Plon-Nourrit (p. 229-276).

ERCKMANN-CHATRIAN


Sur la grand’route de Paris à Strasbourg, à la crête des Vosges, entre Sarrebourg et Saverne, à la limite même de l’Alsace et de la Lorraine, une ville s’élève. Construite en 1570 par Georges-Jean, comte palatin de Veldenz, érigée en 1620 en principauté pour Henriette de Lorraine-Vaudemont, réunie à la France en 1661 et fortifiée d’après les plans de Vauban, assiégée en 1814, en 1815 et en 1870, enfin annexée à l’Allemagne par le traité de Francfort, c’est Phalsbourg.

Petite ville militaire, elle a connu l’enivrement des victoires et la douleur des défaites. Elle a vu passer les régiments qui s’en allaient vers les plus magnifiques triomphes, elle les a vus revenir chargés de lauriers, et son maire a salué, tantôt à la porte de France, tantôt à la porte d’Allemagne, Napoléon tout-puissant ; mais ses rues ont retenti aussi du galop inquiet qui ramenait de Moscou à Paris l’Empereur sans la Grande Armée, et elle a vu défiler les bataillons et les escadrons des alliés envahisseurs. Russes, Autrichiens, Prussiens, courant à la curée ; enfin, bombardée, affamée, dévastée, elle a vu l’ennemi s’installer dans ses murs, abaisser le drapeau tricolore, et hisser le drapeau de l’Empire allemand, qui flotte encore. Petite ville militaire, ses enfants, si l’on excepte Gustave Doré, ne concevaient guère d’autre métier que le métier des armes, et s’appelaient Mouton, comte de Lobau et maréchal de France ; Forty, colonel tué en l’an VII à côté de La Tour d’Auvergne ; Charras, général proscrit du 2 Décembre ; Uhrich, défenseur de Strasbourg. Aujourd’hui, perdue au milieu de ces Vosges bleues qu’elle a cessé de défendre, démantelée, ses fossés comblés, ne gardant de ses remparts que deux belles portes, inutile, elle meurt. Ses cafés, où s’agitaient les « demi-soldes », sont déserts ; déserte la grande place où se chauffaient, par les jours de soleil, autour de la statue de Lobau, les survivants de l’épopée ; désertes les rues où résonnait le pas leste des jeunes officiers français. Si jamais la guerre éclatait, Phalsbourg n’entendrait que dans le lointain la voix brutale du canon qui lui fut si longtemps familière, et qu’elle aimait.

Les touristes ne s’y arrêtent pas ; ils ne font que la traverser. Pourtant il peut arriver que certains, moins pressés, demandent s’il y a « des curiosités ». Quelque passant bénévole montre alors une vaste maison dont une épicerie occupe le rez-de-chaussée et, tout près, une maison à perron couverte de feuillage :

— Voici, dit-il en désignant la première, la maison où M. Erckmann est né…

Puis désignant la seconde :

— … Et celle qu’il a habitée.

Si ces touristes sont Alsaciens, ou Lorrains, ou de l’Est français, si même seulement ils appartiennent, de quelque région qu’ils viennent, à ces générations d’avant et d’après 1870 qui se sont nourries dans leur jeunesse des romans publiés par Erckmann et son collaborateur Chatrian, aussitôt, pour leur imagination émue, la ville s’animera de tous les personnages que créèrent ou reproduisirent les deux écrivains. Et ce ne sont pas seulement les personnages dont l’histoire a pour cadre Phalsbourg même et ses environs qui revivront un instant, — vieux soldats d’Égypte, d’Italie et du Rhin, tranquilles horlogers qu’exalte la foi républicaine, paysans soulevés contre l’invasion, médecins campagnards à perruque, grand habit carré, culotte courte et souliers à boucles d’argent, conscrits de 1813 à la fois héroïques et pleins de regrets — mais encore tous ceux dont la fantaisie des auteurs a déroulé les aventures à travers une Alsace un peu étendue sur les provinces rhénanes : l’ami Fritz, Suzel, Madame Thérèse, le Juif polonais, les amoureux de Catherine, maître Daniel Rock, le brigadier Frédéric.

Si ces touristes sont très jeunes, étonnés sans doute qu’on les leur indique, à peine regarderont-ils ces deux maisons qui n’éveillent rien dans leur esprit. Ils n’ont pas lu les livres d’Erckmann-Chatrian ; qui donc les lit maintenant ? Il faut être du pays, et encore !… Ces romanciers ne sont plus à la mode, et puis les délicats ne les estiment pas, leur reprochent d’écrire trop simplement, de n’être pas des artistes, de peindre un monde de petites gens… les chassent enfin de la littérature comme indignes. Or c’est une grande, une très grande injustice.

Émile Erckmann naquit le 20 mai 1822 à Phalsbourg, où son père tenait un commerce d’épicerie et de librairie. Après avoir terminé ses études au collège communal, il vint à Paris pour y faire son droit ; il atteignait sa vingtième année. Il ne fut pas un étudiant modèle : cinq années lui furent nécessaires pour passer les deux premiers examens ; il préférait aux cours de droit les cours du Collège de France et de la Sorbonne. Ramené chez ses parents par une grave maladie, il commença d’écrire pendant sa convalescence. Son ancien professeur de rhétorique, M. Perrot, à qui il communiquait ses essais, le mit alors en relation avec Alexandre Chatrian.

Celui-ci, d’une vieille famille de verriers, était un Lorrain plus pur, né à Soldatenthal, hameau forestier de la commune d’Albrechtswiller. En 1814, les uhlans avaient emmené en captivité, attaché au pommeau de la selle, son père, coupable d’avoir pris le fusil. Sa mère, qui nourrissait alors Alexandre, se précipitait vers le prisonnier, pour le secourir, quand un uhlan, en la repoussant, lui perça le sein d’un coup de lance. Destiné au métier de la verrerie et déjà pourvu d’une place, le jeune Chatrian, que tourmentait le goût des lettres, avait abandonné sa profession pour entrer, contre le gré de ses parents, au collège de Phalsbourg, comme maître d’études.

On imagine ce que fut la rencontre d’Erckmann et de Chatrian, cette rencontre d’où l’amitié devait naître avec la collaboration. Erckmann compte vingt-cinq ans, Chatrian vingt et un : l’âge des longs espoirs et des frémissantes ambitions. Tous deux, ils ont vécu leur première jeunesse à écouter les récits des vieux soldats, récits de victoires et de défaites, récits de conquêtes et d’invasions, et ces remparts, ces bastions, ces casemates que les boulets ont crevés, leur parlent de la guerre, des armées de la République et de l’Empire, de l’illuminisme révoutionnaire, de la fièvre impériale, du désastre qui l’abat : chaque maison leur raconte une belle histoire et leur montre un humble héros. Tous deux, ils ont vécu leur première jeunesse à se promener dans les montagnes que dominent les ruines féodales, dans les forêts de sapins, de chênes, de pins et d’ormes où bondit le chevreuil et que traverse le geai avec un cri aigre, dans les vallées étroites où coulent des eaux claires ; nul sentier, nulle ferme, nulle maison forestière qui ne leur soient connus dans cette magnifique partie des Vosges alsaciennes de Saverne à Wissembourg. Chaque jour, chaque heure, la nature, enchantant leurs yeux, pénètre leur âme : s’ils la décrivent si bien, c’est qu’elle les aura, dès leur enfance, enveloppés. Tous deux ils ont enfin instinctivement d’abord, puis l’instinct fortifié par la raison, les sentiments démocratiques et républicains en honneur dans leur petit pays, où le moyen âge a multiplié les villes libres, où 89 et 93 ont excité l’enthousiasme. Ils portent déjà leur œuvre en eux, et, pour être les romanciers de l’Alsace et les romanciers du peuple, ils n’auront qu’à ordonner leurs souvenirs, à transcrire leurs impressions, enfin, à écouter leur mémoire et leur cœur.

Les débuts, certes, ne furent pas faciles. Erckmann, revenu en 1848 à Paris, y achevait son droit, avec la même nonchalance d’ailleurs qu’il avait mise à l’entreprendre. Chatrian n’entendit pas demeurer exilé à Phalsbourg : il demanda et obtint un emploi subalterne dans les bureaux de la compagnie de l’Est. Maintenant, il s’agissait de lutter et de vaincre. Que Paris dut leur sembler terrible, à ces deux Phalsbourgeois, dont l’un, Erckmann, les yeux bleus, de taille moyenne, l’air confortable, continuait à revêtir la culotte en peluche, le gilet de couleur, l’habit carré à boutons de métal, et l’autre, Chatrian, petit, maigre, les cheveux ébouriffés à l’artiste, s’essayait à des allures plus modernes ! Si indestructiblement Phalsbourgeois qu’ils s’efforçaient de perpétuer, en plein Paris, en haut du faubourg Saint-Denis, les traditions du pays natal, se retrouvant chaque soir dans un café, aux prétentions de brasserie, d’où s’échappaient, quand on ouvrait la porte, d’âcres parfums de bière, de tabac et de choucroute.

Paris les accueillait sans complaisance. Les directeurs de journaux gardaient dans leurs tiroirs les manuscrits déposés qui s’appelaient : le Requiem du Corbeau, l’Auberge des Trois Pendus, le Chant de la Tonne. Seul un journal de chez eux, le Démocrate du Rhin, leur donnait une hospitalité obscure ; et encore, à Strasbourg même, le préfet interdisait-il les représentations de leur pièce, l’Alsace en 1814. Chatrian eut alors l’idée ingénieuse de remettre à l’Artiste, que dirigeait Arsène Houssaye, un conte : Le Bourgmestre en bouteille, comme traduit d’un certain Erckmann, célèbre en Allemagne. L’Artiste lut le conte, le loua, le reçut et l’imprima : un conte étranger, et un conte allemand, pensez donc ! On en parla, et la Revue de Paris imita l’Artiste, mais sans qu’il fût besoin de subterfuge. Voilà donc enfin au sommaire d’une grande revue parisienne ce double nom, sous lequel, pendant longtemps, on ne verra qu’une seule personnalité.

Le plus difficile était fait : être publié. Bientôt leur réputation augmenta. En 1859, l’Illustre Docteur Mathéus leur vaut leur premier succès en librairie ; et, l’année suivante, les Contes fantastiques, leur second, avec les Contes de la montagne. C’était le recueil de ce qu’ils avaient écrit jusqu’alors : contes dans le genre d’Hoffmann, mais qui mêlaient étroitement à l’histoire d’épouvante, ou de folie, ou seulement comique, la peinture des mœurs alsaciennes, — unissant, dans le cadre de la nature et de la façon la plus naturelle, le rêve et le cauchemar avec la bonhomie narquoise d’une petite ville ou l’active tranquillité d’un village, — opposant les personnages les plus chimériques et hurluberlus à des êtres bien vivants, bons mangeurs, bons buveurs, prosaïquement occupés de leurs affaires.

Les Contes des bords du Rhin et les Contes populaires réunirent ensuite ceux de leurs récits qui, comme Maître Daniel Rock, la Maison forestière, étaient trop courts pour former des volumes séparés. C’était la même veine : l’événement fantastique ou légendaire dans un milieu réel, mais les deux si intimement mêlés que rien ne semblait plus vraisemblable. Cependant, ce recueil contenait une nouvelle qui n’était ni légendaire, ni fantastique, mais simplement l’histoire d’un bon garçon, trop assujetti aux plaisirs de la table et de la vie facile, célibataire endurci, et que l’amour trouble, change, marie, l’Ami Fritz.

Les auteurs ne se doutaient pas du chemin que ferait dans le monde ce simple récit, ni du charme qu’il exercerait, ni des larmes qu’il tirerait. Qui dit Ami Fritz, aujourd’hui, dit Erckmann-Chatrian ; les deux noms se confondent. Ce roman, bien qu’il se passât dans le Palatinat, fut aussitôt, pour tous, et il reste, non pas seulement un roman alsacien, mais le roman alsacien par excellence, — le roman de l’Alsace heureuse, peignant les mœurs alsaciennes dans ce qu’elles ont de plus singulier et de plus aimable, plein du parfum qu’y répand à chaque page la beauté si diverse de la nature alsacienne.

L’opinion ne s’y était pas trompée. Cet Hunebourg, qu’habite Fritz et qui touche la frontière, n’était qu’une ville d’Alsace un peu avancée, et c’était bien l’Alsace même qu’Erckmann-Chatrian avaient décrite, ses coutumes, la grâce de ses filles, la calme solidité de ses fils, son ciel, sa campagne, la douceur de l’existence qu’on y mène. Prompte d’ailleurs à généraliser, l’opinion renfermait encore dans ce brave Fritz, qui, sous des dehors un peu lourds, a l’âme si ingénue, le type même de l’Alsacien. En cela elle se trompait, car tous les Alsaciens ne sont pas des Amis Fritz, tant s’en faut !

L’Ami Fritz date de 1864. Déjà (car le Fou Yégof, épisode de l’invasion, est de 1862) les deux collaborateurs, sans abandonner leur première manière, s’engageaient dans une autre voie. Ils se rappelaient ce que leur contaient naguère les vieux soldats, les vieux bourgeois, les vieux paysans, et il leur semblait que l’histoire nationale, depuis 1789, fournissait des éléments autrement dramatiques que toutes les combinaisons de l’imagination. Cette histoire, qu’on ne connaissait que dans ses grandes lignes, par le nom des victoires, des défaites, le texte des traités, telle qu’on l’enseignait officiellement, quel intérêt et quelle nouveauté acquerrait-elle, racontée par ceux qui l’avaient faite de leur enthousiasme, de leur misère, de leur courage, de leur sang ? Qu’aurait-on accompli, sans ces humbles et innombrables acteurs, dont on ne parlait jamais, médecins de campagne, cantinières, apprentis horlogers, sabotiers, bûcherons, charbonniers, vieux sergents ?

Madame Thérèse parut d’abord en 1864 ; puis vinrent l’Histoire d’un conscrit de 1813, Waterloo, l’Invasion, — série des « romans nationaux » que continuèrent : l’Histoire d’un homme du peuple, la Guerre, le Blocus, l’Histoire d’un paysan.

Un succès immense accueillit ces nouvelles œuvres. Publiées dans les dernières années de l’Empire, elles étaient dévorées par les jeunes générations, brûlantes d’espérance républicaine, et qui retrouvaient dans ces pages tout ce qui les poussait à aimer la première République et à détester l’Empire conquérant. Le peuple, en même temps, les lisait, parce qu’il y sentait palpiter son âme, et qu’il s’y voyait souffrir, lutter, vivre.

Survint la guerre de 1870, puis ce fut la paix ; Phalsbourg et Soldatenthal devinrent allemands. Chatrian, qui habitait Paris, continua de l’habiter. Erckmann, qui se bornait, chaque année, à quelques semaines de séjour dans la capitale, ne sut où se fixer. Il allait, comme un égaré, à Toul, à Saint-Dié, à Lunéville, pensant obstinément à son pays perdu, à sa ville bombardée, aux forêts de sapins, aux fraîches vallées, aux ruisseaux murmurants où court la truite, aux auberges rustiques dont les propriétaires montrent encore sa photographie « dédicacée », aux amis qui étaient morts ou qui subissaient la domination allemande. Il cherchait, dans la grande patrie, une autre petite patrie, le plus près possible de la nouvelle frontière, pour que le vent lui apportât le parfum du pays.

Cependant il fallait travailler. Chatrian découvrait dans toutes ces nouvelles et tous ces romans de lucratifs sujets de pièces. Déjà en juin 1869, le Théâtre Cluny avait représenté avec succès le Juif Polonais. Une comédie fut tirée de l’Ami Fritz, et reçue au Théâtre-Français. Les partis politiques s’accusaient alors mutuellement d’être les auteurs de nos désastres. La presse conservatrice désigna à la vindicte publique Erckmann-Chatrian, comme écrivains antipatriotes et antifrançais, coupables d’avoir par leurs écrits propagé l’horreur de la guerre et affaibli l’énergie française. On croit rêver, quand on lit aujoud’hui pareilles diatribes, déshonneur de ceux qui les formulèrent, et qui connaissaient, pour y avoir contribué, les vraies causes de notre démembrement.

L’annonce de l’Ami Fritz ne fit qu’attiser cette injuste colère ; sous la plume d’un chroniqueur du Figaro, le pauvre Ami Fritz se changea en monstre de gloutonnerie, de beuverie, d’égoïsme et de lâcheté, et l’œuvre entière d’Erckmann-Chatrian ne célébra que l’Allemagne, la franc-maçonnerie, le judaïsme, l’huguenotisme. Erckmann-Chatrian durent être bien étonnés.

Le soir de la première, d’ailleurs, la cabale ne réussit pas à couvrir de ses sifflets les applaudissements. Erckmann n’était pas là ; le théâtre ne l’intéressait pas, et ses tristes pensées ne l’inclinaient pas vers l’agitation de la scène. Il vint à la troisième ou quatrième représentation et partit avant la fin.

Il laissait Chatrian arranger en pièces ses romans et ses nouvelles : Madame Thérèse, jouée au Châtelet, les Rantzau, à la Comédie-Française — ou en opéras-comiques : les Amoureux de Catherine, la Taverne de Trabans. Lui, incapable de vivre loin de Phalsbourg, y retournait. Aussitôt, les attaques reprenaient de plus belle. Qu’est-ce que c’était que cet écrivain, qui se prétendait Français et qui demeurait parmi les Prussiens ? Or, les Prussiens, en l’occurrence, c’étaient les Phalsbourgeois, Français la veille, qui avaient toujours sans compter versé leur sang pour la France, et qui servaient, avec les Alsaciens et les Lorrains, de rançon à la France abattue ! Erckmann, de guerre lasse, quittait Phalsbourg et se fixait à Lunéville. Il devait garder jusqu’à la mort l’inguérissable blessure de l’exilé.

Un avenir prochain lui préparait d’autres souffrances. Il avait perdu sa petite patrie ; il allait perdre son ami et son collaborateur, et de la façon la plus cruelle.

Comme Erckmann vivait loin de Paris, Chatrian s’occupait de placer les pièces et de les faire répéter. Jugeant qu’il ne pouvait accomplir ce travail tout seul, il s’était adjoint un collaborateur. Ce collaborateur, il voulait le payer sur les droits d’Erckmann et avait commencé à le rétribuer ainsi. Celui-ci, quand il l’apprit, protesta, disant que, s’il n’avait pas écrit des contes et des romans, jamais Chatrian n’aurait eu des pièces à faire. Le litige fut soumis à un arbitrage qui donna gain de cause à Erckmann et obligea Chatrian à lui restituer, pour redressement de comptes, vingt mille francs.

Tout semblait apaisé quand, en août 1889, un grand journal du matin publia, sous la signature d’un employé à la Compagnie de l’Est, un article extrêmement violent contre Erckmann. Erckmann voulait poursuivre le seul signataire de l’article, mais Chatrian contraignit Erckmann à le comprendre lui-même dans le procès. Chatrian, qui devait mourir en proie au délire de la persécution, et qui était déjà atteint de ce mal, se croyait victime de son collaborateur. Il rassembla contre Erckmann toutes les basses accusations que les haines politiques avaient prodiguées. Il l’accusa d’abord d’être complètement Allemand de cœur et de manières, affirmant que, pendant le siège de Phalsbourg, Erckmann, installé au milieu des batteries ennemies, à Méting, assistait impassible à l’incendie de la ville. Sa nièce, d’ailleurs, n’avait-elle pas après la guerre épousé un officier allemand ? Il l’accusa ensuite de toujours se reposer loin de Paris, n’ayant que la peine de toucher sa part de droits, tandis que, lui, ruinait sa santé par le travail et les démarches.

Sans doute, la nièce d’Erckmann avait épousé un officier allemand, mais qu’y pouvait-il ? et n’avait-il pas aussitôt cessé de la voir ? Quant à l’histoire du bombardement, c’était une pure infamie, dont il fut facile de prouver qu’elle était forgée par la haine. Enfin si Chatrian multipliait les démarches dans les théâtres et chez les éditeurs, Erckmann, qui avait entre les mains le carnet du capitaine adjudant-major Vidal, du 6e léger, refaisait, pour écrire le Conscrit de 1813, toutes les étapes et toutes les batailles de la campagne, et pour établir l’Histoire d’un chef de chantier, se rendait à Suez. Il ne ménageait ni son temps ni sa fatigue. Au reste, la 9e chambre correctionnelle de Paris condamna à un mois de prison, en février 1890, le signataire de l’article.

Il convient, pour délimiter la collaboration des deux écrivains, de reproduire les considérants :

Attendu que la correspondance versée aux débats fait voir d’une part Erckmann resté en Alsace, décrivant le pays qu’il habite, vivant la vie des personnages de son œuvre, écrivant sans relâche, sans autre occupation que le travail de son esprit, donnant des détails sur l’œuvre commencée, esquissant les caractères, résumant les situations, enfin expédiant à Chatrian les manuscrits des différents contes ou romans ; et, d’autre part, Chatrian venu à Paris pour y tenir un emploi au chemin de fer de l’Est, recevant les manuscrits envoyés par Erckmann, les lisant, puis, en conseiller avisé, au goût sûr, lui donnant ses impressions, lui indiquant les retouches à faire sans y mettre la main, pressant Erckmann quand un manuscrit se fait trop attendre, gourmandant même son ami sur sa lenteur à produire, usant de ses relations parisiennes avec les directeurs de revues ou de journaux, pour obtenir la publication de l’œuvre nouvelle, après quoi adressant à Erckmann les critiques des éditeurs, lui réexpédiant même les manuscrits si l’éditeur demande le développement d’un caractère, le changement d’une situation dramatique, gardant seulement pour lui les coupures à faire, sans qu’il soit jamais question dans toute cette correspondance d’un manuscrit, œuvre personnelle de Chatrian, envoyé par lui à Erckmann ou présenté par lui à un éditeur, s’occupant avec clairvoyance et sévérité des stipulations commerciales avec les éditeurs, encaissant le produit de l’œuvre et faisant le partage des bénéfices de la collaboration…

Ainsi se rompait, sur une question d’argent qu’aggravaient des sentiments de jalousie personnelle, une amitié et une collaboration qui semblaient indissolubles, et elles se rompaient par le plus lamentable des débats. Songèrent-ils, à ce moment, Erckmann et Chatrian, à leur première rencontre, à leurs premiers projets, à leurs anciens espoirs ? La rupture d’une vieille amitié l’emporte en tristesse sur la rupture d’un amour. L’amour le plus violent, avec l’apparence d’unir, oppose toujours deux adversaires ; dans l’amitié, il n’y a que deux amis. Chatrian ne survécut pas longtemps à ce procès ; paralysé, il mourut l’année suivante. Erckmann vécut encore quelques années, retiré à Lunéville.

En 1898 il écrivait à M. Jules Claretie :

J’ai été frappé d’hémiplégie incomplètement du côté gauche : l’œil, le bras et la jambe de ce côté ont subi tout à coup un affaiblissement considérable. Le côté droit est resté intact. Je puis encore écrire, mais l’oculiste me recommande de ménager l’œil et, dans ces derniers temps, je me suis aperçu qu’il faiblissait à son tour. En hiver, j’écoute bourdonner mon feu. En été, je fais transporter mon fauteuil au fond de mon jardin, clos de murs tapissés de vignes et de volubilis, et je rêve à mes belles forêts des Vosges, à ma scierie, aux bonnes figures d’autrefois. Du reste, pas de souffrance. Vous avez parfaitement compris pourquoi je me suis retiré à Lunéville, derrière la grille de ma maison où je reçois de bien rares visites. C’est pour me dérober à la calomnie. On ne peut rien reprocher à celui qui se tait. C’est une grande satisfaction, cher monsieur Claretie, de n’avoir jamais manqué à ses devoirs ni envers soi-même, ni envers sa famille, ni envers sa patrie, et c’est la seule qui me reste au moment prochain sans doute de lever le pied pour entrer dans le grand inconnu.

Un an plus tard, il s’éteignit. Il mourait en pleine affaire Dreyfus, et, une seconde fois la proie des passions politiques, il était, sur son lit funèbre, couvert par les uns d’éloges et par les autres, d’injures.

Chaque province de France se personnifie dans un écrivain : le Berry, c’est George Sand ; la Provence, Mistral ; la Normandie, Maupassant ; la Touraine, Ronsard ; l’Île-de-France, Gérard de Nerval. L’Alsace a Erckmann-Chatrian. Certes, un critique pointilleux ne manquerait pas d’objecter que ces écrivains alsaciens sont après tout des Lorrains. Mais, vivre à Phalsbourg, si près, si près de l’Alsace, c’est vivre en Alsace : on ne sort de Phalsbourg que pour entrer en Alsace, dans les forêts, dans les vallées de l’Alsace ; c’est l’Alsace que les deux collaborateurs avaient parcourue enfants et jeunes gens, où ils avaient respiré, grandi, rêvé ; c’est l’Alsace qu’ils ont peinte, décrite, chantée, une Alsace qui mord un peu sur la Lorraine, d’un côté, et sur le Palatinat, de l’autre, sensiblement telle, d’ailleurs, qu’elle existait avant les traités de 1815. Si l’Alsace, devenue allemande par la force, a trouvé d’autres voix pour dire ses souffrances, c’est dans Erckmann-Chatrian seul que s’exprime l’Alsace, province de France.

Elle était heureuse, cette Alsace. Heureuse d’être française, d’abord. Démocratique, elle retrouvait ses traditions dans les traditions de la France révolutionnaire ; la Révolution avait cimenté son union avec la France, parce que les principes de 1789 répondaient aux idées des ancêtres, bourgeois de villes libres, et, à la veille de 1870, les deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin formaient un des foyers libéraux les plus agissants. De plus, comme l’Alsace avait l’âme guerrière, éprise de l’uniforme, de la poudre, du sabre, le nouveau régime de l’armée, où le mérite, et non plus la naissance, affirmait le droit, permettait à ses plus humbles enfants, fils de concierge comme Rapp, paysans comme Lefèvre, fils d’un gardien de ville comme Kléber, de s’élever aux plus hauts grades, et, maréchaux, capitaines ou troupiers, de moissonner la gloire par brassées. D’ailleurs, s’ils ne choisissaient pas le métier des armes, les Alsaciens, soit dans l’enseignement, soit dans les sciences, soit dans la magistrature, brillaient au premier rang.

Rien ne froissait en France l’instinct de l’égalité si profond chez les Alsaciens, et, en même temps, dans leur petit pays où le gouvernement nommait presque tous les fonctionnaires parmi les indigènes, leur sentiment particulariste était ménagé autant que possible. Ainsi unie à la patrie par les liens les plus puissants du cœur et de l’esprit, la vieille province gardait son visage.

En nul endroit du monde, je crois bien, la vie familiale n’a été plus douce, plus intime, plus confortable aussi. Sur cette terre frontière qui était, entre la nation germaine et la latine, une terre si propice aux échanges de l’intelligence, elle participait à la fois de la Gemüthlichkeit allemande et de la vivacité française. Une bonhomie qu’avivait une fine ironie, une hospitalité affectueuse, de la délicatesse, et aussi le goût de la bonne chère, des bons vins et des bons meubles, — tout cela caractérisait avant la guerre les mœurs des habitants. On était honnête spontanément et par tradition, on était digne, un peu fier même, mais, dans cette dignité, il n’entrait nulle morgue : elle était naturelle. Cependant, comme on habitait une terre féconde, on aimait tout ce qu’elle produisait d’excellent. La nature est merveilleuse, parce qu’elle est infiniment variée. La montagne, riante ou sauvage, avec ses massifs de rochers rouges, ses forêts de châtaigniers, de chênes, de sapins et d’ormes ; la plaine, où les prés, les houblonnières et les vignobles déploient une calme splendeur, que les villages sèment de taches écarlates avec leurs toits de tuiles et que borde le Rhin bleu et vert ; les vieux châteaux écroulés et les vieilles tours en ruines ; les petites rivières perdues sous les arbres et vers lesquelles se penchent les iris ; les routes plantées de sorbiers, de quetschiers et de cerisiers, — tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux se rassemble entre les Vosges et le grand fleuve. Une poésie s’exhale de partout, poésie tendre des fraîches vallées, large poésie des immenses horizons, exaltante ou mélancolique poésie du souvenir.

Or, la saveur spéciale de ce caractère et de ces mœurs, la multiple beauté de cette nature, personne ne les a, comme Erckmann-Chatrian, rendues sensibles. Ce que Lamartine admirait, disait-il, dans leur œuvre, c’était la naïveté de la vie. Louange si juste ! Pas d’intrigues compliquées, même dans les contes fantastiques : les aventures qui arrivent à tout le monde, un bon garçon réjoui qui ne veut pas se marier et que l’amour conduit au mariage, deux frères qui se haïssent et dont les enfants s’aiment, un jeune instituteur amoureux d’une hôtelière jeune, jolie et riche, un joueur de clarinette qui n’épouse point celle qu’il aime. Cela, c’est la vie quotidienne, dans le cadre de la petite ville, ou du hameau forestier, ou du village prospère qui repose dans la plaine, de ceux qui les habitent, — le rabbin et le curé, le boutiquier et l’aubergiste, le vieux soldat retraité et le médecin de campagne, le ménétrier et le forgeron, le sabotier et le contrebandier, leurs mères, leurs femmes et leurs filles.

Tout est simple ; le ton heureux d’un vieux conteur à la veillée ; avec des retours en arrière parfois, des redites, une suspension exclamative du récit. Nulle fausse subtilité dans le langage ou dans les sentiments, mais un naturel qui ne sent pas l’effort, enfin le plus touchant réalisme. Les Alsaciens aiment à boire du bon vin et à bien manger : pourquoi refuseraient-ils les bonnes choses que Dieu a mises sur la terre ? Ne serait-ce pas lui faire injure ? Erckmann et Chatrian ne rougiront donc pas de nous les montrer à table, forts buveurs et grands mangeurs. Réalisme pittoresque, d’ailleurs, et toujours plein de sensibilité : je ne vois guère que Dickens, pour saisir si précisément les traits principaux d’une figure, d’un corps, d’un esprit, ceux qu’un caricaturiste ne manque pas de grossir, et pour aimer autant les héros et les comparses de ses romans, s’intéresser à eux, s’attendrir sur eux, s’amuser d’eux. Et si Dickens, grâce à son réalisme et à sa sensibilité, a créé des types inoubliables, M. Pickwick, M. Micawber, M. Peckniff, master Silas Wegg, — pour les mêmes raisons Erckmann et Chatrian ont créé des personnages si originaux et si vivants, — l’illustre docteur Mathéus, l’ami Fritz, l’oncle Zacharie, le grand-père Lebigre, l’horloger Goulden, — qu’on peut dire de tel ou tel individu, sans se tromper : « C’est un personnage d’Erckmann-Chatrian. »

Ces personnages, la nature les entoure sans cesse, comme leurs aventures. S’ils sont heureux, s’ils sont malheureux, ils ne le sont pas seulement en eux-mêmes, et ce qui leur arrive n’arrive pas seulement dans le secret de leur âme. La nature — la nature alsacienne — n’est jamais absente ni oubliée, mais toujours présente, avec ses mille bruits familiers, — bruit du ruisseau, bruit du vent, bruits de la forêt, bruit des scieries, bruit de la forge, — avec ses couleurs, ses odeurs, sa magnificence et sa douceur, telle qu’elle est enfin dans toute sa variété.

Le vocabulaire, certes, n’est pas riche, mais il suffit à tout ; il exprime toujours des sensations personnelles, et il peint toujours une terre et des mœurs purement alsaciennes.

Cette nature ne remplit pas seulement de son parfum ou de son activité chaque conte. Jean-Claude Hullin, allant chercher auprès du contrebandier Marc des secours et des renforts pour arrêter les alliés envahisseurs dans les défilés vosgiens, ne peut s’empêcher de contempler, du haut de la montagne, les vallées, les bois et les plaines étendues à ses pieds, jusqu’à l’extrême horizon où se devine le Rhin, et une noble sérénité monte en lui. Le printemps naissant tire à Fritz, qui s’éveille, des larmes attendries. L’aurore épanouit l’âme de Mathéus et l’exalte jusqu’à la plus fantaisiste grandiloquence. Ainsi, la nature, agissant sur tous les personnages dans le sens de leur caractère, leur donne le calme du cœur, la joie de vivre, une énergie grave ou une gaieté qui ne veut pas être égoïste. Elle est, comme dans Dickens encore, à côté des personnages, un autre personnage innombrable, et, si Erckmann-Chatrian l’ont décrite avec une vérité si attachante, c’est qu’ils l’aimaient.

L’amour de ce qu’ils font, voilà le secret de leur art. Écoutons Erckmann[1] :

D’abord, n’écrire que pour soi. On ne fait rien de bon, quand on écrit, en se demandant : « Est-ce que ceci plaira à l’un, déplaira à l’autre ? » L’unique affaire, c’est de se plaire à soi-même. Pas même : c’est de dire ce qu’on a dans le cœur, pour le contentement naturel de son cœur.

Et encore, en parlant de l’illustre docteur Mathéus, que Sainte-Beuve relisait souvent :

J’ai eu tant de plaisir à écrire l’illustre docteur Mathéus et à le récrire, que j’ai compris que c’était bon. Jamais je n’ai écrit aussi facilement, aussi involontairement. J’étais Mathéus en personne. Je ne portais pas mon travail, il me portait. Cela allait tout seul, dans la joie, dans l’abondance. Peut-être quand Mathéus n’était pas en scène, ma main se ralentissait-elle un peu. Mais je le rappelais vite. Alors je recommençais à vivre, sans hésitation, sans embarras, avec délices. Il me semble que voilà la vérité en littérature. Elle s’impose à nous, elle nous conduit en nous enchantant.

Il ne cachait pas qu’il détestait délayer. « Un roman, disait-il, est une nouvelle sur laquelle on a renversé un encrier. »

Si Erckmann-Chatrian n’avaient été que des écrivains alsaciens, peut-être, et même sans doute, n’auraient-ils pas conquis cette grande réputation dont ils ont joui de leur vivant ; mais ils ont, en outre, été des romanciers populaires. C’est un genre éminemment ingrat que le roman historique. Si l’on suit avec fidélité, dans un roman historique, la vie d’un souverain, d’un général, d’un homme politique, l’invention romanesque est forcément stérilisée. L’histoire n’est-elle qu’un prétexte : on reproche aux personnages fictifs tout le romanesque dont ils sont chargés. Si les personnages, réels en fait, sont transformés par l’auteur au gré de sa fantaisie, ce n’est plus que du travestissement. Erckmann et Chatrian ont bien pris des personnages historiques, en ce sens que ces personnages sont les acteurs de l’histoire intérieure ou extérieure, mais ils les ont pris représentatifs d’une classe, d’un parti, d’une croyance, à une époque donnée, et particulièrement représentatifs du peuple et de la petite bourgeoisie. C’est là leur très rare originalité.

Bien avant que parussent ces mémoires, ces carnets de campagne, ces journaux de route, dus à des sergents, à des capitaines, à de simples grenadiers ou à de petits bourgeois, et qui ont jeté sur la Révolution et le premier Empire une si vive clarté, Erckmann-Chatrian avaient découvert une manière à la fois romanesque et véridique de raconter l’histoire. Tant de mémoires publiés ensuite n’ont fait que confirmer l’exactitude de leurs récits. On imagine aisément comment une telle idée vint aux deux collaborateurs. Ils étaient nés assez tôt, non seulement pour avoir connu les survivants de ces temps prodigieux, mais encore pour les avoir beaucoup fréquentés, les avoir écoutés, avoir vécu dans leur intimité. Toute leur enfance et toute leur jeunesse, ils n’entendirent parler que de la Révolution et de l’Empire par ces vieux soldats et ces vieux bourgeois qu’enfiévrait encore la mémoire des grandes choses accomplies, et, en les écoutant, ils écoutaient parler le peuple même de la France. Bien plus, ils eurent entre les mains des papiers rédigés au jour le jour, pendant les guerres, par certains de ces modestes héros. Quand ils songèrent à commencer leur série de romans nationaux, ils n’eurent qu’à se rappeler. « Je viens de lire l’illustre Docteur Mathéus, d’Erckmann-Chatrian, — écrivait Flaubert ; ces deux cocos ont l’âme plébéienne. » Ce mépris est en l’occurrence un éloge dont Flaubert ne se doutait pas. S’ils n’avaient pas eu l’âme plébéienne, ils n’auraient pas écrit les Romans nationaux.

C’est pourquoi ils furent populaires : l’histoire qu’ils racontaient, c’était l’histoire des paysans, des ouvriers, des forestiers, des honnêtes boutiquiers, qui avaient lutté et souffert, obscurs, sans autres honneurs que la satisfaction de leur honneur. Ils eurent aussitôt pour lecteurs la masse profonde du pays. Leurs sentiments d’ailleurs étaient les mêmes que les sentiments de cette masse, et, si l’on ajoute que leurs romans parurent dans les dernières années du second Empire, alors que l’opposition au régime était la plus violente, on comprend pourquoi leur succès fut si étendu. La commision de colportage proscrivait les Romans nationaux et refusait l’estampille à l’Homme du peuple « parce qu’il n’est question dans ce livre que de liberté ». Anticléricaux, ils croyaient que les Jésuites tentaient de réaliser un rêve de domination : de là le Grand-père Lebigre, l’Histoire d’un sous-maître, les Contes vosgiens. Ils détestaient le second Empire : de là Maître Gaspard Fix, dont le principal personnage représente le campagnard rusé, prêt à servir pour son intérêt chaque régime ; l’Histoire du plébiscite, l’Histoire d’un paysan, et l’Histoire d’un homme du peuple, où ils exprimaient leur idéal politique et que les jeunes générations s’arrachaient.

Cependant, ce ne sont pas là leurs excellents ouvrages : dans cette série de romans populaires, il y a trop de haine, trop de dogmatisme, trop d’éloquence facile. Mais, encore plus qu’anticléricaux ou antibonapartistes, ils étaient républicains. La première République, d’une part, proclamait les Droits de l’homme et du citoyen, supprimait les privilèges, établissait l’égalité entre les membres de la nation ; d’autre part, continuant la politique extérieure de nos rois, elle donnait à la France la frontière du Rhin et réalisait le superbe rêve de Richelieu, la vieille Gaule reconstituée sous le nom de France. L’enthousiasme éveillé en Alsace par la Révolution et qui groupa les Alsaciens contre l’étranger envahisseur, ils le partagent, ils le célèbrent, ils l’exaltent. Il fallait défendre contre les coalisés les droits récents, il fallait apporter aux peuples la délivrance : une ère nouvelle brillait, grâce à la France.

Mais les guerres de conquête succèdent aux guerres de délivrance : la conscription, chaque année, enlève, dans les villages, des centaines de mille hommes ; Napoléon remplace Hoche et Marceau ; il faut se battre, toujours se battre, et beaucoup de ceux qui se battent ne démêlent point les raisons de ces tueries continuelles. Enfin, après tant de victoires, la France est envahie : il faut la défendre, et, en même temps qu’empêcher l’entrée des envahisseurs, empêcher le retour d’un régime abhorré, qu’on se figurait à jamais détruit. Ceux même qui, naguère, partaient pour la guerre d’un cœur affligé, reprennent avec ardeur leurs armes, entraînés par le plus pur patriotisme. De là toute la série qui comprend Madame Thérèse, l’Histoire d’un Conscrit de 1813, l’Invasion, Waterloo, le Blocus, les Vieux de la vieille, ce que le roman populaire a produit de plus beau.

Tout ici, en effet, se combine pour émouvoir. Nulle époque qui soit plus dramatique par les événements et les sentiments. Comme événements, la marche triomphale de l’idée révolutionnaire à travers l’Europe, l’écroulement de l’édifice napoléonien, l’invasion de la France dans les campagnes et dans les villes, la levée du peuple contre l’ennemi, la France à la veille et au lendemain de 1830. Comme sentiments, le mysticisme révolutionnaire, tout ce qui peut agiter une âme de paysan perdu dans les rangs de la Grande Armée, la foi patriotique, la haine de l’ennemi, l’espérance jamais découragée des anciens grognards. Et ces sujets si amples, localisés sur un espace étroit, le long des Vosges, à la porte de l’Alsace, au-dessus de la plaine où se sont toujours répandues les invasions germaniques, là où l’on fut toujours passionnément républicain et passionnément patriote. Enfin, mêlé à tant de tragique, le charme des mœurs et des paysans alsaciens.

Ce succès pourtant ne devait pas être durable. Beaucoup ne pardonnaient pas à ceux qui avaient contribué à ébranler le second Empire, et les auteurs de nos désastres cherchaient sur qui en rejeter les lointaines responsabilités. Une fois déchaînée, la calomnie ne s’arrêta pas. On raconte qu’un jour, dans le bureau du Constitutionnel, Sainte-Beuve dit à Chatrian :

— Je voulais vous consacrer un de mes Lundis, mais je ne le ferai pas ; vos romans sont l’Iliade de la peur[2].

— Monsieur, — riposta Chatrian, — mon collaborateur et moi, nous sommes de familles qui ont fait le coup de feu contre l’étranger et donné leur sang pour la France. Nos pères se sont battus pour le pays, et, si nous célébrons la paix, ce n’est point par lâcheté, c’est par horreur des tueries. C’est que nos pères ont vu de près, dans notre Alsace, l’invasion et la guerre.

C’est une belle réponse. Sainte-Beuve, qui n’avait jamais souhaité d’avoir la figure d’un sous-lieutenant de hussards que pour plaire aux femmes, faisait allusion à l’Histoire d’un Conscrit de 1813. Combien de fois, depuis, a-t-on répété son accusation, en ajoutant qu’Erckmann et Chatrian, promoteurs de l’antimilitarisme, avaient déterminé nos défaites en cultivant chez le soldat l’horreur des batailles ! Je l’ai dit : on croit rêver en entendant de pareilles diatribes, et il faut, pour s’y livrer, n’avoir pas lu les Romans nationaux, ou les avoir lus bien mal.

Joseph Bertha, jeune ouvrier horloger, à peine âgé de dix-neuf ans, faible, boiteux, levé dans la conscription de 1813, part pour l’Allemagne. La Grande Armée, décimée, avait regagné la France ; après la campagne désastreuse de 1812, une autre allait recommencer, et le peuple jugeait que l’Empereur avait déjà versé plus de sang pour procurer des couronnes à ses frères, que la Révolution pour assurer à la France les droits de l’homme. Le conscrit part, le cœur plein de tristesse, parce qu’il laisse sa fiancée, ses parents, ses amis, sa petite ville, tout ce qu’il aime, et qu’il s’en va peut-être vers la mort. Tout de même, alors que les réfractaires se comptaient par milliers, que les mères poussaient leurs fils à déserter, et que parfois les détachements de conscrits s’éloignaient enchaînés, Joseph Bertha ne songe pas à s’enfuir. Il n’est pas robuste, il a des regrets bien naturels, mais il n’est pas lâche. Seulement, la campagne de 1813, au début, ne lui apparaît pas encore comme une campagne de défense nationale : il ne se bat d’abord que pour protéger sa vie contre ceux qui veulent la lui ôter. Il pleure, quand il pense à sa fiancée, il a le mal du pays ; il n’est pas un héros sans défaillance et que tourmente le seul désir de la gloire ; il est à la fois plein de faiblesses et de vertus : il est « humain ». Peu à peu il s’aguerrit. À Leipzig, quand il comprend enfin que maintenant la France lutte pour ne pas mourir, l’âme du soldat surgit en lui : il se bat avec rage. Ce conscrit accomplit tout son devoir ; il l’accomplit humainement, avec des craintes et de la fureur, avec des plaintes et avec du courage, avec des larmes et avec de la résolution : il est vrai, et c’est là ce qui importe.

Si durant « l’invasion » il ne s’était pas trouvé à Waterloo, — où devant la défaite il ne pensait plus ni à sa femme ni à Phalsbourg, mais seulement et en sanglotant à la France, à la patrie qui criait : « À moi, mes enfants, je meurs ! » — il eût été de ces sabotiers, de ces contrebandiers, de ces bûcherons qui entravèrent, plusieurs jours, dans les Vosges, à coups de fusils, à coups de rochers, la marche des troupes ennemies. Après 1870, Erckmann ne se consolait pas que l’armée n’eût pas de même tenté, en occupant des défilés si propices, de barrer la route aux Allemands victorieux… Il y a une guerre sainte, celle qui défend la patrie, et ne permet pas qu’on l’amoindrisse. Les guerres de conquête, menées par l’Empire français, n’ont eu pour résultat d’abord que de si bien épuiser la France qu’elle n’eut plus assez de forces pour résister au conquis devenu conquérant, et ensuite de la diminuer. Quoi qu’on dise, l’Empire, en France, c’est trois invasions, et l’Alsace-Lorraine allemande. Comment Erckmann-Chatrian n’auraient-ils pas détesté la guerre de conquête et l’Empire ! Parce qu’il y avait eu un second Empereur et que ce second Empereur avait fait la guerre, lui aussi, la terre natale des deux écrivains, après avoir de nouveau éprouvé les horreurs de l’invasion, cessait d’être française !

Voilà comment il faut comprendre le Conscrit de 1813 : la gloire napoléonienne, si retentissante qu’elle soit, se résume par l’inutilité des victoires républicaines qui avaient réalisé brusquement la patiente pensée de la monarchie. Mais la calomnie ne voulait rien entendre. Elle reprochait jusqu’aux solides festins où se plaisent souvent les personnages de ces romans, comme s’il n’y avait pas de solides festins en Normandie, en Flandre, en Bourgogne, dans chaque province française. Elle dénonçait là l’empreinte du germanisme : Erckmann et Chatrian ne s’étaient plu à peindre dans l’Alsace que ce qui appartenait à l’influence allemande ; d’ailleurs, ils étaient Allemands de sentiments, Erckmann surtout, cet Erckmann qui avait osé, quelques années après la guerre, retourner à Phalsbourg et qui ensuite n’avait jamais pu s’éloigner de la frontière. — Lamentable et volontaire inintelligence ! Le patriotisme d’Erckmann était si estimé en Alsace qu’en 1871 il avait obtenu à Strasbourg, pour la députation, quarante-deux mille voix, — deux mille de moins seulement que le préfet Valentin. Les Allemands, dès avant la guerre, s’inquiétaient de ce réveil de l’âme alsacienne, provoqué par son œuvre. Cet homme m’émeut infiniment. La défaite le chasse de son pays ; miné par une perpétuelle nostalgie, il erre le long de la frontière imposée au vaincu, cherchant un asile qui lui rappelle ce qu’il a laissé, puis il revient dans la ville, ne pouvant plus vivre hors de ses murs, puis il la quitte de nouveau, pour interrompre les odieuses fureurs de la diffamation, et enfin il se fixe à quinze kilomètres du premier village annexé, afin d’en être le plus près possible dans son exil : il n’y a pas de plus noble douleur que la sienne.

Une des caractéristiques de l’Alsacien, c’est qu’il aime jalousement sa terre natale : si loin que l’entraîne même une douce destinée, il n’oublie jamais l’Alsace et jamais ne se console. Erckmann était encore par là vraiment Alsacien. Mais, parce que Phalsbourg lui était plus cher que tout, on l’appelait Prussien. J’ai reçu cette injure, quand les élèves d’un collège auvergnat me traitaient de Prussien, parce que j’étais né en Alsace. Encore aujourd’hui, pour les esprits simplistes, tout ce qui est situé au delà de la frontière de l’Est se dénomme Prussien. Il y a deux ans, un aubergiste de Mars-la-Tour, que je pressais de me servir, car je devais rentrer le soir dans le pays messin, me dit :

— Ah ! vous êtes de la Prusse…

La Prusse, c’étaient, derrière les bois, les villages lorrains, Châtel-Saint-Germain, Sainte-Marie-aux-Chênes, Gravelotte, où personne ne sait l’allemand et qui attendent, avec une patience jamais découragée, depuis quarante et un ans, la délivrance…

L’oubli dont souffrent encore Erckmann-Chatrian, je ne crois point cependant qu’il dure. Tout, à l’heure actuelle, concourt à leur rendre la place qui leur est due : la faveur de la littérature régionaliste qui peint les divers aspects de la France, l’intérêt renaissant des Français pour l’Alsace, le goût des œuvres claires et vraies. On rouvrira leurs livres, on les relira, et l’on s’apercevra qu’ils ont été des initiateurs ; — initiateurs, avec George Sand, de la littérature provinciale, si féconde ensuite ; seuls initiateurs de la littérature populaire, dont tant d’écrivains, ignorant ces devanciers, ont cherché, depuis eux, avec un si persistant insuccès, le secret. Et peut-être aussi s’apercevra-t-on qu’en peignant les mœurs et la nature alsaciennes, en sauvant des dialectes lorrains et alsaciens bien des termes expressifs, ils ont été, comme le disait Maurice Barrès, qui n’hésitait pas à les comparer à Mistral, « des mainteneurs de la nationalité française[3] ».

  1. Cf. Images d’Alsace-Lorraine, par Émile Hinzelin.
  2. Un autre, avant ou après Sainte-Beuve, — n’est-ce pas le sculpteur Préault ? — passe pour avoir donné d’Erckmann-Chatrian, avec la liberté de l’argot, une définition analogue : « L’Homère du Taf. »
  3. Le 28 septembre dernier, le Messager d’Alsace-Lorraine a publié un article de M. Paul Laquintinie sur Chatrian qui contient des détails tout à fait neufs sur le collaborateur d’Erckmann. M. Laquintinie était le cousin de Chatrian.