Le Beau Voyage(1916)/La Nuit d’Octobre

Bibliothèque-Charpentier (p. 49-52).

LA NUIT D’OCTOBRE

Ô ma lampe, ô ma pauvre amie,
Causons un brin de souvenir…
La fenêtre ouverte à demi
Nous enverra l’ancien zéphir
Qu’ont caressé bien des poètes…
Nous reverrons le triste temps
Où l’on faisait les amourettes

En mélancolie de printemps,
Quand on avait de longs cheveux,
Qu’on raclait des airs de bohème,
Au printemps des premiers aveux.
Et rêvons les mansardes blêmes,
Et les brocs de vin engloutis
De ces crânes aux fortes lèvres
Qui, le cœur brisé, sont partis
Dans des cimetières de fièvres.
Au pays des premiers amours…
De ces gueux à la taille fine,
Au boléro de troubadours,
Qui s’en allaient dans la ravine
Pleurer celles qui ne sont plus ;
Ceux qui sont morts sans qu’on pâlisse.
Au temps des longs chapeaux pointus,
En prononçant le nom d’Alice…
Et qui, sous les saules d’hiver,
Songent morts à leur endormie…
Et ce temps-là, c’était hier,
Ô ma lampe, ô ma pauvre amie !…

Ô ma lampe, ô ma pauvre amie,
Le temps n’est plus où sous tes yeux,
Sous ton froid regard de momie,

Les poètes dévotieux,
Avec leurs muses d’élégie,
Sanglotaient des sanglots frileux…
Triste nuit, de leur sang rougie,
Toi, pâle Muse aux doux yeux bleus,
Qui chantais à la pleine lune,
Tout est passé, comme le cri
D’un oiseau blessé dans la hune…
Ta pauvre robe a défleuri,
Fille des âmes solitaires.
Temps des romances, temps naïfs !
Quand les amants aux cimetières
S’en allaient pleurer sous les ifs…
Qui donc remettra vos parures
Et vos bouquets abandonnés,
Ô langoureuses créatures.
Portraits aux cadres écornés ?
Quand re verrons-nous près des tables
Où veillaient les jeunes rêveurs,
Les amoureuses charitables
Prier tout bas, avec ferveur ?…
jadis I douces nuits de mai…
temps des longues diligences…
Des dames en cabriolet…
Jo suis né tard et sans croyances.

Voici la pluie avec le vent…
J’entends hurler la cheminée,
Comme une sorcière avinée,
Et s’égoutter l’eau sur l’auvent.