Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 15

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 229-235).
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CHAPITRE XVI

DESCRIPTION DU VÂIKUṆṬHA.


1. Mâitrêya dit : Pendant cent années, Diti redoutant les malheurs qui menaçaient les Suras, porta dans son sein le germe du Pradjâpati, lequel surpassait en éclat tous les autres êtres.

2. Au sein du monde dont la lumière était effacée par l’éclat de ce germe, les Lôkapâlas dont la splendeur avait disparu, vinrent annoncer au créateur de l’univers que les points de l’horizon se confondaient dans les ténèbres.

3. Les Dêvas dirent : Tu connais, ô Souverain de l’univers, cette obscurité qui nous jette dans un si grand trouble, car rien n’est inconnu à Bhagavat dont le temps n’interrompt pas la voie.

4. Dieu des Dêvas, créateur de l’univers, joyau des souverains des mondes, tu connais les intentions des êtres qui sont tes amis, de même que celles de tes adversaires.

5. Adoration à celui qui a l’énergie de la connaissance, à celui qui a revêtu ce corps à l’aide de Maya, à celui qui s’est uni à une des trois qualités, adoration à toi dont l’origine est insaisissable !

6. Ceux qui, avec une affection exclusive, méditent sur toi, ô toi qui produis les âmes, toi au sein de qui les mondes sont tissus, toi qui es à la fois ce qui existe comme ce qui n’existe pas [pour nos organes], et qui es supérieur à cette double existence ;

7. Ces êtres, dis-je, mûris dans le Yoga, maîtres de leur respiration, de leurs sens et de leur cœur, sûrs enfin de ta bienveillance, n’ont pas à craindre une défaite de quelque part que ce soit.

8. Adoration à toi qui es le modérateur suprême, et à la voix de qui toutes les créatures, attachées comme les vaches à une corde, te présentent l’offrande sacrée !

9. Rends, ô Être multiple, le bonheur aux mondes dont les cérémonies sont interrompues ! Daigne contempler avec un regard plein d’une immense pitié des malheureux qui t’implorent !

10. Ce fruit de Diti, qui est l’énergie déposée par Kaçyapa dans le sein de sa femme, couvrant de ténèbres tous les points de l’horizon, s’accroît comme un feu auquel on jette du bois.

11. Mâitrêya dit : Celui auquel s’adressait ce discours, le bienheureux Brahmâ qui est né de lui-même, parla ainsi en souriant aux Dêvas, les charmant de sa belle voix.

12. Brahmâ dit : Les fils de mon intelligence, Sanaka et vos autres frères aînés, parcouraient les diverses régions de l’univers, en traversant le ciel, affranchis des désirs du monde.

13. Un jour ils se rendirent au ciel de Vichṇu, ce séjour révéré de tous les mondes, demeure du bienheureux Vâikuṇṭha, qui est la pureté même,

14. Où habitent des hommes ayant tous la forme de Vâikuṇṭha, et pour lesquels Hari a été l’objet d’un culte désintéressé.

15. C’est là que réside le bienheureux Âdipurucha, l’objet des paroles [sacrées], qui, après avoir fixé dans ce lieu sa nature exempte de passion, nous charme, nous qui lui sommes dévoués, en revêtant l’apparence du taureau [de la justice].

16. C’est là que le bois de Nâiḥçrêyasa, resplendissant d’arbres qui donnent tout ce qu’on leur demande, et qui sont parés de leurs richesses dans toutes les saisons, représente, en quelque sorte, sous une forme visible, la délivrance absolue.

17. Là, montés sur des chars avec leurs femmes, les Dêvas, dédaignant le souffle embaumé qui interrompt le cours de leurs pensées en leur apportant le parfum des Mâdhavîs pleins de nectar qui fleurissent au milieu de l’eau, chantent les histoires où leur maître paraît uni à la condition misérable de l’humanité.

18. Le bruit des voix réunies des colombes, des Kôkilas, des grues, des canards, des Tchâtakas, des cygnes, des perroquets, des alouettes et des paons s’interrompt à peine un instant, pendant que le Roi des abeilles chante en quelque sorte l’histoire de Hari.

19. Les Mandâras, les jasmins, les amarantes, les lotus qui fleurissent la nuit, les Tchampakas, les Arṇas, les Pum̃nâgas, les Nâgas, les Vakulas ; les lotus qui fleurissent le jour, les Pâridjâtas tout en fleurs, voyant le culte que rend au parfum de la Tulasî le Dieu qui se pare de ses rameaux, témoignent un respect profond pour les austérités de celle [dont cette plante rappelle le nom].

20. Ce séjour est rempli des chars faits d’or, d’émeraudes et de lapis-lazuli, dont la vue ne s’obtient que par la dévotion aux pieds de Hari ; ils sont montés par des sages dévoués à Krĭchṇa, auxquels les nymphes douées de belles formes et d’un visage où brille le sourire, ne peuvent, par leurs charmes, inspirer la passion de l’amour.

21. Sur les murs de cristal rehaussés d’or, apparaît l’image de la belle Çrî, la déesse irréprochable ; elle parcourt, en faisant résonner les clochettes de ses pieds, la demeure de Hari, qu’elle semble nettoyer avec le lotus qui lui sert de jouet, elle dont la bienveillance est l’objet des désirs de tous les autres Dieux.

22. Là, dans le bois qui lui est réservé, Lakchmî, suivie de ses femmes, adore son seigneur en lui offrant des branches de Tulasî ; et quand elle aperçoit réfléchi dans les pures et immortelles eaux des étangs aux rives de corail, son visage qu’ornent des cheveux bouclés et un nez d’une belle forme, elle fait cette réflexion : « Il a reçu « les baisers de Bhagavat ! »

23. Là ne parviennent pas ceux qui écoutent les récits misérables faits pour détruire l’intelligence, et dont le but n’est pas l’exposition des œuvres du Dieu qui anéantit le péché ; ces récits qui, privant de leur vertu les infortunés qui les entendent, les précipitent, hélas ! Dans des ténèbres où ils restent sans secours.

24. [Ils n’y parviennent pas non plus] ceux qui, après avoir obtenu la condition d’homme ambitionnée par nous-mêmes, cette condition où se trouve, avec le devoir, la science dont le but est la vérité, ne s’occupent pas de rendre un culte à Bhagavat, trompés comme ils sont par l’illusion qu’il déroule devant leurs yeux.

25. Mais ils atteignent ce lieu qui est placé au-dessus de nous, les hommes doués de toutes les vertus désirables qui, grâce à leur dévouement au meilleur des immortels, repoussant Yama bien loin, éprouvent le frémissement du plaisir et ce trouble de la voix qui naît de l’émotion que leur cause l’ardeur qu’ils mettent à s’entretenir de la gloire excellente de leur maître.

26. Les solitaires ressentirent une joie extrême, lorsque soutenus par la puissance mystérieuse du Yoga, ils parvinrent pour la première fois à ce merveilleux Vâikuṇṭha, séjour du précepteur de l’univers, seul entre tous les mondes digne d’être vénéré, ce lieu divin, éclairé par les chars divers des chefs des Dieux.

27. Après avoir passé six enceintes, indifférents [à ces merveilles], les solitaires virent, à la porte de la septième, deux Dêvas qui étaient du même âge, armés tous deux d’une massue, et dont le costume était embelli par les aigrettes, les pendants d’oreilles et les anneaux les plus riches.

28. De leur cou descendait une guirlande de fleurs des bois, couverte d’abeilles enivrées, et qui venait tomber entre leurs quatre bras noirs ; leurs sourcils froncés, leurs yeux rouges et leurs narines gonflées répandaient quelque agitation sur leur visage.

29. Les solitaires franchirent cette porte à la vue des deux gardiens, sans leur rien demander, comme ils avaient franchi les autres portes dont les battants étaient d’or et de diamant ; car ils étaient de ceux qui vont partout sans être arrêtés, exempts de toute crainte parce que leur regard envisage tout sous le même aspect.

30. Mais à la vue des quatre fils de Brahmâ complètement nus, qui, quoique vieux, paraissaient n’avoir que cinq ans, et qui connaissaient la nature de l’Esprit, les deux portiers, dont les dispositions étaient contraires à celles de Bhagavat, se riant de leur éclat, leur firent l’indigne injure de les écarter avec leur bâton.

31. Repoussés, en présence des Dieux, par les deux gardiens de la porte de Hari, ces pénitents, dignes des plus grands hommages, se voyant trompés dans l’espérance qu’ils avaient conçue de contempler l’objet de leur affection, s’écrièrent tout à coup, les yeux animés et avec quelque colère :

32. D’où vous vient donc cette inégalité d’opinions, au milieu d’êtres parvenus ici par un entier dévouement à Bhagavat, et habitant ce séjour en suivant sa loi ? Ou bien, quand Purucha qui est si calme, ne connaît pas d’ennemis, comment pouvez-vous soupçonner qu’il puisse se présenter ici des misérables comme vous ?

33. Quand les sages ne voient en Bhagavat que Bhagavat lui-même au sein duquel est l’univers, et qui réside en ce lieu ; et quand ils voient leur propre âme dans l’âme [universelle], comme l’air est dans le ciel, quelle est donc la cause qui vous ferait supposer, à vous qui n’avez des Suras que le vêtement, un danger de rupture ou de guerre pour Bhagavat ?

34. Aussi pensons-nous, après cette injure, au moyen de vous traiter le plus favorablement qu’il est possible, vous les serviteurs insensés de cet Être supérieur, le souverain du Vâikuṇṭha ; quittez ce séjour, vous qui croyez à l’existence d’une distinction, pour aller dans des corps où résident les trois ennemis du pécheur.

35. À peine eurent-ils compris les paroles terribles des solitaires, cette malédiction du Brâhmane que des milliers de flèches ne peuvent arrêter, que les deux serviteurs de Hari coururent, dans l’excès de leur trouble, se précipiter aux pieds du Dieu qui éprouvait pour eux une grande crainte.

36. Qu’il s’accomplisse sur nous, [s’écrièrent-ils,] le châtiment que vous nous avez infligé pour notre faute ! Puisse-t-il enlever jusqu’à la dernière trace du mépris que nous avons témoigné aux Suras ! Puisse le moindre témoignage de votre pitié nous sauver du trouble qui détruit le souvenir de Hari, au moment où nous allons descendre dans une existence inférieure !

37. Bhagavat, dont le nombril a produit un lotus, et qui est cher aux hommes respectables, ayant ainsi appris l’injure que ses serviteurs avaient faite aux sages, partit aussitôt, accompagné de Çrî, pour chercher les grands solitaires, ces dévots parfaits, laissant voir ses pieds si dignes d’être recherchés.

38. Dès qu’il fut arrivé, les solitaires virent au milieu de ses insignes que portaient ses serviteurs, le Dieu qui est la forme visible de la récompense promise à la contemplation dont il est l’objet, couvert des gouttes de pluie tombant des guirlandes de perles suspendues à son parasol blanc comme la lune, et agitées par le vent favorable de deux éventails brillante comme deux cygnes.

39. Sa belle figure exprimait la bienveillance pour tous ; asile des qualités les plus aimables, il touchait le cœur d’un seul de ses regards affectueux ; accompagné de Çrî, qui brillait sur sa large et noire poitrine, il embellissait en quelque sorte sa demeure, qui est le joyau du ciel.

40. Sur son vêtement jaune, qui enveloppait ses larges formes, étincelait une ceinture et unie guirlande de fleurs des bois autour de laquelle bourdonnaient les abeilles ; des bracelets couvraient la partie antérieure de ses beaux bras ; une de ses mains reposait sur l’épaule du fils de Vinatâ, de l’autre il agitait un lotus.

41. Son visage était embelli par un beau nez, et par des boucles d’oreilles en forme de makara plus brillantes que l’éclair, digne ornement de ses joues ; il portait une aigrette de pierreries ; dans l’espace qui existait entre ses bras nombreux brillait un beau et ravissant collier, avec le joyau Kâustubha qui pendait à son cou.

42. Quand les sages virent le Dieu qui a pris un corps pour moi, pour Bhava et pour vous, cet Être riche de beauté, duquel ses serviteurs pensent dans leur esprit : « Oui, le sourire orgueilleux d’Indirâ (Lakchmî) disparaît à la vue de tant de perfections, » alors ils le saluèrent avec joie, en inclinant la tête, sans que leurs regards pussent se rassasier de le voir.

43. Le vent chargé du parfum de la Tulasî mêlée aux filaments du lotus des pieds du Dieu dont les yeux sont comme le nymphéa, parvenant jusqu’à l’odorat de ces sages, portait le trouble dans leurs sens et dans leur âme, malgré le profond dévouement qui les unissait à l’Être inaltérable.

44. Après avoir contemplé le calice du lotus de son noir visage, et vu sur ses lèvres si belles le sourire semblable à une branche de jasmin ; après avoir reporté de nouveau leurs regards satisfaits sur ses deux pieds, asiles des joyaux rougeâtres de ses ongles, ils entrèrent dans une méditation profonde.

45. Puis ils louèrent le Dieu qui montre, à ceux qui désirent obtenir ici-bas le salut par les voies du Yoga, son corps humain, l’objet le plus respecté de leurs contemplations, ce corps qui charme les regards, et qui est doué des huit facultés surnaturelles qui y sont permanentes et qui ne sont complètes dans aucun autre être.

46. Les fils de Brahmâ dirent : Ô Ananta, toi qui es caché pour les méchants, quoique tu résides dans leur âme, tu ne l’es pas pour nous, puisque aujourd’hui tu te livres complètement à nos regards, toi qui étais déjà parvenu à notre cœur par nos oreilles, lorsque notre père qui te doit la naissance nous expliquait tes mystères.

47. Nous te reconnaissons, Bhagavat, ô toi l’Être supérieur, toi l’essence de l’Esprit, toi qui, pour charmer tes serviteurs, t’unis à chaque instant avec la qualité de la Bonté, toi que les solitaires débarrassés de tout lien, affranchis de toute passion, ont connu dans leur cœur, à l’aide des pratiques puissantes de la dévotion que ta pitié leur avait enseignées.

48. Ils ne songent même pas à ta faveur qui est la béatitude suprême, ni à plus forte raison à aucun des lieux où le mouvement de tes sourcils répand la crainte, ils n’y songent pas les hommes vertueux qui, trouvant un asile à tes pieds, connaissent le prix de ton histoire, ô toi dont la gloire est pure et digne d’être célébrée !

49. Oui, nous consentons, pour nos fautes, à renaître dans les Enfers, pourvu que notre esprit se plaise à tes pieds, comme l’abeille [auprès des fleurs] ; pourvu que nos paroles, pleines de ce sujet, en reçoivent un éclat pareil à celui de la Tulasî, et que nos oreilles soient remplies par le récit de tes qualités.

50. Ô toi qui es invoqué au loin ! En contemplant cette forme que tu as manifestée au dehors, nos yeux ont obtenu complètement le bonheur ; aussi devons-nous offrir cette adoration au Dieu qui, difficile à obtenir pour ceux qui ne sont pas maîtres d’eux-mêmes, est célébré sous le nom de Bhagavat.


FIN DU QUINZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DESCRIPTION DU VÂIKUṆṬHA.