Marcel Cattier (p. 89-134).


Les Maîtres : Francis Jammes

Dans la littérature d’aujourd’hui, Francis Jammes est une des figures les plus curieuses et les plus attirantes. C’est, en plus, un poète représentatif de tout un groupe, et qui a déterminé un courant nouveau. Étudier son œuvre, c’est du même coup étudier un des aspects les plus intéressants de la poésie contemporaine.

Il est l’heureux favori du ciel qui a trouvé un filon très pur, et qui l’exploite à merveille ; un novateur ; un trouvère dans le sens étymologique du terme ; un sourcier qui, du sol poétique, épuisé, eût-on dit, par la surproduction, a fait jaillir de claires fontaines d’inspiration nouvelle ou renouvelée ; un initiateur et un chef d’école que suivent bon nombre de jeunes poètes de France et de Belgique.

Pendant longtemps, Francis Jammes n’a été goûté que des seuls lettrés ; depuis une quinzaine d’années, sa renommée grandit sans cesse. À présent, tous les critiques s’intéressent à ses productions. L’an dernier, on parla beaucoup de sa possible élection à l’Académie française.

Pour son renom, qui n’est pas encore assez vaste, je souhaite cette élection ; je la crains un peu, au contraire, pour son activité : nous voyons trop, hélas, que les fauteuils de l’Académie ont la qualité (qui est un défaut) de tous les fauteuils : ils sont moëlleux, invitent… au sommeil. De plus jeunes que Jammes se sont assoupis ! Et il faut avoir la tenace vigueur d’un Bazin, d’un Bourget, d’un Barrès, pour résister à la douce tentation d’une petite sieste « sur les lauriers ». Je crois cependant que Jammes ne s’y momifiera point : car bien que « la barbe déjà blanchisse autour de son sourire », il est jeune de cœur, et le demeurera, j’en suis sûr, par une grâce spéciale des fées.

D’autre part, que cette élection soit une marque absolue de mérite, cela est contestable. Car si l’Académie est « l’Immortalité en première instance », la Postérité est quelquefois « la Cour de Cassation ». Et c’est la postérité, presque toujours, qui a raison.

Quoi qu’il en soit et quoi qu’il en advienne, cette élection marquerait un degré de gloire qui, en ce cas-ci du moins, correspondrait à un degré de valeur réelle.

Et ces raisons suffisent pour nous engager à fixer notre attention sur un homme qui force à présent l’attention de tous.

Au temps où nos grands-pères étaient jeunes, naquit à la Guadeloupe, du docteur Jammes, un fils : Louis-Victor, qui fut envoyé tout jeune à Orthez, dans les Basses-Pyrénées, pour recevoir une éducation bien française.

Or, les lointaines et somptueuses colonies avaient député de brillants écrivains vers la France, pour apporter à sa poésie les rutilantes couleurs des paradis exotiques : l’île Bourbon avait donné Leconte de Lisle ; l’île de Cuba, José Maria de Hérédia. La Guadeloupe allait, elle aussi, donner son poète, qui ne la chanterait pas, il est vrai, ne l’ayant jamais vue, mais qui aurait, avec un brin de sensibilité créole et un certain goût de l’exotisme, une palette touchée par tous les rayons si éclatants là-bas.

De Louis-Victor Jammes, alors receveur de l’enregistrement à Tournay, dans les Hautes-Pyrénées, et de madame Anne Bellot, naquit un fils qui reçut au baptême le nom de Francis.

J’imagine que toutes les bonnes fées entourèrent le berceau de ce nouveau-né, et, comme dans les contes connus, chacune forma pour lui un souhait magnifique : l’une lui confia, comme à Tyltyl de l’Oiseau bleu, le diamant qui fait voir « ce qu’il y a dans les choses » ; l’autre, l’art d’enfermer dans sa voix toutes les voix de la nature ; une troisième, la plus bienfante de toutes, lui donna la bonté.

Le petit Francis grandit dans le décor merveilleux de son pays de montagnes, qui se chargea de développer en lui les dons des fées. Il étudia au collège de Pau d’abord, puis à celui de Bordeaux, où il perdit son père. Sa mère vint se fixer avec lui à Orthez.

À vingt ans, nous le trouvons… clerc de notaire !

Mais oui, le destin a de ces cruautés envers les poètes : mais la poésie finit toujours par avoir raison des malveillances du destin !

Le jeune clerc apportait dans l’étude poudreuse une vie bruissante de rêves, une âme débordante d’émotions, d’images et de parfums. Ah ! dans la vie du poète, ce moment est moins glorieux sans doute que celui où il cueillera les palmes, mais certes plus troublant et plus doux : celui où il fait son premier rêve de gloire !

Un jour, où l’on avait empli son âme d’autant de soleil que possible pour en construire de lumineux châteaux en Espagne, on s’est senti effleuré plus sensiblement par l’aile de la Muse… Comme sous dictée, on a écrit des vers plus chauds et plus vibrants, des vers qui, l’on ne sait pourquoi, garderont leur jeunesse éternellement… On fera plus tard des vers meilleurs ; on n’en fera plus d’aussi gonflés de maladresse !

Or, en ce temps-là, le symbolisme était à la mode. Francis Jammes donna en plein dans le symbolisme. De 1891 à 1894, il publia trois ou quatre minces plaquettes intitulées tout bonnement : « Vers », qui étonnèrent par leur accent insolite et leur langue naïve. Il y avait là une simplicité si hardie, une fraîcheur si inviolée, que les lettrés daignèrent s’émouvoir. Que ces qualités fissent alors sensation, cela ne doit point nous étonner. Songez que, trop fardée et trop parée d’oripeaux par les romantiques, guindée dans son corset de rythme impeccable par les parnassiens, trop contractée et tarabiscotée par d’excentriques décadents, la poésie avait besoin de simplicité et de naturel pour se refaire belle et touchante. Reprenons un mot de Barbey d’Aurévilly : « Nous avions besoin d’un verre d’eau fraîche. » Ce verre d’eau fraîche, le poète d’Orthez nous l’apportait.

D’année en année presque, les recueils de Jammes se succédaient :

De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir (1898). Quatorze prières (1898). Le Poète et l’Oiseau (1899). Le Deuil des Primevères (1901). Le Triomphe de la Vie, Jean de Noirieu, Existences (1902).

En même temps, il se plaisait, en une prose limpide et plus poétique que ses vers mêmes, à évoquer de mélancoliques décors de province, à décrire avec une grâce et une naïveté un peu narquoise la vie humble des choses, des bêtes et des gens, à peindre délicatement de touchantes figures de jeunes filles : « Clara d’Ellébeuse », « Pomme d’Anis », « Almaïde d’Étremont. »

Il parlait quelquefois de Dieu. Il évoquait volontiers le paradis, un paradis naïf d’image d’Épinal, dans lequel il transportait les décors, les mœurs, les bêtes même de son pays natal. Certaines de ses poésies rendaient un son presque chrétien. Mais qu’on ne s’y trompe point : Jammes n’était ni pratiquant, ni croyant. Sans doute il n’était pas un blasphémateur, ni même un de ces sceptiques prétentieux qui affectent volontiers une attitude dédaigneuse, sinon une hostilité ouverte, vis-à-vis de Dieu et de la religion. Mais indifférent aux problèmes religieux, tout à la joie païenne de jouir de la vie, il traversait la nature en enivrant ses sens, voluptueusement, des beautés éparses en elle ; étonné et ravi, s’emplissant des bruissements de la terre verdoyante, comme ce Centaure qu’a magistralement décrit Maurice de Guérin ; — jeune faune qui mordait à belles dents aux fruits verts d’une jeunesse libre et ardente.

Cela ne l’empêcha point de sentir le charme poétique de ce que j’appellerais le décor de la religion :

« Je parle de Dieu, mais pourtant
Est-ce que j’y crois ?…
« Ça m’est bien égal, ceux qui disent
Qu’il existe ou non ; — car l’église
Du village était douce et grise.

Quant au vrai sentiment religieux, il ne faut pas encore le lui demander.

Pourtant, bien des qualités — celles précisément qui faisaient déjà son originalité et feraient bientôt sa gloire — semblaient devoir l’amener à comprendre et à aimer la beauté de la loi évangélique. Un goût très prononcé pour les choses humbles et simples, une certaine charité naturelle envers les pauvres et les petits, le déisme qui s’infiltrait dans son amour de la nature, un certain sentiment des beautés morales et esthétiques du catholicisme et des cérémonies liturgiques, ne voilà-t-il pas des dispositions qui rendaient légitime un espoir de conversion ?

Le sentiment de la nature, qui mène au panthéisme un Jean Lahor ou une Mme de Noailles, peut conduire aussi au vrai Dieu, et logiquement il le devrait s’il était pur. N’y aurait-il pas mené un peu Francis Jammes ? C’est tellement le chemin naturel, l’échelle de Jacob, par laquelle tout poète monte au Créateur ! Jammes s’en est aperçu, car il écrit :


« Quand s’effeuillait, dans l’agrandissement des choses,
« À travers les pertuis des dômes de ce bois,
« Sur l’eau pure, un couchant fait de bouquets de roses,
« C’est Dieu que j’appelais !…

Ce Dieu, pour qui son âme était faite, vint à sa rencontre. Et pour l’attirer à lui, il se servit de la souffrance. Ah ! l’on ne goûte pas longtemps aux fruits vénéneux du péché sans en éprouver l’affreuse amertume. Il y a tant de lie au fond des coupes dorées du plaisir ! Demandez à Musset, à Baudelaire, à Verlaine, à ce pauvre Charles Guérin ! Jammes n’était pas un débauché, mais un épicurien seulement, dont le plaisir était la seule loi. Un médiocre eût pu vivre ainsi, mais à lui il fallait un absolu.

Soyez béni, mon Dieu, écrira-t-il plus tard :

 « Soyez béni, mon Dieu, par qui j’ai recherché
L’amour d’un absolu qui manquait au péché ! »

Oh ! comme cet absolu lui manquait !

Les premières ivresses passées, son âme demeurait triste et lasse. Il connut le goût de cendres du désenchantement. Et dans le malheur, de quelle utilité pouvaient lui être ces choses éphémères qu’il avait follement aimées ? La nature elle-même, qu’il croyait « une mère » n’était plus qu’une tombe.

Comment, mon cœur, n’es-tu pas mort depuis un an ?
Plus rien ! Je n’ai plus rien, plus rien qui me soutienne !…
Pourquoi fait-il si beau, et pourquoi suis-je né ?…
Il me semble entendre pleurer au fond de moi
D’un lourd sanglot muet quelqu’un qui n’est pas là !…

« Ce lourd sanglot muet était comme un appel inconscient de son hérédité chrétienne au Dieu qui manquait à son âme[1]. »

Et la grâce alors, la Grâce mystérieuse et forte, le prit par ce dégoût de la vie, par ce besoin de s’appuyer sur quelque chose qui demeure au milieu de la fuite de tous les bonheurs terrestres :

J’ai faim de toi, ô Joie sans ombre ! faim de Dieu !…

Or, Francis Jammes avait un ami qui l’exhortait à suivre le chemin qu’il avait lui-même, voilà plusieurs années déjà, osé choisir et qui l’avait mené à la certitude et à la paix : le chemin de l’Église ! Cet ami, c’était Paul Claudel. De l’Extrême-Orient, il lui envoyait des lettres pressantes. Mais Jammes hésitait. Redevenir chrétien, c’était astreindre à une Loi ses sens, son cœur et sa pensée ; c’était s’exposer aux railleries et exposer sa réputation littéraire. La force lui manquait pour faire le grand pas, et il priait le Ciel de la lui donner. « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé ! »…

Et un jour, sans éclat, le miracle se produisit.

Ce fut en juin 1905.

« Je me revois, dit-il, une matinée, étendu sur un lit, l’âme et le corps en détresse, humilié, neurasthénique. Quand je sortis de cette prostration qui dura vingt minutes, je prononçai avec un tremblement de larmes dans le gosier : « Il faut que cela soit, ou il n’y a rien ! »[2] Cela ? Quoi ? L’Église catholique apostolique et romaine, qu’avait recommencé à m’enseigner, malgré la séparation des mers, mon deuxième ange gardien, Paul Claudel.

« Je me relevai et, ce matin même, un dimanche, j’allai pleurer à la messe de la cathédrale de Bordeaux. Dans le tréfonds de mon être, une joie commençait à se faire jour. Serait-ce possible que l’homme pût être en possession d’une telle allégresse ? Pour la première fois, le païen que j’étais ressentait, comment dirai-je ? le mouvement que crée Dieu dans l’éloignement de son abîme. C’est vous, d’abord, que j’ai reconnu, mon Père !

« Mais il fallait la pratique, afin que l’azur de la grâce montrât son mince filet dans la fissure de ce bloc d’argile que je suis. De terribles scrupules m’as-saillaient jusqu’à me faire douter que la confession et la communion me fussent possibles. Puis, un jour, ce raisonnement : « Il est impossible que Dieu empêche un homme qui veut aller à lui, de L’atteindre. » Et alors je me décidai, après avoir consulté, à marcher sur ces ronces. »…

Et le 7 juillet, son directeur spirituel, le P. Michel, le confessa et le communia. Paul Claudel, revenu de Chine, servait la messe. Ce fut un jour divinement beau. Jammes avait retrouvé la paix et la joie.

Dieu ne lui épargna point cependant l’épreuve de l’aridité spirituelle. Mais le converti tint bon. Et il devint fort. Et s’étant marié, il vit son foyer béni par « le Seigneur de Cana. »

Désormais, il consacrera son art à faire connaître et aimer le Dieu qui est venu l’arracher à sa misère. Il ne sera pas un docteur, ni un apologiste, mais un apôtre. Comme la Samaritaine à qui le Christ révéla « le don de Dieu », il s’en va raconter à tous qu’il a découvert Celui qui dispense l’eau vive.

La nature, la vie humble, qu’il aima toujours, il va les magnifier mieux que jadis, parce qu’il a trouvé le secret de leur grandeur.

La foi a modifié, élevé sa conception du monde, épuré son sentiment poétique, donné des ailes à son inspiration. Non, non, la source n’est point tarie ; elle jaillit plus haut et plus clair ; elle ne reflète plus de visages troublants.

« En Dieu » et « l’Église habillée de feuilles » sont déjà des poèmes chrétiens. C’est le converti qui aspire au ciel, à la pureté, qui prie avec les humbles, qui, au retour des heures sombres, dit sa détresse et sa confiance. En 1910, la naissance et l’éveil à la vie de son premier enfant lui inspirent ce très joli livre : « Ma fille Bernadette », d’une grâce et d’une fraîcheur délicieuses. En 1913, il donna ses « Géorgiques chrétiennes », une épopée rustique, couronnée deux fois par l’Académie.

Les aspects de la terre et du ciel, les saisons avec les travaux et les plaisirs qu’elles ramènent : semailles, récoltes, chasses ; les époques liturgiques avec leurs fêtes : Noël, Pâques, Fête-Dieu, jour des âmes, y apparaissent autour des événenents de la vie d’une famille patriarcale ; tout cela relié par une très mince intrigue. Une grande sérénité rayonne de ces tableaux, et le poème « a l’air d’être en état de grâce ».

Suivirent deux romans poétiques : Le Rosaire au Soleil et Monsieur le Curé d’Ozeron, d’une simplicité, d’une grâce exquises, et qui sont une nouveauté dans la littérature française. Le Poète rustique, qui ressemble à une autobiographie, plaît beaucoup moins. L’intrigue en est par trop insignifiante[3]. Mais «  l’Almanach » qui y fait suite est un petit régal comme Jammes seul peut nous en servir.

Le Livre de saint Joseph, recueil de contes, est un cantique à la gloire de l’humilité. En 1919, Jammes fit paraître, sous une couverture bleue — couleur du manteau de Notre-Dame — « la Vierge et les Sonnets », renfermant le cantique de Lourdes et le cantique de Notre-Dame de Sarrance ; histoires rimées dans le ton et le style des vieilles cantilènes populaires ; et des sonnets dont plusieurs, unissant une délicatesse exquise de sentiment à un art parfait, sont de purs chefs-d’œuvre. La guerre inspira à notre poète « Cinq Prières » touchantes, pages de belle et solide prose classique, et des « Épitaphes » qui sont du meilleur Jammes. En 1921 parut le premier volume de ses « Mémoires », avec ce joli titre : « De l’Âge divin à l’Âge ingrat. » Il y conte avec minutie les mille riens qui font la trame d’une enfance prédestinée[4].

Et maintenant[5], M. Jammes vit heureux dans son pittoresque Béarn, à Orthez, — une petite ville assez cossue, à 38 km. de Pau, qui a du passé, ma foi, et des armoiries. Elle montre encore, toute fière, sa tour de Moncade, reste d’un château des vicomtes du Béarn, bâti par Gaston VII et décrit par Froissart ; une église du XIIe siècle, le bâtiment de l’ancienne Université, et un très pittoresque pont du XIVe siècle qui enjambe le Gave.

Suivez la route nationale qui poudroie et blanchoie au soleil. Puis, non loin de la vieille maison vêtue de lierre qu’habita Alfred de Vigny, l’altier capitaine, remontez cette venelle en pente douce qui court dans les champs.

Dans une muraille d’où retombe la verdure, vous découvrirez une porte rustique, et, l’ayant poussée, vous débouchez dans une cour pleine d’ombre, devant une vieille façade de maison provinciale. C’est là qu’habite notre poète. Un intérieur modeste. Carrelage rouge, bons meubles de chêne vieux qui pourraient déjà conter de beaux souvenirs ; quelques tableaux aux murs ; aucun raffinement.

Dans ce décor, Francis Jammes vous apparaît : un homme solide, qui a dépassé la cinquantaine ; taille moyenne ; grande barbe poivre-et-sel. Un bon regard brille derrière le pince-nez ; et les mains se tendent accueillantes. Il parle d’une voix un peu perçante, avec un brin du joli accent cadencé et chantant des Béarnais.

On est devant un grand homme ; devant un homme bon surtout, et heureux à cause de sa bonté.

La placide maison est animée par toute une bande de jolis enfants, dont deux ne sont pas inconnus aux littérateurs : l’aînée, Bernadette, une gentille fillette de douze ans, dont l’éveil à la vie a inspiré de si belles pages au poète ; et le quatrième, petit Paul, qui a été tenu sur les fonts baptismaux par le grand poète Paul Claudel.

La richesse et la félicité de Francis Jammes sont sous ce toit ; et cette sagesse lui vaut plus à présent que sa gloire.

Il y mène la vie idéale du poète. Après la messe du matin, il partage sa journée entre les joies du foyer, et les travaux littéraires. Si le temps est beau, il s’en va, coiffé du béret, guêtré, le caban sur le bras, muni de son bâton ferré, de son fusil ou de ses cannes-à-pêche, suivi de Rip, son chien de chasse au pelage tacheté, aux longues oreilles pendantes. En chemin, il salue gaîment, voire arrête pour faire un bout de causette, les villageois qu’il connaît tous par leur petit nom. Et des heures durant, il se livre à ses grandes et saines passions de la promenade, de la chasse ou de la pêche. Mais ce n’est point là un vulgaire passe-temps. Jammes travaille, observe et médite, et rapporte pour ses enfants de jolies fleurs agrestes, pour la cuisinière du beau gibier ou de succulentes truites, et pour nous, ses avides lecteurs, des trouvailles d’idées, d’images, de mots, de rythmes.

M. Jammes persévère dans la foi : il est le pieux fidèle paroissien de l’église d’Orthez. La gloire qui est venu le trouver — si loin de Paris — ne le grise point, et la Capitale n’est point pour lui la Ville tentaculaire.

Comme le poète de Maillane, Frédéric Mistral, qu’il rappelle en plus d’un point, il désire vivre et mourir dans son village. Il est président de la conférence de saint Vincent de Paul et marguillier de la paroisse Saint-Pierre. Et, pour prolonger cette biographie dans l’avenir, j’emprunterai cette jolie prophétie de quelqu’un qui le connaît bien et l’aime beaucoup[6].

« J’imagine, dit-il, qu’après cinquante années, quand la France aura cicatrisé ses blessures et que le ciel aura perdu la couleur du sang, Francis Jammes, devenu tout blanc, habitera encore à Orthez[7], non loin de la Tour de Moncade. Il sera un patriarche. Les enfants de ses petits enfants l’entoureront. Et nos arrière-neveux iront le voir comme un très grand homme, et ils l’interrogeront avec curiosité : « Parlez-nous de vous ! » diront-ils. Il répondra oui, en souriant, et il commencera à parler, mais non pas comme on l’en aurait prié : il racontera quel drôle de chapeau de paille portait son bon ami Théodor de Wyzewa la dernière fois qu’il l’a vu au bord du gave ; il célèbrera le génie de son ami Claudel ; ou bien il décrira les lacs des Pyrénées, perdus entre deux sommets et qu’il amait à visiter jadis.

Il ne parlera que des autres, car son âme est généreuse et créée pour l’admiration, âme véritable de poète et de chrétien. Et sans cesse elle est prête à s’oublier, à se donner, et à enrichir autrui de sa propre richesse »…

Francis Jammes est-il un grand poète ?

Il faut s’entendre.

Appelez-vous grand poète celui qui traite les grands genres et les œuvres de longue haleine ? Dans ce sens Voltaire le serait, et même Népomucène Lemercier ! Et Jammes ne le serait pas ! Car à part son épopée rustique, les Géorgiques chrétiennes, il n’a donné que de petits poèmes impressionnistes. Il n’a pas le don de la construction puissante. Ses œuvres manquent un peu de composition. La trame de ses romans est ténue, voire un peu décousue. Sa verve n’est ni rabelaisienne, ni hugolienne, ni verhaerienne.

Mais Jammes est un grand poète dans le sens où l’étaient Musset, Baudelaire, Verlaine : — non par l’étendue, mais par l’intensité.

Reprenons le mot de Jules Lemaître à propos de Lamartine : il est la poésie même. Qu’il écrive en prose ou en vers, tout ce qu’il produit est essentiellement poésie : et les mots qu’il agence, et les images qu’il crée, et les figures qu’il évoque, et les décors qu’il dépeint.

« Ce que vaut son génie, dit Strowski, l’avenir le déclarera à nos arrière-neveux ; mais il a du génie, il a son génie. Dans ce chemin de poésie où il va, il va devant tous les autres poètes. »

Essayons de dégager les caractères de cette poésie, d’étudier une à une les distinctives de sa personnalité et de son originalité, d’exposer à ce propos la nouvelle théorie artistique que prêchent, implicitement ou explicitement, ses écrits ; — en un mot, ayant étudié l’homme en sa vie, étudions le poète en son œuvre.

Ce poète a eu la bonne fortune de trouver directement sa voie, et au lieu d’en chercher une plus large ou plus fréquentée — comme il arrive souvent aux débutants — la sagesse d’accepter cette voie, qui paraissait humble, mais qui avait le grand avantage d’être inexplorée.

Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce,


disait La Fontaine. Et Jammes n’a point forcé son talent, et il a tout fait avec grâce. Il ne touche point la lyre aux cordes d’airain, et non plus, sinon rarement, la harpe aux cordes d’or. Il joue du pipeau champêtre, tout simplement, — mais il en joue si bien !

Et il importe, précisément, avant d’aller plus loin, d’étudier l’instrument dont il se sert, c’est-à-dire sa langue et son rythme, sa forme d’art, très spéciale faite de la naïveté d’un primitif et du raffinement d’un grand lettré ; car ce sont précisément les préjugés contre sa forme qui lui aliènent le plus de sympathies.

Le reproche de prosaïsme et de platitude qu’on fait à ses vers doit être, une fois pour toutes, réfuté : il provient, je crois, du préjugé pseudo-classique qui confond le sublime avec le pompeux, et fait de la poésie une simple mise en œuvre de clichés étiquetés poétiques et de rythmes consacrés par des siècles d’usage et d’usure. Or, l’art poétique n’est pas un art culinaire : Pourquoi reprocher à Jammes de n’avoir pas utilisé de vieilles recettes ? Car, au fond, c’est cela qu’on lui reproche. Les médiocres reprochent toujours aux poètes originaux leur originalité.

Vengeons l’originalité, puisqu’ici elle est de bon aloi. — Francis Jammes rehausse ses dons naturels par l’art le plus raffiné. « Il a l’air, en effet, dit un judicieux critique, d’écrire une langue qu’il n’aurait jamais vue écrite, et qu’il aurait seulement apprise sur les lèvres de sa mère, dans des baisers et des caresses ; et cependant il est aussi savant et aussi scrupuleux dans le choix des mots et la construction des phrases que le puriste le plus difficile : celui-là connaît bien le génie de la langue française ! Son style procède par touches légères, qu’on pourrait prendre pour de pures impressions ; en fait, ces touches sont choisies avec une sévérité de goût, avec un bon sens, avec une vérité qui leur donnent la solidité d’un dessein continu. L’ingénuité, le naturel de cet art sont l’effet du travail s’accordant avec la nature, non l’effet de l’ignorance et de l’improvisation[8]. »

À l’époque où cet écrivain débuta, Verlaine et Mallarmé étaient les dieux des esthètes. Jammes fut dès l’abord un disciple, — et le plus personnel, certes — de Verlaine. Or, la loi de Verlaine, s’il en avait une, était la sincérité. Et Jammes voulut que son art fut avant tout : sincère. Il choisit, dans ce but, « le langage de tous les jours, rehaussé simplement des belles images concrètes que suggère la nature ». Il trouve la poésie trop crispée : il la veut simple. Et il aboutit par excès de simplification, au même terme où vont atteindre les Mallarméens par excès de complication, c’est-à-dire au vers libre. Et quel vers libre ! Sans césure, sans rime, parfois sans assonance, avec l’hiatus pratiqué de parti pris ; un vers polymorphe ou plutôt amorphe, invertébré, parfois obscur, parfois prosaïque, et prodigieusement long ! Mais ne craignez rien ! Comme tous les brise-barrières, comme Moréas, comme Henri de Régnier, comme Verhaeren, il s’assagira en prenant de l’âge. Après avoir cassé les carreaux, il les remettra, l’un après l’autre. Progressivement il reviendra à la métrique essentiellement française, sans toutefois se soumettre jamais à ce qu’elle a d’étroit et de raide. Il maniera avec art et souplesse l’alexandrin dit familier, à coupes très libres, et où ne comptent que les syllabes que l’on prononce habituellement dans la conversation. Ce vers convient à merveille aux sujets qui lui sont chers, et au ton qui lui est naturel. Et quand il donne, en 1912, ses Géorgiques chrétiennes écrites tout entières en distiques dodécasyllabiques, il semble bien revenu définitivement aux lois de la prosodie traditionnelle.

Son alexandrin est devenu tel à peu près que nous le voulons tous à présent : assoupli, libéré, tel que l’ont fait, en trois étapes, Victor Hugo, les Parnassiens, et Paul Verlaine.

Notons que, dans cette évolution de Jammes vers la sobriété, la mesure et la discipline, l’influence du catholicisme n’a pas été étrangère. « Elle a rendu son art plus ferme et plus net, vigoureux, sans raideur cependant ; sa prose même a pris une attitude, une démarche plus assurées, plus souples, comme le pas de celui qui sait qu’il avance dans le bon chemin[9]. »

Sous l’influence du catholicisme, son esthétique s’est profondément modifiée et perfectionnée. Un changement d’éthique imposait nécessairement un changement d’esthétique ! la morale chrétienne ne souffre point de sensualisme ; il y a une contradiction entre les faunes et les anges, et la flûte de Pan communique aux pensées un autre rythme intérieur que la harpe du Prophète. Mais le christianisme n’exige pas le sarifice des dons et des puissances naturelles : il les discipline, mais les élève ; il les exalte, mais en les épurant. Comme il a fait entrer, dans la construction de ses basiliques, les colonnes parfaites et le marbre précieux des temples de faux dieux, ainsi il accepte de l’art profane tout ce qu’il apporte de bon et de vraiment beau. La grâce ne détruit pas la nature, disent les théologiens, elle la purifie et la surélève.

Ainsi, Paul Claudel hésita quelque temps au seuil de l’Église, parce que, croyait-il, elle entraverait son génie. Et voyez, c’est précisément dans le catholicisme que son génie a trouvé son épanouissement plénier, et tellement, qu’on ne concevrait pas Claudel poète s’il n’était chrétien. La religion s’est emparée de même de cette volonté passionnée qu’était le socialiste Charles Péguy, pour en faire un apôtre et un convertisseur irrésistible. De Francis Jammes aussi, c’est bien Elle qui a fait un grand poète. Et pour peu que nous voulions dégager une doctrine de ses chefs-d’œuvre, nous aurons un très original art poétique chrétien. À se faire baptiser, sa poésie n’a rien perdu de son éclat et de sa fraîcheur première. Seulement, elle attribue un sens plus pur et comme immatériel aux choses ; elle élargit sans effort jusqu’au ciel les perspectives de ses horizons journaliers. Elle surprend un reflet d’en haut dans chaque chose d’ici-bas. Elle attend son inspiration de plus loin et de plus haut qu’autrefois : elle remonte aux causes, à la cause.

Et voilà pourquoi il est nécessaire, pour bien comprendre l’œuvre de Jammes, d’étudier d’un peu plus près son catholicisme. Sa foi n’est pas conquérante et fougueuse comme celle de Claudel, ni « accablée et farouche comme celle de Charles Guérin, ni éthérée et planante comme celle de Charles Grolleau ; elle n’a point la majesté sévère et la gravité hiératique de celle de Louis Le Cardonnel. Elle ressemble à l’acte de ferveur naïf et peu raisonneur des bonnes gens du village ; elle demeure positive et réaliste, joyeuse, allègre, décorative, et de belle humeur ; et la bonne odeur du terroir l’enveloppe[10]. » Elle est, selon la pittoresque expression d’un critique, « champêtre et parfumée. » Le titre d’un de ses recueils la définit fort bien :

« L’Église habillée de feuilles. »

Ne concluez point qu’elle est une simple qualité poétique, ni seulement une nouvelle veine d’inspiration, un filon encore inexploité, un répertoire de poèmes lyriques ou descriptifs. Non : elle est orthodoxe, rigoureusement. Elle informe la vie de l’homme avant d’informer l’œuvre du poète.

Il y avait trop longtemps que nous vivions sur cet inconcevable non-sens — cet étrange Concordat intime, dit Jacques Maritain — qui consiste à être chrétien une fois par semaine ou par jour — à l’heure de la messse dominicale ou de la prière du matin — puis à déposer, comme un ennuyeux habit de cérémonie, ce christianisme accessoire, dès que l’on entre dans un cabinet de travail. Nous avons vu ainsi, pendant trois siècles, des poètes, chrétiens de pensée et de mœurs, faire des vers païens, comme si l’Esprit n’avait pas tout renouvelé.

Jammes, lui, devenu chrétien, l’est toujours et partout. Son âme vit de la foi ; pourquoi ses chants ne s’en nourriraient-ils pas ? Son Dieu n’est pas le Dieu abstrait et lointain de Lamartine ; mais un Dieu en qui tout vit, tout se meut, tout existe ; un Dieu qui s’attache à sa créature, qui connaît les étoiles par leur nom, qui nourrit le passereau et vêt le lys des champs, — qui nous porte inscrits dans sa main, selon la sublime image du Prophète ! Réaliste, pourquoi Jammes négligerait-il les réalités supérieures, moins fallacieuses certes que celles qui tombent sous nos sens sujets au mirage ?

Dans le terreau de sa vie psychique servie par d’admirables facultés et fécondée par cette foi bienfaisante, voyons s’épanouir les qualités maîtresses du poète : son sentiment de la nature, — son réalisme et son symbolisme — sa simplicité, sa sincérité, et nous aurons ainsi fait le portrait du peintre minutieux de la vie agreste, du chantre ému du monde visible et de l’âme, et défini le tempérament le plus vraiment poétique de la génération actuelle.

Le sentiment de la nature semble être plus propre aux peuples du Nord qu’à ceux du Midi. Les riants pays méditerranéens n’ont pas inspiré un sentiment très profond de la nature. Théocrite et Virgile, qui l’ont si bien décrite, n’en ont vu surtout que les lignes harmonieuses ; ils n’ont pas été angoissés devant le mystère de son essence, de ses origines et de sa destinée. La France, tant qu’elle a été l’élève de la Grèce et de Rome exclusivement, c’est-à-dire jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, ne l’a guère aimée non plus. Là où la nature est implacable de beauté — (comme dans l’Inde) — ou d’horreur — (comme dans le Nord), elle a eu une bien autre part dans la formation de la sensibilité ! Et c’est un Germain — le Suisse J. J. Rousseau, dont par ailleurs l’influence fut si néfaste — qui a enté ce nouveau sentiment sur le tronc, vieil alors, de la poésie française. Depuis lors, la nature a été, à côté de l’amour, la grande inspiratrice. Mais le sentiment de la nature était vicié chez nous, dans son origine même ; avec les Romantiques, tributaires de la Germanie, il est un aliment à l’exaltation du moi, un principe d’égocentrisme ; avec les Parnassiens, sous l’influence de l’orient, il devient pessimiste et bouddhiste. Je ne nierai point que ce pseudo-mysticisme naturiste, — panthéiste presque toujours — n’ait fécondé l’inspiration de bien des poètes ; mais il est morbide et porte en soi un germe de mort.

Et pourtant, il existait un amour chrétien de la nature : serein, attendri, lustral et ennoblissant. On le trouve déjà dans ce vieux petit livre toujours jeune qu’est l’Évangile, et bien avant lui, dans les odes enflammées du Psalmiste ; saint Paul en résume la théorie mystique en un de ces comprimés de doctrine en quoi il excelle ; et un des plus authentiques poètes du Moyen-Âge, le séraphique François d’Assise, en donna l’expression la plus gracieuse dans mille traits de sa vie, et la plus sublime dans son « Cantique du Soleil ».

Mais en France nous ne le découvrons qu’à l’état tout à fait sporadique, avant l’École catholique contemporaine dont Jammes et Claudel sont les chefs.

Pour Francis Jammes, la nature n’est point, comme pour Lamartine, « la grande consolatrice dont la solitude guérit les âmes blessées par la vie », ni, comme pour Vigny et Leconte de Lisle, « la grande impassible qui demeure sereine en face de nos agitations et rit sur nos tombeaux ». Elle n’est ni le « grand Tout » des panthéistes, ni la « création idéale du moi » des symbolistes. Elle est plus qu’un spectacle coloré mais moins qu’une émanation de l’Être divin. Elle est une œuvre de Dieu, distincte de son Auteur, mais éminemment digne de notre vénération, à cause surtout de la Beauté divine qu’elle reflète. Considérée avec les yeux de la foi, elle prend un sens magnifique.

Cœli enarrant gloriam Dei… « Dans sa poussière et dans sa gloire », l’univers « raconte » son Auteur.

« La terre, écrit Francis Jammes, n’est qu’une illustration, où le solide esprit du Moyen-Âge découvrait une figure spirituelle… C’est une calamité que l’abandon de la recherche des vérités divines dans ces quatre vivants chapitres de la nature : les saisons avec leurs images. Il est bon, de crainte qu’on ne l’oublie, de répéter que le monde existe, comme le redisaient à coups de marteaux les vieux Maîtres dans la pierre des cathédrales.

Le monde existe, non seulement dans la matière la plus dure, mais encore dans sa nuée, que les mêmes vieux maîtres ont sculptée sous les pieds de Notre-Dame. Il existe tellement, le monde, que nuée lui-même en son ensemble, mais compacte, il nous prouve le Ciel en nous le voilant. »

Voilà le fondement de son naturisme chrétien : réalisme objectiviste, affirmant, avec les Thomistes et contre l’idéalisme subjectiviste des philosophes allemands, l’existence réelle et distincte des êtres contingents et de l’Être nécessaire ; mysticisme catholique, rendant aux êtres corporels leur signification symbolique, car, selon saint Paul, les choses visibles sont le miroir des invisibles.

Aussi bien le sentiment de la nature s’associe-t-il souvent au sentiment religieux : selon que celui-ci est vrai ou faux, celui-là est sain ou morbide.

L’amour chrétien de la nature est exempt de mièvrerie ; il est plutôt un signe de vigueur morale, comme il est une source de tendres émotions et de joie.

La création regorge de merveilles ; elle proclame l’amour paternel de Dieu pour nous. Elle est une table dressée, un arbre chargé de beaux fruits — pour nous. Les choses sont bonnes, non seulement en soi, — mais aussi par rapport à l’homme, s’il en use selon l’ordre.

Chanter l’utilité de la création, nos poètes de salon en rougiraient ! Jammes, au contraire, y trouve une nouvelle source d’admiration et de joie. On pourrait lui appliquer ce qu’un critique écrivait de Charles Péguy : « Ce n’est pas lui qui dépeindra le soleil comme un objet de luxe ; il ne puise pas en lui de la langueur ou de la fièvre, de l’orgueil ou de l’anéantissement ; il voit en lui un divin artisan, le patron du champ et de l’atelier qui règle l’heure du lever et du coucher ; il vénère en lui l’ordonnateur des saisons, le collaborateur sacré sans lequel ni le vin, ni le pain, ne peuvent mûrir. Ce qu’il admire dans l’astre, (l’œil du jour comme l’appellent les anciens), ce qui fait bouillonner sa veine lyrique, c’est que le Soleil est utile. Scandaleuse et pourtant juste position que prend un poète en cette époque d’extrême culture ! Saine et salutaire réaction contre l’alexandrinisme essoufflé, compliqué, et puéril, d’une civilisation impuissante à créer rien de grand[11] ! » Dans ses Géorgiques chrétiennes, Jammes a célébré ce soleil travaillant, avec la terre, à produire le blé, le raisin qui feront vivre les hommes.

La nature : œuvre de Dieu, image de ses splendeurs, servante docile de l’homme : ces thèmes renouvelés ont nourri chez notre poète un sentiment que, ne l’oublions point, il tenait de son tempérament même. Car il aima toujours passionnément la nature. Il nous conte qu’à peine âgé de quatre ans, il s’extasiait devant les cailloux, les insectes, les oiseaux ; à neuf ans, devant les plantes. Toujours il s’appliqua, avec délices, à l’étude de l’histoire naturelle — un peu comme Fabre : il la connaît en savant, et il l’aime en poète.

« Un des plus doux sentiments poétiques que j’aie éprouvés, — nous confie-t-il dans ses Mémoires, — après celui dont m’emplissait la contemplation des montagnes, fut le retour des troupeaux, lié pour moi au charme mélancolique de l’automne. Je n’ai jamais chanté les pasteurs et leurs ouailles sans que mon cœur fut ému comme un tremble. Toutes ces clarines m’étaient comme des oiseaux aux chants rauques cherchant un refuge dans mon âme qui devenait, à la Toussaint, une sorte de grange obscure qui eût voulu les abriter avec toutes les brebis du bon Dieu. Je n’aurais pas eu grand effort à faire pour me couvertir alors en bercail, étant déjà tout naturellement une arche de Noé. À quels animaux n’ai-je donné la chasse, construisant des pièges pour les attraper vivants, navré si leur sauvagerie ne répondait point à mon désir de m’en faire des amis qui partageassent ma joie, mes peines ? Hérissons, rainettes, geais, piverts, lézards, orvets, escarbots prenaient part à mon existence méditative[12]. »

Dans un très curieux chapitre sur « la charité envers les bêtes », il écrit : « Il y a dans le regard des bêtes une lumière profonde et doucement triste qui m’inspire une telle sympathie, que mon âme s’ouvre comme un hospice à toutes les douleurs animales[13]. »

« Ô poète, s’écrie-t-il, prends en ton âme, pour les y réchauffer, et les y faire vivre de bonheurs éternels, ces bêtes souffrantes. »

C’est toujours avec cette tendresse qu’il parle des animaux. Pour les décrire, il joint à l’observation d’un La Fontaine la grâce aimable d’un François de Sales : « Le lièvre fuyait… et il avait peur de son ombre, et les bruyères fuyaient derrière sa course,… et ses sauts courbaient les herbes où s’alignaient des gouttes… Et il bondit par la haie, boulé, les oreilles à son derrière. »

Et comme il aime les herbes et les fleurs ! Celles de la montagne, celles du bois, celles du petit jardin souffreteux, et du talus et du fossé… « Quand ton cœur est désert, dit-il, laisse aller à lui l’amitié de la fleur rurale qui orne la croisée ou le talus. » L’ « Almanach de Rustique » renferme des descriptions aussi précises que poétiques de plantes cultivées ou sauvages, le perce-neige, dont la fleur « a l’air d’une mouche blanche au corselet vert » ; l’anémone sylvie, « si légère et si mobile que je ne saurais mieux la définir qu’en disant que c’est du vent qui a pris racine » ; le lilas, qui est « le ciel solide du jardin » ; la digitale, ce « fuseau empourpré par la main de l’aurore » ; le lis, qu’il ne faut déranger, « sinon pour le mettre aux pieds de la Vierge » ; — et toutes !…

La nature, pour ce poète, est une fête, et chaque jour lui tend une coupe nouvelle de jouissances exquises. Sa foi retrouvée est venue approfondir encore cette tendresse pour les créatures. Elle ne lui a pas défendu de s’extasier devant un beau galbe, une nuance délicate, une ligne parfaite, Mais l’émotion, jadis parfois sensuelle, s’est spiritualisée. Il admire encore les lignes du vase, mais il ne néglige plus les trésors y contenus. « Que vos créatures, Seigneur, sont admirables, s’écrie-t-il, que le vase d’argile plein de l’eau du baptême, est digne d’être aimé ! » Et sa tendresse s’en est tellement accrue encore ! Oh ! ce don d’émerveillement devant la création radieuse ! « Regarde, dit un de ses personnages, regarde ce qu’a fait le bon Dieu ! Envoie-lui un baiser ! » — En écoutant Jammes, nous comprenons le mot de Maurice Denis : « l’art est la sanctification de la nature. »

Deux sentiments connexes de ce franciscanisme rentrent avec lui dans la littérature : l’humilité adorante — et la joie. Vous pensez quelle nouveauté dans notre poésie, si orgueilleuse et si désespérément triste depuis J.-J. Rousseau !

Le rappel de l’humilité s’imposait, du moment qu’on déplaçait le centre de tout : du moi — à Dieu.

Et ne croyez point que ce soit abaisser la poésie que de l’agenouiller devant Dieu. L’humilité est la vérité, et la poésie n’est que l’auréole de la vérité.

Écoutez cette préface, fort suggestive au point de vue qui nous occupe, de son tout premier recueil de vers : « Mon Dieu, vous m’avez appelé parmi les hommes. Me voici. Je souffre et j’aime. J’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père qui me les ont transmis. Je passe sur la route comme un âne chargé dont rient les enfants et qui baisse la tête. Je m’en irai où vous voudrez, quand vous voudrez… L’Angélus sonne… »

Nous voilà loin de la morgue hugolienne, n’est-ce pas ? Et voici la réplique dans les Géorgiques chrétiennes :


« Mon Seigneur ! J’ai fini ce chant. Bénissez-moi.
… C’est le souffle cueilli sur un chaume imparfait.
Je n’ai rien d’autre à Vous offrir ! — Seigneur, qui sait,
Peut-être accueillez-vous avec une âme égale
Le chant des Séraphins et celui des cigales…
— N’ayant rien d’autre à moi, vers Vous j’élèverai
Cette motte de terre enlevée au guéret :
C’est mon cœur : il n’est bon à rien ni à personne.
C’est pourquoi le mouillant de pleurs, je vous le donne. »

Comme d’instinct, le poète préférait aux spectacles grandioses de la nature, les créatures les plus humbles et les plus dédaignées : Et il est vrai qu’une flaque de boue reflète tout l’azur, et que toute la splendeur des aurores, des midis et des couchants se trouve résumée sur l’élytre d’un petit insecte !

« Toute couleur est émotion et toute ligne adoration. Un arbre est une fête. Une motte de terre est autre chose qu’un ton : c’est tout le poème du labour, de la pluie et du soleil. Une maison est autre chose qu’un cube diversement coloré : c’est tout le poème de la famille. L’homme n’est pas qu’une rétine : Il commet une sacrilège folie celui qui ne reconnaît aux êtres que leur surface et leur volume, en les spoliant des raisons mêmes de leur existence[14]. »

Et pourtant, comme ils sont nombreux, ceux qui regardent distraitement, et s’arrêtent à la surface des choses, sans en pénétrer le sens. De fait, ils ne voient rien. Oculos habent, et non videbunt.

Nous vivons entourés de merveilles, et nous ne les remarquons point ! De l’atome à l’astre, tout est admirable — et l’admiration est le sentiment le plus rare dans le cœur de l’homme. Depuis qu’il a la prétention de tout expliquer, l’homme ne semble plus rien aimer. — Il fait l’entendu en parlant de Dieu, et il ignore la beauté enclose dans la moindre œuvre de Dieu !

Il est bien à plaindre !… Car une vie sans admiration est comme une cour sans soleil…

Heureusement, il y a les enfants, et les poètes ! Ils savent, eux, s’émerveiller encore devant un caillou ou une herbe, et voir tout le ciel dans une aile de libellule. Ils sont heureux. Ils sont heureux parce qu’ils sont simples.

Il suffit d’un brin de paille pour émouvoir le poète. Il faut savoir s’étonner de tout, admirer en toute candeur et simplicité : la simplicité, c’est la porte grande ouverte sur les mystérieux jardins de la beauté cachée. Bienheureux les poètes simples, car le royaume de la terre leur appartient. Joyeux et attendri, F. Jammes a interrogé et compris les humbles choses et les humbles gens. Le Pauvre occupe une place remarquable dans son œuvre, et dans les Géorgiques chrétiennes il est représenté comme un envoyé du ciel :


Comme ils rentraient pour prendre ensemble le repas
De la nuit de Noël, un vieux pauvre était là.


Il se tenait au seuil sous les froides étoiles
Et portait un bâton et un bissac de toile.


Cette heure solennelle imprimait à son être
Le sceau de Dieu. — « Venez manger, lui dit le maître. »


Il entra ; — et le chien se coucha à ses pieds.
Assis sur l’escabeau dans un coin il soupait.


Sa cuillère semblait faire à chaque bouchée
Le signe de la croix, sous sa face penchée.


Tout près de lui, chaste sœur des filles des cieux,
La flamme déroulait dans l’ombre ses cheveux.


Ce pauvre cheminait par toute la contrée,
Et sa misère aux enfants même était sacrée.


Le maître du logis tenait pour un honneur
D’héberger cette nuit un prince du Seigneur.

« Le cantonnier qui casse des cailloux » est son ami et son confident ; il décrit l’enterrement « d’une vieille paysanne, de celles qui ont mené l’existence d’esclave » ; il a pitié du « petit garçon qui meurt près de sa mère tandis que des enfants s’amusent au parterre »… Et qu’est son « Livre de saint Joseph », sinon une louange continuelle et émue des existences humbles et souffrantes ?

Son amitié se penche vers les bêtes, de préférence vers les « déshéritées ». Il voudrait retrouver au ciel son chien fidèle, « son humble ami » qui vient de mourir. On connaît sa jolie « Prière pour aller au ciel avec les ânes » :

« Je prendrai mon bâton, et sur la grande route
J’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
« Je suis Francis Jammes, et je vais au Paradis… »
…Je leur dirai : « Venez, doux amis du ciel bleu,
Pauvres bêtes chéries qui d’un brusque mouvement d’oreille
Chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…
…Que je vous apparaisse au milieu de ces bêtes
Que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
Si doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
D’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
Suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,
De ceux traînant des voitures de saltimbanques
Ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc… etc.

La poésie familière avait tenté d’autres poètes. Mais les essais de Brizeux, de Sainte-Beuve, de Coppée sont des tâtonnements. Cela sent encore trop la littérature. Seul Lamartine semble avoir réussi, dans quelques fragments de Jocelyn. Lamartine est simple avec noblesse ; Jammes plutôt avec grâce.

Il a entendu la voix des choses qui n’ont point de voix, vu le sourire ou les pleurs des choses qui n’ont point de regards, senti palpiter le cœur des choses qui n’ont point de vie.

« Les choses sont pareilles à nous, dit-il, souffrantes ou heureuses. Les choses sont douces. D’elles-mêmes, jamais elles ne font de mal. Elles sont les sœurs des esprits. Elles nous accueillent, et nous posons sur elles nos pensées, qui ont besoin d’elles comme pour s’y poser, les parfums ont besoin de fleurs. »

Et, s’adressant aux pierres :

« Pauvres sœurs grises du ruisseau, dit-il, que je rencontrai dans la plaine ; pierres ternes ; ô vous sur qui tombe l’averse pour que boive le moineau ; contre qui butte le pied de l’ânesse ; ô gardiennes qui formez l’enclos des jardins misérables ; qui êtes le seuil concave ; qui êtes la margelle limée par la chaîne du seau ; servantes ; pauvresses polies par les lames des instruments aratoires ; ô vous que l’on chauffe dans l’âtre indigent pour ranimer les pieds des aïeules ; vous que l’on creuse pour d’obscures besognes ; qui devenez humblement la table du chien et de la truie ; vous que l’on pique afin que sous la meule soit broyée la moisson sonore ; vous que l’on taille ; vous que l’on prend, vous que l’on laisse, vous sur qui dormira l’errant ; ô vous sous qui je dormirai… Vous n’avez point, comme vos compagnes alpestres, gardé votre indépendance. Mais, ô mes amies, je ne vous méprise point pour cela : Vous êtes belles comme les choses qui sont dans l’ombre ! »

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Oh !  ; comme il a compris cette âme, et comme il l’a naïvenent chantée ! Il faut citer en entier le délicieux petit poème, d’une simplicité enfantine, qu’il a intitulé : La Salle à manger.


Il y a une armoire à peine luisante
Qui a entendu la voix de mes grand’tantes,
Qui a entendu la voix de mon grand’père
Qui a entendu la voix de mon père.
… À ces souvenirs l’armoire est fidèle.
On a tort de croire qu’elle ne sait que se taire :
Car je cause avec elle.


Il y a aussi un coucou en bois.
Je ne sais pourquoi il n’a plus de voix.
(Je ne veux pas le lui demander)
Peut-être bien qu’elle est cassée
La voix qui était dans son ressort,
Tout bonnement, comme celle des morts.


Il est venu chez moi bien des hommes et des femmes
Qui n’ont pas cru à ces petites âmes.


Et je souris que l’on me pense seul vivant,
Quand un visiteur me dit en entrant :
« Comment allez-vous, Monsieur Jammes ? »…

D’autres se sont attachés à décrire les réalités du terre-à-terre quotidien ; mais souvent en les avilissant. Jammes, lui, les ennoblit, et sans les déformer ; en les éclairant d’un jour supérieur.

Écoutez-le parler des sous amassés par le fermier :


Ce fut ma seule joie en ce monde qui passe :
Cette épargne gardée en ma pauvre besace ;


Le métal reproduit avec fidélité
Tout ce qu’il représente et qu’il peut racheter ;


Mes sous ont conservé le teint brun de la terre ;
L’argent luit, imitant l’eau qui la désaltère ;


L’or ressemble au soleil qui échauffe et pétrit
Cette terre et cette eau dont chacun se nourrit.


Et c’est pourquoi ma main de paysan conserve
Avec respect une humble somme qui vous serve.


De même qu’est frappée au front d’un empereur
La monnaie, la voici marquée de mon labeur.


Que le bonheur des tiens par mes soins se prépare
C’est à tort que l’on fait le campagnard avare ;


Ceux qui jugent ainsi sont injustes. Pourtant
Ils disent vrai s’ils nous appellent « regardants ».


Malheur à celui-là qui jamais ne regarde
Si l’année est mauvaise ou son mur se lézarde !


Et comment pourrions-nous sans souffrir gaspiller
Cet or dont chaque grain durement est payé ?


L’insouciant qui rit et dépense sans trève
Ne connaît pas le poids du sac que l’on soulève,


Il n’a pas, comme il dit, sans doute « regardé »
Un aïeul gémissant charger des chars de blé ;


— Quelques légers deniers tiennent en équilibre
Les lourds travaux des champs où la faucille vibre ;


Il n’en fallut que trente et Judas vendit Dieu,
Hélas, en balançant la terre avec les Cieux !


C’est pourquoi le Seigneur, de tout pardon avide,
Bénit avec son sang les hommes aux mains vides,


Et le pauvre, trouvé dans la neige à Noël,
Est entré de plain-pied au Royaume éternel ;


Maintenant j’ai testé, mais tu connais les charges :
Sache serrer ta main et l’ouvrir toute large ;


Parfois plus qu’un écu mal donné vaut un sou :
La monnaie dont le Christ nous rachète est un clou !

On se figure aisément quelles joies doit trouver autour de lui un poète pour qui toutes choses ont un prix et un sens éternel. Aussi bien, dans le lyrisme français, où Lamartine est le chant, Hugo le cri, Musset le sanglot, Verlaine le soupir, — Jammes est le sourire.

S’est-il jamais tracé un programme ? Je ne crois pas, le sachant fantaisiste. Mais il pourrait faire sien celui du naïf et raffiné Max Elskamp :

« Vivre en grâce avec Dieu, en amitié avec les hommes, en familiarité avec les bêtes et les choses. »

Il est très simple, ce programme. Mais nous ne demandons au poète que d’être bon, et dêtre sincère. Or, celui-ci est la bonté et la sincérité même. Rien que son âme, mais toute son âme : voilà son œuvre. Il n’y a point de ruse en lui, pas même celle, propre à tout artiste, qui consiste à « arranger un peu les choses », à « composer. »

Son art est spontanéité consciente. Et sans doute est-ce ce respect du naturel, ce soin jaloux de ne point froisser, en la cueillant, la frêle fleur de ses émotions, qui lui a valu de conserver l’ingénuité, le « don d’enfance », comme on est convenu de l’appeler, qui fait que chaque jour il s’éveille avec des sens et un cœur neufs. Ce même respect du naturel lui fera rejeter tout cliché, rechercher toujours l’expression la plus drue et la plus directe, en quoi il se montre styliste raffiné. Ajoutez qu’il est un coloriste et un luministe hors de pair. Tout ce qu’il décrit devient lumière, couleur, harmonie et grâce sous sa plume. Ah ! de quelle baguette magique dispose-t-il donc, ce charmant poète, pour changer ainsi en or tout ce qu’il touche ? Et pourtant il n’idéalise guère, et plus qu’aux plus objectivistes des Parnassiens, je crois que c’est à lui que nous devons la poésie descriptive la plus exacte, les notations les plus précises.

Voici « l’immobile feu des géraniums dans l’azur » ; la pâquerette « dont les racines boueuses sentent le champ labouré » ;

Voici la chatte « qui lèche sa petite patte comme un pinceau, et se peigne les poils courts du crâne », — et qui « s’entoure de sa queue dont l’extrémité se tortille ».

Voici le chant du rossignol : « Ses trois appels, suivis d’un rire en pleurs de source ».

Il résume en un trait la grâce des « presbytères ensevelis sous les roses », « d’une colline emplie de printemps et de ténèbres », d’un « paysage si net que l’on voudrait jeter dessus les dés du jeu de l’oie. »

Ses comparaisons et ses images sont un enchantement. Peut-on résister au plaisir d’en cueillir une brassée ?

Tantôt elles nous ravissent par un hardi mélange de justesse et de bonhomie, comme le costume de cette paysanne : « rouge et vert comme une machine agricole » ; tantôt elles sont gracieuses, et familières et souriantes : « Les balcons ventrus s’ornaient de volubilis et de géraniums, comme de broderies les gilets des gentilshommes ». — « Les bords de cette feuille de papier étaient brodés comme ceux d’un pantalon de petite fille »…

En voici de fort exactes : « Les mésanges à tête noire faisaient, dans les obscurs figuiers, le bruit de galets remués par l’eau ». — « La crécelle des cricris tremblait comme un timbre de petite gare. » — « Pentecôte (l’orpheline) suspendait la lessive : on eût dit qu’elle mesurait de la neige. » « … la cruche dont l’argile bombée sue comme le front du travailleur ». — « Le saule pleureur : une averse de verdure ».

Et celles-ci, poétiques : « Le couchant devenait semblable à un grand cerisier, drapé de bannières bleues et dorées ».

« On apercevait dans le ciel un nuage, comme un bosquet d’ombres qui se serait enlevé de la colline »

Et celles-ci enfin, qui figurent de suaves sentiments : « Le sourire de Dominica était bon comme de l’eau claire sur une rose ». — « Tous ceux qu’il aimait baignaient dans son cœur comme les pétales d’une églantine dans une source ».

Mais sa grâce est surtout ravissante quand il enchaîne ses images et les tresse en festons. Admirez, dans ce fragment de prière poétique, les délicieuses allégories :

« Mère très pure, rendez vos filles semblables à ces gouttes de pluie teintées de ciel, qui roulent sur les feuilles sans y adhérer ni prendre aucune poussière… Que la grâce se répande sur les âmes, les pénètre, les adoucisse comme l’eau ruisselante imbibe et lisse les prairies.

« Porte du Ciel, priez pour nous, à l’heure où nous frapperons à votre cœur, ainsi que, le soir venu, les pauvres prennent dans leur main le heurtoir de la ferme charitable. Faites fléchir pour nous la rigueur. Que nous puissions franchir votre seuil, les pieds dans la douceur des gazons de la miséricorde qui croissent à jamais entre les dalles du perron, la face dans le rideau de volubilis de l’éternelle joie ! »

F. Jammes pense avec ses sens, concrétise en images toujours nouvelles l’immatérielle beauté qui fleurit dans son cerveau et dans son cœur. Il nous fait cette curieuse confidence :

« Je ne puis guère éprouver de sentiment qui ne s’accompagne de l’image d’une fleur ou d’un fruit…[15]. » Et ailleurs : « Les arbres, aussi bien que fleurs et fruits, symbolisent pour moi des êtres ou des sentiments. »

On le voit, son symbolisme n’est pas un procédé littéraire : c’est un don de nature. Et rien n’est agréable comme la manière dont il entrelace l’image et l’idée, la notation directe et la suggestion symboliste ; ses paysages ont une âme qui transparaît à travers leur azur lumineux. Sur l’objet qui frappe sa vue, aussitôt une idée se pose, comme dans cette phrase : « La bergeronnette qui, sur la pierre humide, cherche un équilibre qu’elle ne retrouve qu’en s’envolant : ainsi la parole avant que d’être la prière. »

Et quand il délaisse l’image pour le terme propre, le peintre n’est pas moins étonnant. Il a le secret de « faire voir », d’un trait, avec une merveilleuse exactitude : « La chute d’une digue est si rapide qu’elle semble immobile… » Un monsieur « chaussé de bottes à l’écuyère si hautes qu’il paraissait assis dessus ».

Il excelle dans le tableau en raccourci :

Une nature-morte : « La gravure montre un déjeuner dressé dans une joie de capucines et de bluets. »

Un coin de paysage : « … Heures d’azur, où la génisse sort de l’étable, avec le geste de poser son mufle sur son dos. »

Un personnage, qu’on dirait de Teniers : « Poli commença de déchirer à belles dents une aile de canard rôti : son nez se fronçait au-dessus de sa lèvre luisante. »

Et enfin, cette jolie description, exacte et poétique, du bouvreuil : « Il était beau, avec sa tête de velours noir, son dos cendré, son gilet couleur de tuile éclairée par le soleil couchant. »

Ailleurs, Jammes se plaît à noter plus longuement, plus minutieusement toutes les nuances :

« La matinée étincela vers midi. L’azur pâlit sous la chaleur, devint gris de perle. À quelque cent mètres, la nappe bleu-de-paon d’une rivière entraînait avec paresse le mirage des aulnes, dont les feuilles visqueuses distillaient un amer parfum et coupaient de leur noirceur violente la blême lumière couleur d’eau… »

Cela est d’un très bon peintre, qui a un regard exercé et une très riche palette.

Rien ne surpasse la belle description par quoi débute l’histoire de « Monsieur le Curé d’Ozeron ». Quel régal aussi que cette prose limpide, harmonieuse, chatoyante et lumineuse ! Surtout en prose, Jammes est poète :

« Le ciel. Et, ivres dans ce matin de juillet, telles que des filles de la brise qui ne connaissent rien que leur vitesse, enguirlandant le clocher, criaillant, décochées ainsi que des flèches, frénétiques, sans poids, gonflées d’azur, et, à chaque seconde, comme si elles allaient briser contre un obstacle invisible leurs minces crânes vides : les hirondelles !

« Elles baissent, se relèvent, accélèrent leur vol qui tient du vertige, virent, aiguisent davantage leurs voix qui déchirent l’espace, tandis qu’à gauche, dans le bleu du soleil, luit une lune parfaite. Il fait frais sous la grande chaleur qui couve. Et l’église d’Ozeron est large ouverte avec, à l’entrée, de l’ombre, et, au fond, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

« Sur la place d’Ozeron, on entend l’eau qui coule du tuyau de fer de la fontaine de pierre, une eau aérée, couleur de lumière et qui appelle la soif, toute grelottante encore d’avoir traversé les ténèbres opaques et solides de la terre, grâce à une vertu agile qui nous échappe. Déjà cette goulée de ciel liquide ne rend plus le même son que dans la nuit. Il est une voix des fontaines, quand tout sommeille, qui n’a guère que deux notes parce que d’autres ne l’accompagnent pas sinon, au printemps, les plaintes du rossignol et, en été, le foissement des feuillages par les chouettes lourdes.

Il est une voix des fontaines quand s’éveillent les angélus, les oiseaux, les servantes et les étables, elle carillonne alors et gazouille et bavarde et agite ses chaînes d’argent. Il est une voix des fontaines quand il est midi, lorsque la cloche bénite reprend, poudrée de beau temps comme une campanule, lorsque le paysan fait la sieste, lorsque la poule se hérisse. Et cette voix alors tinte profonde jusqu’au cœur, ronfle et glousse. Il est une voix des fontaines, quand le jour finit et quand l’angélus s’aggrave encore, lorsque, après souper, la ferme offre à Dieu sa sueur sainte et lorsque les enfants déjà dorment. Cette voix alors vibre comme une faulx qui retombe, elle prie et respire.

« L’eau de cette fontaine n’est donc que lumière et chant, comme aussi, là-bas, ce sinueux vide : le gave. Il est juste de dire que le gave descend du ciel, de cette nappe dont les étoiles sont les sœurs des cailloux luisants et submergés. Le gave se pose, informe encore, sur la montagne aux neiges angéliques, dont la ligne est comme la signature de Dieu. Il bruine en chutant, plein de prisme, touche la terre inférieure, emplit de sa substance les lacunes des éboulis rocheux ; il grossit, s’alentit, s’avance après des lieues à travers cette plaine brodée d’or et de vert comme la robe d’Abraham dans quelque image. Et, de la hauteur de ce clocher où elles nouent et dénouent leur inextricable rosaire, les hirondelles le voient luire. Et à l’heure la plus blanche, elles descendront vers lui dans la vallée, iront le frapper de leur vol, le prenant pour ce qu’il est, pour un filon qui s’est détaché du massif de l’air.

« M. le Curé d’Ozeron sort du presbytère. Le porche en est un arc de pierre allongé, tout simple, avec une boule à chaque extrémité. Sur le fronton d’azur encadré par cet arc est jetée la branche d’un platane. M. le Curé passe dessous. Un instant, son chien et son chat l’accompagnent ; le chien bâille, arque son échine en dedans. Le chat lève la queue, se roidit et s’aplatit ainsi qu’une planchette. M. le curé entre à l’église… »

Pour décrire ainsi, observer ne suffit point : il faut aimer. La poésie est un fruit de l’amour. Et Jammes aime et comprend ses campagnes pyrénéennes. On l’a appelé le Virgile du Béarn. Et il faut bien avouer que tout art véritable puise sa sève dans la terre natale : c’est elle qui éduque la sensibilité de l’enfant, et c’est l’enfant qui reçoit tous les dons du futur poète. Si l’art est universel par sa destinée, il est régional par ses origines. Les poètes qu’on appelle mondiaux sont le plus souvent, les plus fortement nourris de sève patriale. Songez que Dante est un fruit bien caractérisé du sol d’Italie, et Mistral, de Provence, et Verhaeren, de Flandre. Et c’est, je crois bien, ce qui lui vient de son Béarn, qui survivra de l’œuvre poétique de F. Jammes.

Il n’est rien de tel que d’être soi-même, pour avoir de l’influence sur les autres. Le poète dont nous venons d’étudier le génie, a sur la littérature de son temps, une influence inconstestée. De plus en plus, les jeunes vont à lui ; les catholiques surtout. Les poètes de la génération montante lui doivent beaucoup. Quelques-uns verront leur nom à jamais lié au sien : André Lafon, Léo Latil, Thomas Braun, Pierre Nothomb, Fr. Hugues Lecocq. En Belgique surtout, on l’admire. Et il n’y a, à cela, rien d’étonnant. De tout temps, les Belges ont goûté la simplicité, la poésie des intérieurs, la beauté des gestes quotidiens ; nul ne sait, comme eux, embellir d’un nimbe discret les humbles choses : songez au réalisme familier de leurs peintres primitifs, et à la prédilection de leurs peintres modernes pour les monastères, les béguinages, les villages quiets, les coins d’église pleins d’ombre. Songez que, de Ruysbroeck à Gezelle, le mysticisme flamand n’a jamais perdu contact avec l’humble vie réelle, et mêla toujours une douce familiarité à ses épanchements religieux.

Se peut-il d’ailleurs qu’on ne salue avec reconnaissance ce rafraîchissement, ce retour de franchise et de simplicité, que la littérature doit à Francis Jammes ? Il se trouvera toujours de très bons lettrés pour faire la moue et crier au scandale quand Jammes, poussant trop loin la familiarité, est près de tomber dans le burlesque et le mauvais goût. Il se trouvera toujours des poètes pour préférer à ses vers qui boîtent, les beaux alexandrins rigides des Parnassiens. Mais tout le monde s’accordera à reconnaître en Jammes un vrai poète, et un prosateur incomparable surtout, qui a doté les lettres modernes de quelques-unes de leurs pages les plus fraîches, les plus musicales. Et cela lui sera une gloire fort enviable.

  1. Julien Laurec. Outre l’histoire de la conversion de Jammes que donne J. Laurec dans son livre : « Le Renouveau catholique dans les Lettres », nous avons le bref récit qu’en fait le poète lui-même dans le livre du R. P. Mainage : « Les Témoins du Renouveau ».
  2. Ils sont légion, de nos jours, ceux qui, touchés par la grâce, aboutissent à cette conclusion. Et l’on se souvient de la phrase de Lotte à son ami Péguy : « Ah ! mon pauvre vieux, nous en sommes tous là ! »
  3. J’aime infiniment la fraîcheur d’impressions, la notation directe des sensations, l’image neuve, et par dessus tout l’exquise simplicité du poète d’Orthez ; — mais cette fois sa bonhomie dépasse les bornes, sa naïveté est trop voulue, sa rusticité n’est pas toujours du meilleur goût. Nous sommes très loin de la noble simplicité de « Monsieur le Curé d’Ozeron » et des « Géorgiques chrétiennes » ! — Nous savons que Jammes ne sait pas construire un roman, qu’aucun de ses livres ne se distingue par l’art de la composition. Il est bien vrai que les jolis détails rachètent toujours, chez lui, cette imperfection de l’ensemble. Mais l’impuissance à nouer une intrigue, je ne peux admettre qu’on en fasse une « qualité » ! « C’est une erreur, quand on écrit une histoire, de vouloir à toute force que sa trame présente ce je ne sais quoi d’artificiel et d’ennuyeux que l’on appelle l’intérêt. » Telle est l’opinion de M. Jammes. Elle m’ahurit un peu. Et je trouve assez artificielle et très ennuyeuse l’histoire qu’il nous conte — si histoire il y a — et qui n’est que la vie quotidienne de Monsieur Rustique, poète, et de sa famille. Certes, « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles » n’est pas sans grandeur, surtout si, comme celle du poète Rustique, elle reçoit sa lumière d’en haut ; mais Jammes nous l’a mieux prouvé par ses deux romans précédents. La peinture burlesque d’un milieu bourgeois prétentieux et bête — ses voisins — alternant avec la notation des menus événements d’une vie modeste de brave homme — la sienne — c’est vraiment une matière trop pauvre ! Et c’est encore un artifice que l’absence voulue de tout artifice. La formule est appliquée avec excès. Qui veut trop prouver ne prouve rien. Ce livre du théoricien de la littérature simple risque de nous dégoûter de la simplicité…
    Heureusement, — comme disait de lui José Maria de Hérédia : « cet animal-là est poète » ! — Et peintre ! Son beau talent de descripteur et d’imagier est toujours en fleur. Et ceci nous console de cela.
  4. Francis Jammes, très admiré, parle dans ses livres aussi volontiers de lui-même que du bon Dieu. Cela a donné lieu à cette épigramme pas bien méchante :

     « De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir,
    Je m’encense, on m’encense, et je suis encensoir. »

  5. Écrit avant le joli « miracle » qui fit brusquement du poète Rustique sans fortune l’heureux héritier d’un beau domaine.
  6. Fortunat Strowski.
  7. M. Strowski a mal prédit. Francis Jammes vient de quitter Orthez pour Hasparren. M. Marcel Provence nous a conté, dans la Revue Universelle (du 15 août 1921) ce qu’a amené ce changement dans la vie de notre poète :
    « Peut-on imaginer plus beau conte que celui-ci : il semble que le bon Dieu n’ait pas voulu être en reste avec Francis Jammes et qu il ait fait un miracle pour son poète. On savait la dure existence de l’écrivain à qui chaque année donnait un nouvel enfant et des charges plus lourdes. Sans malice, il avait confessé ses embarras. Harcelé par un propriétaire impitoyable, il n’avait pu qu’implorer saint Joseph, son patron… Et voilà qu’une âme sensible et chrétienne, en quittant les horizons qu il a chantés, a voulu que Francis Jammes n’en connût plus que les bienfaits et l’a nanti d’un grand domaine au pays d’Hasparren avec la maison, les trois fermes, les prairies et les troupeaux ».
  8. Fortunat Strowski.
  9. F. Strowski, loc. cit.
  10. Léon Bocquet. Francis Jammes (Revue Générale, février 1915.)
  11. R. Vallery-Radot. « L’Offrande des Lettres françaises. »
  12. De l’Âge divin à l’Âge ingrat.
  13. Le Roman du Lièvre. Des Choses, etc.
  14. La Terre Wallonne. no 1.
  15. Cfr : De l’âge divin à l’âge ingrat : « Je mêle mon amertume passée au parfum qui s’exhalait d’un bâton de houx, coupé par mon père, dans l’une de nos promenades d’automne. »