Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 14

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 223-228).
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CHAPITRE XIV.

DITI DEVIENT ENCEINTE.


1. Çuka dit : Après avoir entendu, de la bouche de Kâuçâravi, l’histoire de Hari qui avait pris la forme d’un sanglier pour sauver la terre, Vidura, ce sage ferme dans le devoir, non encore satisfait, l’interrogea de nouveau, les mains réunies en signe de respect.

2. Vidura dit : Nous avons entendu dire, ô le meilleur des solitaires, que le premier des Dâityas, qui était Hiraṇyâkcha, fut tué par Hari, dont le sacrifice est la forme.

3. Quelle fut la cause, ô Brahmane, du combat qui eut lieu entre le roi des Dâityas et le Dieu qui soutenait la terre sur l’extrémité de sa défense comme en se jouant ?

4. Mâitrêya dit : Ta question est bonne, brave guerrier ; tu as bien fait de me demander le récit des incarnations de Hari, récit qui peut délier les chaînes dont la mort enlace les hommes.

5. Grâce à cette histoire que lui avait racontée le solitaire [Nârada], le fils d’Uttânapâda, encore enfant, put mettre le pied sur la tête de Mrĭtyu et monter au séjour de Hari.

6. En effet j’ai entendu, même en ce monde, cette histoire qui fut jadis racontée par Brahmâ, le Dieu des Dieux, auquel les Dêvas l’avaient demandée.

7. Diti, fille de Dakcha, voulant avoir un fils et poussée par ce désir, eut commerce, au moment du crépuscule du soir, avec Kaçyapa son mari, fils de Marîtchi.

8. Un jour qu’après avoir fait l’offrande de l’eau à Purucha, au maître des sacrifices dont le feu est la langue, Kaçyapa était assis avec recueillement dans la salle du feu, au coucher du soleil,

9. Diti lui parla ainsi : L’amour, ô Brahmane, s’armant de son arc, trouble une malheureuse de désirs dont tu es l’objet, comme l’éléphant qui, pour montrer sa vigueur, secoue sa bannière.

10. Daigne, et puisse le bonheur être avec toi, daigne m’accorder ta bienveillance, à moi qui me sens consumer à la vue de la félicité de tes autres femmes qui ont des enfants !

11. Elle remplit les mondes, la renommée des femmes comblées des égards de leurs époux, des femmes en qui un mari semblable à toi renaît de nouveau par leurs enfants.

12. Jadis le bienheureux Dakcha, notre père, qui a tant d’affection pour ses filles, nous interrogea chacune à part, en disant : Mes enfants, quels maris choisissez-vous ?

13. Notre père qui voulait avoir de la postérité, ayant reconnu les sentiments de ses filles, t’en donna pour femmes treize qui avaient de l’affection pour toi.

14. Accorde-moi donc ce que je désire, heureux sage aux yeux de lotus ! Ceux qui implorent un être aussi magnanime et aussi puissant que toi, ne s’en approchent pas en vain.

15. Après avoir entendu les nombreuses plaintes de cette femme malheureuse et troublée par la passion qui ne faisait que s’accroître en elle, le fils de Marîtchi lui parla ainsi d’une voix bienveillante :

16. Je t’accorderai, chère amie, le bonheur que tu demandes : qui ne chercherait à satisfaire les désirs de celle qui nous assure l’acquisition des trois objets de l’activité humaine ?

17. L’homme marié, soutenant par son état [de maître de maison] tous les autres ordres, traverse l’océan de l’infortune, comme on traverse la mer sur des vaisseaux.

18. Celle que l’on nomme la moitié de l’homme même, de l’homme qui est si avide de bonheur ; celle qu’après avoir déposé son fardeau, l’homme recherche, libre d’inquiétude ;

19. Celle qui, par ses caresses, nous donne les moyens de vaincre nos sens, ces ennemis redoutables que les autres ordres ont tant de peine à dompter, parce qu’elle nous prête un appui semblable à celui du chef d’une citadelle qui repousse les brigands ;

20. Une femme enfin, une femme comme toi, ô maîtresse de maison, je ne puis complètement la payer de retour même au prix d’une ou de plusieurs vies, je ne le puis, pas plus que les autres hommes qui aspirent à la vertu.

21. Je satisferai cependant le désir que tu éprouves d’avoir un fils ; attends seulement la durée d’un Muhûrta pour que je n’encoure aucun blâme.

22. C’est maintenant l’heure redoutable des êtres terribles, cette heure effrayante pendant laquelle rôdent les Bhûtas, serviteurs du chef des Démons.

23. Pendant ce Sam̃dhyâ, femme vertueuse, le bienheureux Çiva, qui a produit les Démons, se promène sur son taureau, environné de la foule des Bhûtas dont, il est le roi.

24. La poussière des cimetières, soulevée par le vent qui tourbillonne, disperse la masse de ses cheveux nattés qu’elle éclaire et rougit ; son corps pur, qui a la couleur de l’or, est enveloppé dans un voile de cendres ; il a trois yeux pour voir, ce Dieu qui est le frère de ton mari.

25. Celui qui, dans ce monde, n’a ni parent ni adversaire ; celui qui ne comble d’égards pas plus qu’il ne blâme personne ; celui duquel nous souhaitons d’obtenir, comme prix de nos austérités, cette Mâyâ qu’il repousse du pied après en avoir joui ;

26. Celui dont les sages, désireux de déchirer le voile de l’ignorance, racontent la conduite irréprochable, en ce qu’il a pu, renonçant même à l’excès de l’indifférence, lui qui est la voie des hommes vertueux, mener la vie d’un Piçâtcha ;

27. Celui dont la conduite, cette conduite qu’il a embrassée à dessein, lui qui trouve sa joie en lui-même, est tournée en ridicule, comme celle d’un ignorant, par les malheureux qui se plaisent à parer de vêtements, de guirlandes, de parfums et d’ornements ce corps, la pâture des chiens, qu’ils regardent comme leur âme ;

28. Celui qui a établi des règles dont Brahmâ et les autres Dieux sont les gardiens, celui dont cet univers est l’ouvrage, celui aux ordres duquel obéit Mâyâ, docile aux pratiques des Piçâtchas, ce Dieu multiple enfin, ah ! Combien sa conduite trouble l’intelligence !

29. Malgré les conseils que venait de lui donner son mari, Diti, les sens agités par l’amour, prit le vêtement du Brahmarchi, perdant toute honte comme une femme impudique.

30. Alors voyant l’opiniâtreté que mettait sa femme à demander cette action défendue, le sage s’étant incliné devant le Destin, eut commerce avec elle en secret.

31. S’étant ensuite baigné, et s’étant rendu maître de sa respiration, silencieux, méditant sur la pure lumière, il se mit à murmurer à demi-voix le Vêda éternel.

32. Cependant Diti, honteuse de cette action répréhensible, aborda le Rǐchi des Brahmanes, la face baissée vers la terre, et lui dit :

33. Puisse, ô Brahmane, le héros des Bhûtas ne pas détruire le fruit que je porte dans mon sein ! Car c’est Rudra, c’est le chef des Bhûtas contre lequel j’ai péché.

34. Adoration à Rudra, à Mahâdêva, au Dieu terrible, à Mîḍhvas, à Çiva, à celui qui tantôt dépose le sceptre et tantôt le porte à la main, au Dieu colère !

35. Qu’il nous protège, le bienheureux mari de notre sœur, lui dont la bienveillance est si grande : l’époux de Satî est le Dieu des femmes, qui doivent être un objet de pitié même pour un barbare.

36. Pendant que Diti, tout en pleurs, souhaitait pour sa race un bonheur mondain, le Pradjâpati, qui avait accompli le devoir religieux du Sam̃dhyâ, lui parla en ces termes :

37. À cause de cette incontinence de cœur, à cause de l’action que tu as commise à une heure défendue, cause du mépris que tu as témoigné pour les Dêvas en transgressant mes conseils,

38. Il naîtra de toi, femme malheureuse et passionnée, deux enfants malheureux et méchants qui feront plus d’une fois verser des pleurs aux trois mondes et à leurs Gardiens.

39. À la vue des hommes malheureux et immolés sans avoir commis aucune faute, à la vue des femmes enlevées, les âmes nobles seront remplies d’indignation.

40. Alors le souverain Seigneur de l’univers, Bhagavat, l’auteur des mondes, s’incarnera, dans sa colère, et les tuera, comme le Dieu qui porte la foudre frappe les montagnes.

41. Diti reprit : Je souhaite, seigneur, que mes deux fils soient mis à mort, non par un Brâhmane irrité, mais par Bhagavat dont la main est ennoblie par le Tchakra.

42. Le coupable qui est consumé par la malédiction d’un Brâhmane, non plus que celui qui épouvante les créatures, ne trouvent de pitié ni dans l’Enfer, ni parmi les êtres, quels qu’ils soient, au milieu desquels ils viennent à renaître.

45. Kaçyapa dit : À cause du repentir et de la douleur que tu éprouves de ta faute, à cause de ton retour soudain à la raison, de ta profonde révérence pour Bhagavat, et de ton respect pour Bhava et pour moi,

44. Parmi les fils de ton fils, il naîtra un sage estimé des gens de bien, un sage dont on chantera la gloire pure, égale à la gloire de Bhagavat.

45. Pour imiter sa vertu, les gens de bien purifieront leur cœur par la bienveillance et par la pratique des autres devoirs, de même qu’on emploie des moyens divers pour rendre à l’or son éclat.

46. Le Dieu par la faveur duquel est purifié cet univers qui vient de lui, Bhagavat, le témoin des âmes, sera satisfait de se voir l’objet exclusif de la contemplation d’un tel sage.

47. Cet homme magnanime, exclusivement dévoué à Bhagavat, plein de majesté, le plus grand entre les grands sages, après avoir reçu Vâikuṇṭha dans son cœur purifié par une dévotion toujours croissante, abandonnera ce monde.

48. Chaste, vertueux, semblable à une mine de qualités, content du bonheur des autres, souffrant de leur malheur, n’ayant pas d’ennemis, il dissipera le chagrin du monde, comme l’astre de la nuit enlève la chaleur de la saison brûlante.

49. Le fils de ton fils verra le Dieu aux yeux de lotus, qui a la pureté extérieure et intérieure, qui prend diverses formes suivant le désir de ceux qui lui sont dévoués, qui est l’ornement de la belle Çrî, et dont le visage brille de pendants d’oreilles étincelants.

50. Mâitrêya dit : En apprenant que son petit-fils serait dévoué à Bhagavat, Diti éprouva une grande joie, et elle reprit tout son courage en songeant que ses deux fils seraient frappés par Krǐchṇa.


FIN DU QUATORZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
GROSSESSE DE DITI,
DANS LE DIALOGUE DE VIDURA ET DE MÂITRÊYA, AU TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.