsque touché de compassion pour les êtres, images de sa propre douceur, que tourmentaient d’autres hommes qui sont aussi son image, celui qui dispose de l’existence supérieure et inférieure, s’unissant au principe [de la Nature] dont l’intelligence est une portion, naquit, quoique incréé, en ce monde comme le feu [qui paraît dans divers corps],

16. Ce qui me trouble, c’est la naissance apparente de l’Être incréé dans la maison de Vasudêva ; c’est qu’il ait habité le pays de Vradja ; c’est qu’il ait, avec sa puissance infinie, abandonné sa capitale, fuyant, comme s’il était effrayé, devant ses ennemis.

17. Ce qui trouble mon intelligence, c’est le souvenir des paroles qu’il prononça lorsqu’il adorait les pieds de ses parents : Ô mon père ! ô ma mère ! [disait-il,] pardonnez-nous si, profondément troublés par la crainte de Kam̃sa, nous ne vous avons pas rendu les hommages que nous vous devions.

18. Quel est l’homme qui, ayant respiré la poussière du lotus des pieds de ce Dieu, serait capable d’oublier jamais l’Être qui, avec ses sourcils qu’il agitait comme un rameau, balaya, semblable au Dieu de la mort, le fardeau qui pesait sur la terre ?

19. Tu as été témoin, pendant le sacrifice royal, du bonheur du chef de Tchêdi, qui jetait cependant l’ennemi de Krǐchṇa, de ce bonheur où les Yôgins ambitionnent d’atteindre par la pratique accomplie du Yoga : qui donc pourrait supporter l’absence d’un Dieu [dont la présence donne ainsi la béatitude] ?

20. C’est ainsi que, dans le monde des hommes, d’autres guerriers dont les regards s’abreuvaient, pendant le combat, au lotus de la face de Krǐchṇa qui enchante la vue, purifiés par l’atteinte des flèches de Pârtha, obtinrent la faveur de se réunir à lui.

21. Qu’un Être qui, loin d’être surpassé, n’a pas même d’égal ; qui est le souverain Maître des trois qualités ; qui trouve dans sa propre splendeur et dans sa perfection la satisfaction de tous ses désirs ; qui a vu son piédestal salué par les mille aigrettes des rois qui depuis longtemps enlevaient le tribut [de la terre],

22. Qu’un tel Être se soit abaissé devant Ugrasêna, lorsque, restant debout lui-même, il fit asseoir le vieillard sur le trône souverain, en lui disant : « Conserve-le, seigneur ! » voilà, ami, ce que moi son serviteur j’ai de la peine à comprendre !

25. Ah ! qu’il est miséricordieux celui qui, lorsque la monstrueuse Vakî lui faisait boire, pour le tuer, le poison de ses mamelles, accordait à cette méchante femme le bonheur réservé à sa nourrice ! auprès de quel autre Dieu pouvons-nous chercher un asile ?

24. Les Asuras eux-mêmes, je les crois devenus serviteurs de Bhagavat, parce que leur esprit, suivant la voie de la colère, s’était exclusivement fixé sur le Maître des trois qualités, lorsque, dans le combat, ils virent, s’avançant contre eux, le fils de Târkcha (Kaçyapa) portant sur ses épaules le Dieu armé du Tchakra.

25. Bhagavat naquit de Dêvakî, femme de Vasudêva, dans la prison du roi des Bhôdjas, lorsqu’à la prière d’Adja, il consentit à faire le bonheur de cette terre.

26. De là, transporté dans le parc de Nanda par son père qui redoutait Kamsa, il y vécut avec Bala (Baladêva), jusqu’à l’âge de onze ans, cachant à tous les yeux sa splendeur.

27. Au milieu des pâtres, menant paître les jeunes génisses, le Souverain de l’univers se divertissait dans les bois de la Yamunâ, peuplés d’arbres qui retentissaient du chant des oiseaux,

28. Déployant, aux yeux des habitants de Vradja, sa jeune vigueur, pleurant et riant tour à tour, semblable dans ses ébats à un lionceau plein de folie.

29. Devenu le chef d’un troupeau, asile de la prospérité, et riche en taureaux et en vaches blanches, il réjouissait des sons de sa flûte les bergers qui le suivaient.

30. Il détruisit les uns après les autres, comme en se jouant, et de même qu’un enfant brise ses jouets, les magiciens, habiles à changer de formes, qu’envoyait contre lui le roi des Bhôdjas.

31. Rappelant à la vie les bergers morts pour s’être abreuvés au fleuve empoisonné, il s’empara du Roi des serpents, et fit boire aux vaches l’eau du fleuve rendue à sa pureté première.

32. Le Souverain de l’univers fit célébrer au Roi des bergers, ainsi qu’aux Brâhmanes, le sacrifice des vaches, dans le dessein [d’humilier l’orgueil et] de détruire la fortune [d’Indra], possesseur d’immenses richesses.

33. Lorsque Indra, furieux de son humiliation, inondait de torrents de pluie le parc épouvanté, les pâtres furent, grâce à Krǐchṇa, mis à l’abri sous la montagne que le Dieu soutenait comme une ombrelle en se jouant.

34. Rendant hommage aux approches de la nuit brillante des rayons d’une lune d’automne, manquant la mesure par ses chants, il était, dans ses jeux, l’ornement du cercle des femmes.


FIN DU SECOND CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DIALOGUE ENTRE VIDURA ET UDDHAVA,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.