Poèmes et Paysages/« Celui qui sait haïr »

Poèmes et PaysagesAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 2 (p. 282-284).

LXXVIII


A CH. JAMIN.


 
Celui qui sait haïr aime et couve sa haine.
Moi, je cède à l’instinct contraire qui m’entraîne.
Dieu fit dans sa bonté la fleur pour embaumer,
La lèvre pour bénir et le cœur pour aimer.
Parfois, comme la mer dont la colère écume,
Si l’indignation dans mon âme s’allume,
Si mon vers irrité, verbe au lyrique accent,
S’échappe de mon sein farouche et menaçant,
C’est que des jours vécus les luttes et les ombres
Évoquent sous mon ciel leurs teintes les plus sombres ;
Mais qu’un souffle clément lui rende la clarté,
Il rentre dans son calme et sa sérénité ;
Et mon âme, semblable au lac clair et sans rides,
Réfléchissant des soirs les étoiles limpides,
N’exhale, humble et plaintive et tendre tour à tour,
Qu’un murmure imprégné de larmes et d’amour.
Ah ! qu’il arrive à toi, ce triste et doux murmure,
Ces vers, agrestes fruits d’un arbre sans culture,
A toi, mon compagnon, mon frère par le cœur,

Toi, d’un amer passé l’ami consolateur,
Toi, la perle ignorée et que recèle un monde
Où tant de fausseté, tant d’égoïsme abonde ;
Toi qui seul auras su me comprendre et m’aimer,
Toi qu’il n’est pas de noms assez doux pour nommer !

Dieu ! de quelle bonté fais-tu le cœur de l’ange,
Puisqu’il se trouve encor par ce monde de fange,
Dans un cœur par ta grâce ici-bas habité,
Tant de douceur céleste et tant de pureté !…
Ah ! garde-les toujours, ces vertus que j’honore,
Trésor saint et caché que ta candeur ignore,
Jeune homme que le ciel a comblé de ses dons !
S’il est des cœurs pervers, il en est de si bons
Que toute âme auprès d’eux devient aimante et bonne,
Et dans l’amour d’un seul se console et pardonne !
Heureux qui fait aimer l’homme et la vie à ceux
Pour qui la vie et l’homme ont été douloureux !…
 
Ce souffle du passé dont si tiède est la flamme,
Oh ! qu’il me fait de bien en passant sur mon âme !
Que Dieu te rende, ami, le bien que tu me fais !
Qu’il te compte les jours par de nouveaux bienfaits !
Qu’il soit de tous tes vœux le paternel complice !
Que toujours de ton cœur le désir s’accomplisse !
A ta couche rêveuse épargnant les ennuis,
Qu’un songe aux ailes d’or hante et berce tes nuits ;
Et marchant avec toi de la vie à la tombe,
Qu’une Ève aux bleus regards, douce et chaste colombe,

Parfumant tes sentiers des plus fraîches senteurs,
Effeuille sur tes pas sa tendresse et ses fleurs !
Mais si jamais ton ciel, se couvrant de nuages,
Faisait gronder sur toi le souffle des orages ;
Si l’ouragan jamais, troublant la paix des airs,
A ton flot calme et pur mêlait des flots amers,
Songe alors à l’ami qui te pleure et qui t’aime,
Et répète avec lui ces rimes que toi-même
Tu murmurais jadis à son cœur désolé,
Que je redis souvent, et qui m’ont consolé :

« La douleur par le ciel à la terre infligée,
Jeune encore, il est vrai, fut pour toi sans pitié ;
Mais pourquoi gémir seule, ô belle âme affligée ?
Viens épancher ta peine au sein de l’amitié.
A partager ses pleurs on retrempe ses armes !
Moi, je n’ai rien, hélas ! à t’offrir que mon cœur,
Mais tu peux y verser ta secrète douleur ;
Je mêlerai toujours une larme à tes larmes !
Pour aider ta faiblesse à fournir le chemin
Qui nous sépare encor du but où tout succombe,
Comme deux voyageurs cheminant vers la tombe,
Nous marcherons ensemble en nous donnant la main.
Quand viendra l’heure, ami, qui tôt ou tard arrive,
Où la mort de nos jours éteindra le flambeau,
Après nous être aimés sur la terrestre rive,
Nous dormirons unis dans la nuit du tombeau. »