Poèmes et Paysages/Le Bengali

Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 285-304).

LXXIX

LE BENGALIE



A Sainte-Beuve,
Au maître et à l’ami.


 
Poète au gosier d’or, enfant de nos savanes,
Toi qui, fuyant ton nid caché sous l’herbe en pleurs,
Te berçais dans la brise au roulis des lianes,
Et chantais la lumière au front des bois en fleurs ;

D’où viens-tu pour tomber tremblant à ma fenêtre,
Loin des citronniers verts de notre île d’azur ?
Au pays des palmiers toi que le ciel fit naître,
Bengali, d’où viens-tu par un hiver si dur ?


Il neige ; à mes carreaux la bise siffle et pleure.
Sous des cieux incléments qui t’a donc exilé ?
Viens à moi, ne crains rien ! — Dans mon humble demeure
Soyez le bienvenu, compatriote ailé !

O bonheur de te voir ! ô fortune imprévue !
Viens sécher sur mon sein ta plume sans chaleur.
Un passé radieux se réveille à ta vue,
Et tout mon pays d’or se lève dans mon cœur.

Comme deux chers amis qu’un même exil rassemble,
Comme un fils de ma mère assis à mon foyer,
Du val des lataniers, oiseau, parlons ensemble ;
Chantons, doux bengali, chantons pour oublier !

Chante ! et je reverrai nos profondes vallées.
Chante ! et je revivrai mon bel âge effacé.
Souvenirs ! frais parfums des choses envolées,
Embaumez le présent des bonheurs du passé.

Voici la mer lointaine aux rumeurs éternelles ;
Là-bas, j’entends gronder le torrent orageux ;
Plus loin, c’est la montagne aux crêtes fraternelles
Dans le saphir de l’air dressant leurs fronts neigeux.

L’aube se lève, un air transparent nous inonde ;
Pour aimer et bénir tout semble s’éveiller !
Sous un ciel aussi pur qu’il est doux d’être au monde !
Chantons, ô bengali ! chantons pour oublier !


L’AUBE

C’était l’heure où jadis mon enfance inspirée,
Comme la blonde abeille, heureuse de trouver
Dans l’air plein de soleil la liberté dorée,
Courait pour voir le jour sur les mers se lever.

Sur les flots miroitants la lumière ruisselle ;
L’éther s’ouvre et blanchit sous l’astre radieux.
Du pêcheur matinal la berçante nacelle
Passe, et rapide au loin se perd au bord des cieux.

Dans l’infini des airs le pic fier du Salaze,
Placide et beau, sourit à l’Océan lointain
Et, trempé des clartés dont l’Orient s’embrase,
Couvre son noir granit des roses du matin.

La Dumas, qui descend de ses gorges profondes,
Semble bercer un ciel en son lit vaste et pur,
Et, roulant vers la mer la beauté de ses ondes,
Sous ses nappes d’argent montre ses rocs d’azur.

Les forêts d’orangers couverts d’étoiles blanches,
Les bibaciers baignés de lumière et d’odeurs,
Aux souffles du matin font pleuvoir de leurs branches
Avec les fruits ambrés les neiges de leurs fleurs.


Dans les bananiers verts aux palmes satinées
Les feux brisés du jour sèment leurs diamants.
Des herbes, des gazons, des hautes graminées
S’exhalent des senteurs et des-gazouillements.

Sur les blancs nénuphars, coupes larges et lisses,
Des larmes de cristal brillent confusément ;
Et l’abeille vient boire au fond de leurs calices
Le miel, trésor tombé la nuit du firmament.

L’oiseau chante enivré sous la lumière chaude ;
Des flots d’atomes d’or nagent dans l’air lacté ;
Les mouches de rubis, de pourpre et d’émeraude
Flottent, vibrant d’amour dans la blonde clarté.

O vie universelle ! ô nature parlante !
Des brises et des eaux ô murmure chanteur !
On sent respirer l’arbre, on sent vivre la plante ;
Tout aime, tout bénit le soleil créateur.

Splendeurs du ciel natal, réveil, heures de flamme,
Heures où l’aube en moi faisait fleurir les vers,
Où l’inspiration se levait sur mon-âme
Comme l’astre émergeant du sein profond des mers ;

Paysages puissants de mes vertes années,
Mer vaste où je voyais la lumière ondoyer,
Beaux lieux ! qui me rendra vos blanches matinées ?
Chantons ! doux bengali, chantons pour oublier !



LE JOUR

Revois-tu dans ton âme, ô bengali, mon frère !
Le mont, le bois, la plaine au verdoyant tapis ?
Vois-tu sous les grands vents onduler la rizière ?
Sous le soleil vois-tu frissonner les épis ?

Avec l’aube laissant ton nid sous la ramée,
Te sens-tu, plein d’accords, frémir d’aise et chanter ?
Et moi, debout là-bas dans la plaine embaumée,
Pour entendre ton chant me vois-tu m’arrêter ?

Sur quelque tige molle et des brises bercée,
Oiseau suave, aux bois tu dis tes plus doux airs ;
Et moi, poète encor sans voix pour ma pensée,
Je m’instruis à ton chant dans l’art sacré des vers.

Sous les hautes forêts, près des flots, sur les cimes,
J’erre, songeur épris des couleurs et des sons ;
Au lieu de fleurs, je vais cueillant partout des rimes,
Dont un jour j’ornerai mes sereines chansons.

Alors, ô barde ami ! ma voix, humble rivale,
Pour dire aussi mon île à ta voix s’unira ;
Et, lorsqu’ils te loueront sur la terre natale,
De moi peut-être alors quelqu’un se souviendra.



LES TRAVAILLEURS

Mais entends-tu la cloche aux lointaines volées ?
Sous la main du planteur elle annonce le jour.
Sa voix lente, roulant dans le creux des vallées,
Remonte, appelant l’homme aux travaux du labour.

Les Noirs, à son appel, quittent les toits de chaume,
Secouant à leurs fronts un reste de sommeil.
Le firmament sourit et la savane embaume ;
Mais pour l’esclave est-il des fleurs et du soleil ?

Ils viennent ; on les compte, et le Maître gourmande ;
La glèbe aride attend leurs fécondes sueurs.
Ils s’éloignent, suivis du Chef qui les commande,
Et la plaine a reçu l’essaim des travailleurs.

Vois-tu ce Commandeur, hélas ! comme eux esclave,
Du fouet armé, debout sous l’arbre du chemin ?
Un chien est à ses pieds ; lui, sur un bloc de lave,
Il surveille pensif son noir bétail humain.

Le fer creuse et gémit ; la bande aux bras d’athlètes,
Fouille le sol brûlant sous l’astre ardent et clair ;
Parmi les blonds roseaux luisent les noires têtes ;
L’oiseau libre et joyeux passe en chantant dans l’air !


O dure servitude ! ô sort ! ô lois cruelles !
Au joug de l’homme ainsi l’homme se voit plier !
Ah ! loin de ces tableaux navrants ouvrons nos ailes !
Fuyons, doux bengali, fuyons pour oublier !


L’HEURE DE MIDI

Évoquons des pensers et des tableaux moins sombres.
Dans les ravins où dort un silence attiédi,
Au bord des étangs clairs voilés de hautes ombres,
Ensemble abritons-nous des ardeurs de midi.

Midi ! l’heure de feu ! l’heure à la rouge haleine !
Sur les champs embrasés pèse un air étouffant :
Le soleil darde à pic ses flammes sur la plaine ;
Le ciel brûle implacable et la terre se fend.

La nature n’a plus ni brises, ni murmures ;
Le flot tarit ; dans l’herbe on n’entend rien frémir ;
Les pics ardents, les bois aux muettes ramures,
D’un morne et lourd sommeil tout semble au loin dormir.

L’immobile palmier des savanes brûlantes,
Abritant les troupeaux de ses rameaux penchés,
Courbe languissamment ses palmes indolentes
Sur les bœufs ruminants dans son ombre couchés.


C’est l’heure où dans la source à la voûte pierreuse
Le chasseur, fils des monts, plonge ses pieds nerveux ;
C’est l’heure où le ramier de la forêt ombreuse
Trempe son bleu plumage aux eaux des bassins bleus.

Comme eux, tandis qu’au loin la glèbe s’ouvre et fume,
Parmi les nymphéas, dans ce lac argenté,
Baigne, ô doux bengali ! baigne ta molle plume,
Ta plume au duvet rouge et de blanc moucheté.


LA DUMAS

Mais j’entends la Dumas qui passe et nous appelle.
Viens dans ses flots puissants avec moi te jeter.
Hardis nageurs, bercés par l’onde maternelle,
Mollement vers la mer laissons-nous emporter.

Devant nous, et longeant les vagues diaphanes,
La rive marche avec ses groupes de pêcheurs,
Ses laveuses, ses rocs, ses remparts de lianes
Laissant traîner sur l’eau les grappes de leurs fleurs.

Site agreste et mouvant, ondoyant paysage !
Là, c’est la sucrerie assise au bord des eaux ;
Là, sur le pic ardu paît la chèvre sauvage ;
Là, s’abreuve au courant la vache aux blonds naseaux.


Plus loin, d’enfants bergers c’est un couple tranquille,
Causant sous le rocher voilé de vétiver,
Comme autrefois causaient les pasteurs de Sicile,
A leurs pieds les troupeaux et devant eux la mer.


LA MER

La mer ! voici la mer devant moi, grande ouverte !
L’onde écume et blanchit les rochers dentelés ;
Le fleuve roule, et moi, loin de la plage verte,
Je roule avec le fleuve au sein des flots salés,

Et la vague en ses bras m’accueille et me soulève,
Et l’onde sur son sein me berce, heureux enfant !
Et la houle puissante, au large et vers la grève,
Dans ses longs plis d’azur m’emporte triomphant.

O joute de l’enfance avec l’onde marine !
O mes bonds sur la vague au poitrail écumant !
O bonheur de sentir sous ma jeune poitrine
Le sein des eaux s’enfler et battre largement !

O mer ! le temps n’est plus où sur ta croupe altière,
Enfant, tu m’emportais comme un coursier fougueux ;
Où mes mains caressaient ta fumante crinière,
Où ta brillante écume argentait mes cheveux.


Ce temps n’est plus. J’ai fui les plages maternelles :
Sur leurs galets déserts, le soir, seul et songeur,
Je n’entends plus rouler ces plaintes solennelles
Qui me grandissaient l’âme et me haussaient le cœur.

J’ai vu sous d’autres cieux, insondable et sans bornes,
Se perdre devant moi ton flot illimité ;
J’ai vu sous d’autres cieux tes solitudes mornes
Emplir de leurs déserts la bleue immensité.

Miroir de l’Infini ! trône de l’Invisible !
Immaculable abîme où dort l’éternité !
Sous tous les horizons, orageuse ou paisible,
J’ai, voyageur pieux, contemplé ta beauté.

Au cap d’Adamastor où rugit la tourmente,
Sous la zone torride, aux bords de l’Équateur,
Partout ! sur ta poitrine irritée ou dormante,
Comme un fils de tes flancs, j’ai reposé sans peur.

Sans peur ! car ma jeunesse, entre tes bras bercée,
Vieil Océan ! t’aimait comme un auguste ami ;
Car sur ta grève aride a fleuri ma pensée ;
Car à tes bruits sacrés mon enfance a dormi.

Grandissant en plein ciel sur tes libres rivages,
Toi que l’homme jamais n’a souillé ni dompté,
Tu trempas mes instincts dans tes humeurs sauvages,
Tu marquas mon esprit du sceau de ta fierté !


Il est sur les hauteurs, il est un charme austère ;
Notre âme et la nature y mêlent leurs accords.
Ce sympathique échange entre l’homme et la terre,
Sombre Océan ! mon cœur l’a connu sur tes bords.

Que de fois sur ces caps qui longent tes abîmes,
Ces caps d’où j’écoutais se lamenter les flots,
Buvant dans l’air des nuits tes tristesses sublimes,
Que de fois j’ai mêlé mes pleurs à tes sanglots !

Que de fois, le cœur plein d’indicibles malaises,
Par nos beaux soirs de lune et de calme enchanté,
Te contemplant du haut des tranquilles falaises,
J’ai retrouvé la paix dans ta sérénité !

Et plus-tard, quand la Muse et l’âge aux nobles rêves
Et l’Infini grondaient dans mon sein douloureux,
C’est toi qui m’enseignas aux rumeurs de tes grèves
L’amour des larges vers et des rythmes nombreux.

Et, depuis, j’ai monté la vie aux rudes cimes :
Plus d’un sol a rougi sous mes pieds déchirés,
Et dans l’homme, à mon tour, j’ai trouvé des abîmes
Plus amers que tes flots et plus désespérés !

Ah ! puisque tous les cieux recèlent des orages,
Puisque la terre, et l’homme, et l’espoir, tout nous ment,
Puisque la même angoisse et les mêmes naufrages
Nous attendent sur l’un ou sur l’autre élément ;


Puisque tout est mystère et misère en nos âmes,
Puisqu’en nul lieu ne brille un permanent soleil,
Océan ! que ne puis-je, au long bruit de tes lames,
M’oublier et dormir mon suprême sommeil !

Je ne veux point dormir sur la terre étrangère,
Sur la terre du nord je ne veux point mourir !
J’aurais froid sous un sol sans flamme et sans lumière,
Mes yeux veulent se clore où Dieu les fit s’ouvrir !

Au pied du cap Bernard, frais paradis des tombes,
Il est un cimetière où, sous les filaos,
L’oiseau blanc des récifs, les mauves, les palombes,
Mêlent leur voix plaintive aux plaintes de tes flots ;

C’est là. — Sous ce cap morne où vient gémir ton onde,
Puissé-je un jour trouver le repos souhaité !
Puissé-je, ombre bercée à ta rumeur profonde,
T’entendre encor du fond de mon éternité !


LE CRÉPUSCULE

Mais pourquoi devancer l’heure des glas funèbres ?
En attendant la mort n’avons-nous pas l’oubli ?
Bénissons nos soleils même au sein des ténèbres !
Chantons pour oublier, chantons, doux bengali !


Voici des soirs pourprés l’heure calme et sereine.
Au sein des mers, lassé d’un radieux essor,
L’astre du jour s’abaisse et lentement ramène
Sa paupière d’azur sur sa prunelle d’or.

Voici l’heure où, semant dans l’air ses violettes,
Le crépuscule passe au front des pics altiers.
Le chasseur des grands bois, le pêcheur des îlettes,
De leur chaume à pas lents reprennent les sentiers.

De bleuâtres vapeurs ondulent par les plaines.
Les mille bruits du jour s’éteignent sous les cieux.
Les abeilles, les oiseaux, les mouches, les phalènes,
Dans les buissons muets dorment silencieux.

Déjà sous la rosée et les brises nocturnes
Les mimosas frileux penchent leurs rameaux noirs ;
Mais la belle-de-nuit lève ses fraîches urnes
Où se pose et frémit le papillon des soirs.

La cloche du planteur vibre sur les savanes,
Sa voix jusqu’à la mer sonne la fin du jour.
Au fond des chemins creux, le long des champs de cannes,
Nègres et bœufs, là-bas, reviennent du labour.

De son seuil, comme au temps du patriarche antique,
Le colon voit rentrer ses Noirs et ses troupeaux ;
L’appel du soir se fait, et dans le camp rustique
Biettôt tout est silence, obscurité, repos.



LA NUIT

Nuit bienfaisante, ô Nuit ! mère des molles trêves,
Sur ces fronts épuisés de peine et de labeurs
Verse, avec le sommeil, les brises et les rêves,
Verse l’oubli sacré des terrestres douleurs !

Et tout dort, et partout l’ombre épaissit ses voiles.
Seule, aux feux dont le ciel emplit ses bleus déserts,
La blanche Rêverie, amante des étoiles,
Seule médite et veille, assise au bord des mers.

De la plage, en mourant, l’onde argente les sables.
Au large, balancés au lent roulis des eaux,
Les navires du port, ondulant sur leurs câbles,
Se bercent endormis comme de grands oiseaux.

Dans le vide étoilé la montagne aux trois cimes
Plonge, sombres et fiers, ses cônes sourcilleux,
Et, coupant l’horizon de ses lignes sublimes,
Montre son noir profil sur le fond bleu des cieux.



LA LUNE

Mais l’orient s’emplit d’une clarté nouvelle :
Âme aux ailes d’opale, âme aux grands yeux rêveurs,
Du sein moiré des flots, la lune lente et belle
Sort, inondant la nuit de divines blancheurs.

Sur la brune falaise où la vague déferle,
Sur les ombreux vallons, sur les caps veloutés,
Flotte en nappe d’argent sa lumière de perle :
Les eaux, les bois, les monts, ruissellent de clartés.

Elle monte, et des airs où son vol se balance,
Son long regard, planant sur un monde endormi,
Des profondes forêts blanchit le vert silence :
L’oiseau trompé s’éveille et gazouille à demi.

Dormez, heureux oiseaux ! le jour est loin encore ;
Attendez pour chanter que l’aube soit au ciel.
Vos ramages joyeux, gardez-les pour l’aurore ;
Ne troublez point des nuits le calme solennel.

Quelle voix cependant s’élève des collines ?
Est-ce un soupir de l’homme ? est-ce un soupir des flots ?
Il semble qu’en passant la brise des ravines
Avec l’odeur des bois m’apporte des sanglots.


Pauvre esclave, c’est toi ! Tout repose, et tu veilles :
La terre en vain sourit à son astre enchanté,
Que t’importent des nuits les tranquilles merveilles !
Les nuits, pour toi, les jours, ont perdu leur beauté.

Debout sous le palmier dont l’ombre à ses pieds traîne,
Là-bas, le voyez-vous, pensif, les yeux baissés ?
La lune brille en plein sur sa tête d’ébène :
L’esprit des souvenirs pleure dans ses pensers.

Aux rêveuses lueurs qui tombent des cieux calmes,
Les chères visions d’un passé regretté
S’éveillent : il revoit sur la terre des palmes
La cabane où jouait sa jeune liberté.

Devant ces frais tableaux si purs dans l’esclavage,
Son cœur s’ouvre : au silence il conte ses douleurs,
Et si triste est sa plainte en sa douceur sauvage,
Que l’ange de la nuit l’écoute avec des pleurs.

Chante et pleure à l’écart, pauvre enfant de l’Afrique !
Ton chant, c’est ta prière ; exilé sur ces bords,
Fais monter jusqu’à Dieu ta voix mélancolique :
Tout un monde enchaîné gémit dans tes accords.

Et nous, doux bengali, pour ce Noir, notre frère,
Chantons aussi ! Chanter, poète, c’est prier.
De ce nouveau Joseph parlons au commun Père.
Prions, ô bengali ! prions pour oublier !



LA PRIÈRE

O Père universel qui régnez sur les mondes,
Roi de l’immensité, maître de l’infini,
Par l’espace et les temps, les airs, les feux, les ondes,
Père ! que votre nom à jamais soit béni.

Comme aux plages du ciel, que sur l’humaine rive
Chaque être veuille au gré de votre volonté !
Sur cette terre en pleurs que votre règne arrive,
Le règne de l’amour et de la liberté !

Assez longtemps, Seigneur, l’esclavage et la haine
Ont divisé ce monde et déchiré nos cœurs.
Qu’à votre souffle ardent se fonde enfin la chaîne
Où, rivés aux vaincus, gémissent les vainqueurs !

Assez longtemps Caïn et sa lignée injuste
En opprimant la terre ont fait douter du ciel :
Contre l’arbre homicide ayez soin de l’arbuste !
Seigneur, prenez pitié de la race d’Abel !

Ce que j’implore, ô Dieu ! ce n’est point ta vengeance.
J’ai vécu : mon esprit est pur d’inimitié.
Pour l’homme et sa misère et ma propre indigence,
Je n’ai plus rien au cœur qu’une immense pitié.


Il fut un âge où, plein de juvéniles fièvres,
Devant le crime heureux mon esprit s’irritait ;
Où, l’indignation brûlant mes jeunes lèvres,
Vers toi de ma poitrine un hymne ardent montait.

Hélas ! c’est que j’entrais à peine dans la vie :
De justice altéré, dans le bien ayant foi,
Âme aspirant toujours, toujours inassouvie,
Je voulais l’idéal qui gémissait en moi ;

C’est que, des jours faisant le dur apprentissage,
Des êtres les plus chers frappé sur mon chemin,
Je sentais l’amitié, fragile appui du sage,
Se brisant sous mes doigts, m’ensanglanter la main ;

C’est que, partout blessé dans mes rêves austères,
Devant le fait brutal, mon regard consterné
Voyait, agenouillés, tes prêtres adultères
Trahir ta cause aux pieds de Satan couronné ;

C’est qu’au sang des martyrs trempant leurs mains cruelles,
Je voyais les bourreaux railler les dévoûments,
Et que, perdue enfin dans ses doutes rebelles,
Mon âme errait en proie aux épouvantements !

Des lamentables faits interrogeant les causes,
C’est alors que, sondant ton insondable loi,
Suprême Ordonnateur des esprits et des choses,
Du mal que je voyais je n’accusais que toi ;


C’est alors que, s’ouvrant au désespoir farouche,
Ma lèvre a blasphémé mes espoirs avortés,
Et qu’au vent de l’orgueil qui soufflait sur ma bouche,
De mon sein a jailli l’hymne des révoltés ;

C’est alors qu’aveuglé sur mes propres souillures,
Maudissant le spectacle à mes regards offert,
Ma voix… – Oublie, ô Dieu ! ce cri de mes blessures :
Je ne veux plus haïr ceux par qui j’ai souffert !

J’abjure devant toi l’orgueil de mes colères !
L’exemple du pardon sur la croix fut donné.
Dans mes pleurs repentants j’ai lavé mes misères :
Pardonnez-nous, Seigneur ! Nous avons pardonné.

Du fond de ma tristesse et de mes solitudes,
De mes besoins vers vous la voix se tourne enfin :
Je vous demande, avec le pain des fortitudes,
Ce pain quotidien dont notre corps a faim.

Comme à l’herbe des champs, comme à la fleur brisée,
Votre main, chaque soir, verse la goutte d’eau,
Dieu de force ! épanchez dans notre âme épuisée
Ce qu’il lui faut d’espoir pour porter son fardeau.

De ce monde de trouble et de lutte et de chaîne,
Depuis longtemps mes yeux se détournent lassés.
Laissez-moi m’envoler vers l’étoile prochaine !
D’un jour plus pur, Seigneur, baignez mes yeux blessés.


Mais s’il faut ici-bas poursuivre mon épreuve,
Retremper mon esprit au creuset des douleurs
Et, vidant jusqu’au fond la coupe où je m’abreuve,
Vivre pour mériter, Seigneur, de vivre ailleurs ;

Que tes ailes du moins, invisibles égides,
Dans les assauts du doute abritent ma raison !
Maintiens-moi calme et ferme en mes espoirs rigides !
Dans ma nuit, montre-moi ton astre à l’horizon !

Que dans un siècle en proie aux basses frénésies,
L’amour du juste soit ma seule passion !
Que le succès du lâche et ses apostasies
Ne soient point pour mon âme une tentation !

Que le Protée impur, ce digne roi d’un monde
Où le droit n’est qu’un mot, où la force est la loi,
Que le fait triomphant, ce tentateur immonde,
Dans l’absolu du bien n’ébranle point ma foi !

Confessant l’avenir du sein de nos défaites,
Que je vive demain tel qu’hier je vécus !
Fidèle au sang versé par les martyrs-prophètes,
Que mon esprit toujours reste avec tes vaincus !

Mais sous l’onde acharnée où, troublé, je m’affaisse,
Si tu vois s’abîmer l’homme et son idéal,
Rappelle-toi, Seigneur, ce cri de ma faiblesse,
Le cri des humbles cœurs : « Délivrez-nous du Mal ! »