Plon-Nourrit (p. 277-288).

METZ LA CAPTIVE


Septembre 1910.

Voilà quarante ans que Metz, jusqu’alors inviolée, vit entrer dans ses murs, au son des fanfares, les Allemands victorieux ; quarante ans qu’elle espère, malgré tout, la délivrance : quarante ans, presque un demi-siècle ! Combien d’yeux se sont fermés, que la honte de l’occupation avait trempés de larmes ! Combien se sont ouverts à la lumière du jour, qui n’aperçoivent sur les forts que le drapeau de l’Empire ! La mort accomplit si vite son œuvre que, pour fêter leur prodigieux triomphe, les conquérants n’ont pas osé attendre le cinquantenaire : dix ans plus tard, les vieux soldats de Guillaume Ier eussent dormi sous terre leur dernier sommeil. Aussi, pendant tout le mois d’août, la ville prisonnière s’est-elle remplie de vétérans chevronnés accourus des plus lointaines provinces de l’Allemagne pour célébrer leur gloire aux mêmes lieux où ils l’ont conquise. On les rencontrait, partout, blanchis, ventrus, la poitrine couverte de leurs rubans et de leurs médailles, envahissant les rues, les tramways, les brasseries, salués par tous les troupiers. La ville pleine de musiques militaires, de rires, de chants était plus triste que jamais, parce qu’en ces jours de fête, pour elle jours de deuil, elle sentait plus cruellement pénétrer dans sa chair meurtrie la serre de l’aigle noir qui la tient captive.

J’avais choisi cette date pour revoir Metz : il n’est pas bon qu’une plaie, telle que celle qu’ont ouverte dans nos cœurs les désastres de 1870, puisse jamais se cicatriser, et il est bon qu’on y porte le fer, pour qu’elle saigne de nouveau. Français obscur, je me mêlais aux groupes de vétérans que les vagons de quatrième classe emmenaient vers les champs de bataille avec leurs femmes et leurs enfants ; j’écoutais leurs souvenirs, leur confiance, leur orgueil ; je me perdais au milieu de ces hommes dont la discipline et l’enthousiasme ont abattu la France et constitué l’Allemagne ; je les suivais à travers ces villages dont nul habitant ne sait l’allemand et dont les paysannes ont le limpide regard français. Sur les grands plateaux messins, que sillonnent les tombes, j’écoutais leurs orateurs prononcer au pied des monuments, le bras tendu vers la frontière, de belliqueux discours, tandis que claquaient au vent les drapeaux des associations, puis la foule chanter l’hymne des aspirations nationales : Deutschland über alles. Je descendais au fond des cuves et des ravins, où se livrèrent des luttes si sanglantes, et où maintenant, sur le gazon, se gorgeaient de bière et de charcuterie, semblables à des barbares en ripaille, les vieux soldats, leurs fils, leurs filles et leurs maris. Parfois, sur la route, le feld-maréchal de Haesseler apparaissait, suivi de son état-major. En uniforme de uhlan, voûté, cassé, ridé comme une femme centenaire, mais admirablement assis en selle, il avançait au pas, la bouche dédaigneuse, le poing sur la hanche, quand il ne saluait pas d’un geste rapide, et tous, subitement levés, leurs verres et leurs saucisses à la main, l’acclamaient de retentissants hurrahs, guerriers en bombance qui saluent le chef de guerre. Ainsi chaque minute me déchirait, mais quelle flamme sacrée attisait encore ma haine ! Pourtant, un jour, le courage m’a manqué. Les Allemands célébraient, à Metz, dans le jardin de l’Esplanade, autour de la statue de Guillaume Ier, un office divin. C’était une matinée charmante : le soleil perçait le ciel fragile ; une légère vapeur flottait sur la Moselle, et la campagne s’étendait, délicate, presque virginale, jusqu’aux forts. Les étendards dressés formaient à l’image du vieux souverain une garde d’honneur ; la musique jouait un air funèbre et un pasteur récitait des prières : c’était très simple et c’était très grand. J’étais venu jusque-là : je me suis enfui à l’instant, assez fortuné, dans ma désolation, pour voir, sur l’Esplanade même, la jeunesse messine attacher une couronne à la statue de Ney.

Metz ne voulait rien connaître de ces commémorations : elle fêtait ses morts, les siens, les soldats français tombés pour la défense de la patrie, et les Allemands ne comprenaient point — il y a tant de choses qu’ils ne comprennent pas — que les jeunes générations lorraines, nées après la guerre, ne participent point aux fêtes qui glorifiaient la conquête. Ils ne songent pas que Lassalle était Messin, et que les grands-pères des annexés sont les vainqueurs d’Iéna. Moi, j’allais à travers la ville, cherchant à saisir les battements de son cœur. Ah ! ces officiers à la tunique bleue, ces fonctionnaires à lunettes d’or, ces jeunes filles vêtues de blanc et qui ont des allures tapageuses, comme le moins clairvoyant des voyageurs éprouve vite qu’ils ne constituent pas la vraie population de Metz, qu’ils sont là par hasard, par un caprice du destin, provisoirement, et que les vrais habitants ce sont ce boucher qui s’appelle Jacquet, ce pâtissier qui s’appelle Bertrand, ce mercier qui s’appelle Comte, ce mercier qui s’appelle Durand, et ces gamins vifs qui parlent un si joli français que l’accent un peu traînard de Metz rend si mélancolique !

Écouter parler les Messins, quelle torture ! Une femme me disait :

— Moi, monsieur, dès que je l’ai pu, j’ai fait partir mon fils. Ah ! j’ai pris souvent le train pour le voir. Le temps de son service est arrivé : on l’a versé dans l’artillerie, à Orléans. Sans l’en avertir, la première année, j’ai écrit à son capitaine pour qu’il le laisse venir à la cérémonie de Mars-la-Tour : le capitaine lui a donné deux jours de permission. J’ai trouvé mon fils à Mars-la-Tour ; ah ! si vous m’aviez vu toucher son sabre, son grand sabre d’artilleur ! Pendant la cérémonie, c’était moi qui portais son sabre, et quand nous avons déjeuné sur l’herbe, j’avais son sabre tout contre moi. Il était si beau, son sabre !

Une autre, aux cheveux blancs, très douce, me disait :

— Moi, monsieur, le jour où les pantalons rouges reviendront, je ne serai pas étonnée… Les autres, je ne les regarde pas, je ne les vois pas ; je sais qu’ils ne sont là que pour un temps… Cependant, je voudrais bien vivre assez vieille…

Une autre, qui était jeune et portait une robe de deuil, me disait, avec un peu d’amertume :

— Les Français, monsieur, sont tout de même bien drôles. Je suis allée en France l’an dernier chez des amis, et ils m’ont dit avec étonnement : « Tiens, vous n’avez pas l’accent allemand. » J’étais stupéfaite : « Mais comment aurais-je l’accent allemand, leur ai-je répondu, puisque je ne sais pas un mot d’allemand ? — Ah ! nous croyions, ont-ils expliqué… comme vous habitez l’Allemagne… »

Elle répétait, avec un sourire plus triste :

— Les Français, monsieur, sont tout de même bien drôles.

Une autre, que son mari accompagnait, me disait :

— Ah ! monsieur, si vous les connaissiez, les Allemands, comme nous les connaissons ! Tenez, voilà mon mari, qui est estropié : eh bien ! les Allemands, sans cesse, se moquent de lui. L’autre jour, en pleine rue, le président du tribunal, oui, monsieur, le président du tribunal lui-même a singé sa démarche. Concevez-vous cela ? L’autre semaine, nous avons passé toute une journée à Nancy : personne n’a remarqué que mon mari était estropié, ou, si quelqu’un l’a remarqué, il n’en a rien montré. Et je lui ai dit, quand nous sommes rentrés à Metz : « Tu vois, les Français, comme ils sont différents : tu vivais à Nancy, que tu oublierais que tu es estroprié.

Une autre, une grande paysanne, maigre, sèche, me disait sur le quai de la gare, sans colère, mais si étonnée, et, à y bien réfléchir, avec un peu de mépris :

— Les Français ne sont pas gentils de laisser comme ça les beaux Lorrains aux Allemands.

Que pouvais-je répondre ? J’étais accablé de honte et de peine. Sans doute, je parlais de la France, mais quand on me répartait : « Il y a quarante ans, monsieur, que nous attendons ; c’est long ! » quelle excuse aurais-je pu inventer ? Les horreurs de la guerre, l’incertitude du résultat, la ruine du pays : les Messins ne pensent pas à cela, et d’ailleurs ils ont le cœur trop haut placé pour s’en effrayer. Ce qu’ils veulent, c’est la délivrance, et cette continuelle volonté est notre condamnation à nous, qui ne les avons pas délivrés. Pendant vingt-cinq ans, l’idée de la revanche a régné absolument en France, mais depuis, quinze autres années se sont écoulées… La France n’a pas reconquis les villages où les paysans n’entendent que sa langue et qu’une ligne chimérique sépare des autres villages de la Lorraine française : abandon de toutes les traditions qui constituèrent notre pays, traditions du cœur et de la raison.

Le simple spectacle de la rue exprimait un reproche.

Comme je regardais, un après-midi, à la vitrine d’un magasin, des gravures qui représentaient les exploits des Allemands en 1870, une jeune voix s’écria : « Penses-tu qu’ils aient osé exposer une seule gravure où il y ait des pioupious français ! Ah ! j’aime mieux admirer celle-là. » Je me retournai : un grand garçon d’une vingtaine d’années, montrait de la main le défilé des étendards devant Napoléon Ier. Presque au même moment, un petit mitron passait à bicyclette. Il bouscule et éclabousse un vétéran ; le vétéran fulmine, menace, brandit le poing. Le petit mitron donne un coup de pédale, fait un pied de nez, et crie, gouailleur, avec un horrible jeu des mots : « Viens y voir, un peu, vieux tirant (vétéran) de bottine. »

J’arrivai un soir sur une place, derrière la cathédrale. Je m’étais longtemps promené dans les hautes rues du vieux Metz, et plus d’une fois, ainsi que le conte Georges Delahache, dans la Carte au liséré vert, j’avais entendu un enfant me répondre, pour me renseigner : » « T’nez, descendez par là, ousqu’y a un jet d’eau. » Un nom sur un magasin de primeurs attira mon attention. N’était-ce pas ici qu’habitait peut-être cette jeune Messine qui, dans une école allemande de couture, soutint si vaillamment contre les jeunes filles immigrées la patrie de ses parents, et, appelée devant le tribunal, répéta avec le même alerte courage les propos dont on l’accusait. À tout hasard, je montai l’escalier et je sonnai. Une jeune fille, les cheveux blond cendré, les yeux très clairs, si vifs et si spirituels, répondit : « C’est moi. » C’était Mlle Germaine Munier. Elle avait dans toute sa personne je ne sais quoi de gai et de crâne, avec une modestie naturelle. Sa mère entra ; nous causâmes ; on me pardonna ma curiosité indiscrète. La jeune fille s’étonnait qu’on eût mené tant de bruit autour d’elle, car elle ne découvrait dans sa conduite rien d’extraordinaire. Sur la table, reposait un exemplaire de Colette Baudoche envoyé par Maurice Barrès, dans une belle reliure choisie par lui, et avec une dédicace. Et je me rappelais les dernières lignes du livre : « Nous, cependant, acceptons-nous qu’une vive image de Metz subisse les constantes atteintes qui doivent à la longue l’effacer ? Et suffira-t-il à notre immobile sympathie d’admirer de loin un geste qui nous appelle ! »