Le Beau Danube jaune/Chapitre 13

Société Jules Verne (p. 129-138).

xiii

DE BELGRADE AUX PORTES DE FER

M. Jaeger et Ilia Krusch ne s’étaient pas revus depuis leur séparation à Vienne, le 20 mai, soit trente et un jours. Il y avait quarante-huit heures que M. Jaeger était arrivé à Belgrade. La raison de cette longue absence, assurément Ilia Krusch ne la lui demanderait pas, par discrétion. L’important était que tous deux allaient reprendre ensemble le cours de leur navigation.

« Quand partons-nous ? » Telle avait été la première question posée par Ilia Krusch.

— À l’instant, si vous le voulez, avait répondu M. Jaeger, et cela même vous épargnera les honneurs dont vous êtes peu friand…

— En effet, monsieur Jaeger. Ainsi mon arrivée ?…

— Est indiquée pour demain seulement. Tantôt les journaux vous mettent en retard, tantôt ils vous mettent en avance, et il n’est que temps…

— À vos ordres, monsieur Jaeger. Il est à peine quatre heures, et pendant trois heures de jour, nous gagnerons deux ou trois lieues en aval de Belgrade…

— Entendu, monsieur Krusch, entendu. »

M. Jaeger, aux yeux d’un observateur, eût peut-être paru bien pressé de quitter la capitale de la Serbie. Mais Ilia Krusch ne l’observa même pas. Il ne voyait qu’une chose, c’est que M. Jaeger lui était rendu et ne demandait qu’à partir.

Cependant celui-ci crut devoir ajouter, mais en homme qui savait d’avance ce que lui répondrait son compagnon :

« À moins, monsieur Krusch, que vous n’ayez affaire à Belgrade…

— Moi, monsieur Jaeger ?… Je n’ai affaire qu’à l’embouchure du Danube, et comme nous avons encore plus de trois cents lieues…

— Il ne faut pas perdre une minute, monsieur Krusch, il ne faut pas perdre une minute ! » répondit M. Jaeger.

Quant à cette question de curiosité à satisfaire, elle n’existait pas pour Ilia Krusch. Alors qu’il exerçait le métier de pilote, il s’était souvent arrêté à Belgrade, soit pour y charger, soit pour y décharger des cargaisons. La vue qui s’offre aux regards de l’esplanade de sa citadelle, le Konak ou palais du pacha qui y dresse ses gros murs en massif carré, la ville mixte, entourant la forteresse, avec ses quatre portes qui flanquent l’enceinte, le faubourg où se concentre un commerce de grande importance, puisque les marchandises destinées non seulement à la Serbie, mais à toutes les provinces turques, y sont entreposées[1], ses rues qui, par la disposition des boutiques, et leur achalandage le font ressembler à un quartier de Constantinople, la ville neuve étendue le long de la Save, avec son palais, son sénat, ses ministères, ses larges voies de communication plantées d’arbres, ses confortables maisons particulières, tout ce contraste pour ainsi dire brutal avec la vieille cité, Ilia Krusch n’en était plus à connaître cet ensemble bizarre qui constitue Belgrade. Quant à M. Jaeger, en admettant qu’il fût arrivé pour la première fois dans cette curieuse capitale de la Serbie, n’avait-il pas eu le loisir de la visiter depuis quarante-huit heures. Ni l’un ni l’autre n’avaient donc de motif pour y séjourner plus longtemps. Ainsi que l’avait dit Ilia Krusch, le parcours était long encore jusqu’aux bouches du fleuve. À partir de Belgrade, les grandes cités seraient plus rares, telles Nicopoli, Rouschtchouk, Silistrie, Ismaïl, et tout en tenant compte des relâches indispensables, la navigation pourrait s’effectuer dans les meilleures conditions de rapidité.

Cette après-midi, la barge, sans avoir été signalée à l’enthousiasme populaire, reprit donc, vers cinq heures, le courant du Danube. Elles ne tardèrent pas à disparaître, ces deux cités, si ennemies l’une de l’autre jadis, si amies maintenant, et qui ne justifieraient (plus) les semonces du poète des Orientales[2]. Lorsque le Danube se met en colère à présent, ce n’est plus contre Semlin ou contre Belgrade, dont il menace d’éteindre le canon, c’est parce que les vents terribles assailliront son lit large et profond, c’est parce qu’il a « comme une mer sa houle », et alors ce sont les mariniers qui ont à redouter ses fureurs.

Ce qui aurait été surprenant, c’est que M. Jaeger et Ilia Krusch n’eussent point parlé des divers faits qui avaient marqué le temps de leur séparation. Et, tout d’abord, dès que la barge n’eût plus qu’à s’abandonner au fil de l’eau :

« Ah, monsieur Jaeger, s’écria Ilia Krusch, en prenant les mains de son compagnon, qu’ils m’ont paru longs, les jours sans vous !… À chaque ville ou village, j’espérais vous retrouver… et personne !… Je craignais qu’il ne vous fût arrivé malheur…

— Non, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, non !… J’ai été pris à Vienne par des affaires importantes, à l’improviste, et je n’ai eu que le temps de vous prévenir en quelques mots !… Cela m’a fort contrarié, mais impossible de faire autrement, et lorsque vous aviez ma lettre, j’avais déjà quitté Vienne…

— Et, moi, monsieur Jaeger, je n’y ai pas non plus pris racine… Dès trois heures du matin, mon grappin rentré, je filais vers Presbourg…

— Et pourquoi cette hâte ?…

— D’abord pour ne point vous manquer, en cas que vous auriez voulu me rejoindre là… et ensuite pour éviter des ovations de la part des Viennois…

— Ils savaient donc ?… demanda M. Jaeger.

— Ils l’ont su, parce que le porteur de votre lettre n’a pas dû manquer de bavarder, mais ils l’ont su trop tard, et j’étais déjà à bonne distance…

— Toujours le même, monsieur Krusch !

— Toujours le même, monsieur Jaeger, et toujours heureux de me retrouver en votre compagnie.

— Moi de même, monsieur Krusch.

— Et nous ne nous séparerons plus avant le terme du voyage ?…

— J’ai tout lieu de le croire. »

Cette réponse rendit rayonnante la bonne face d’Ilia Krusch.

« Et maintenant, monsieur Jaeger, reprit-il, vous savez ce qui m’est arrivé à Pest ?…

— Si je le sais, monsieur Krusch ! votre arrestation… votre incarcération… Vous avoir pris pour ce fameux Latzko qu’on ne parvient décidément pas à prendre…

— Je vous le demande, dit Ilia Krusch en s’animant un peu, est-ce que j’ai la figure d’un malfaiteur ?…

— Non, certes, et si le plus honnête homme de la terre ressemble à quelqu’un, ce doit être à vous !…

— Eh bien, pendant près de quatre jours, monsieur Jaeger, j’ai passé pour ce chef de contrebandiers, et le président M. Roth ne paraissait pas en douter…

— Monsieur Krusch, dit alors M. Jaeger, croyez bien que si j’avais été libre, lorsque j’ai eu connaissance de cette affaire, je serais accouru à Vienne pour témoigner en votre faveur… Mais je ne l’étais pas, et quand je le suis redevenu, l’affaire était terminée… Et même je n’ai été au courant de toute cette invraisemblable histoire que trop tard pour pouvoir écrire au président de la Commission internationale, et dire ce que j’avais à dire de vous…

— Oh, monsieur Jaeger, si j’étais fort ennuyé de me voir bloqué entre quatre murs, croyez bien que je n’éprouvais aucune inquiétude… Mon innocence, j’en étais sûr, n’est-ce pas, et je savais bien que les renseignements demandés à Racz me seraient favorables… Moi… moi… un Latzko !

— La vérité est que cela n’a pas le sens commun, et je pense que vous avez déjà oublié cette désagréable aventure…

— C’est comme si elle ne m’était pas arrivée, monsieur Jaeger…

— À propos, demanda celui-ci, il n’a jamais été question de moi dans cette affaire ?…

— Jamais, monsieur Jaeger… On ignorait, et on ignore encore que j’ai eu un compagnon de voyage… Si par hasard vous avez été vu avec moi dans la barge, on a dû croire que c’était momentanément… un service que je rendais à quelqu’un…

— Ainsi, pas une seule fois, mon nom n’a été prononcé ?

— Pas une fois, monsieur Jaeger… Il n’y avait que moi à le connaître, et, vous le pensez, je n’aurais pas été assez simple pour le dire…

— Cependant, monsieur Krusch, dans le but de vous appuyer sur mon témoignage…

— Oui… j’y ai bien pensé, mais je savais que je m’en sortirais tout seul de ce mauvais pas, et j’ai pensé aussi que cela aurait pu vous causer des désagréments…

— Des désagréments, et pourquoi ?…

— Parce que la Commission aurait été capable de vous prendre pour ce Latzko…

— Moi ?…

— Oui, vous, et aussi bien que moi !… Vous auriez mis à profit cette circonstance pour descendre le fleuve en toute sécurité… et même on aurait pu voir en moi votre complice… Non… j’ai préféré me taire.

— Et vous avez eu raison, répondit M. Jaeger, qui semblait avoir écouté avec une très particulière attention ce que son compagnon venait de lui dire. Oui ! vous avez eu raison, monsieur Krusch, et je vous remercie de votre discrétion…

— C’était trop naturel, monsieur Jaeger, quoique, en fin de compte, vous n’auriez pas été plus embarrassé que moi pour prouver votre identité et faire tomber la poursuite…

— Évidemment, monsieur Krusch, évidemment ! »

Le soir venu, la barge prit son amarrage comme d’habitude près de la berge, au pied d’un village où M. Krusch put vendre son poisson, et renouveler sa provision de pain et de viande.

Le lendemain, après une heureuse pêche au lever de l’aube, le courant la reprenait, et elle dérivait avec une certaine vitesse. Du côté de la rive autrichienne, plate et basse, sujette aux inondations, on voyait nombre de corps de garde assez rapprochés pour qu’ils puissent communiquer entre eux. Ce personnel appartient aux régiments frontières, moitié soldats moitié paysans, qui ne reçoivent aucune solde en temps de paix, des grenzers, armés aux frais du gouvernement. On comprendra que la sévérité de la discipline autrichienne rende assez difficile le débarquement sur cette rive. Aussi, afin d’éviter tout désagrément, Ilia Krusch prenait-il volontiers contact avec la rive opposée.

C’est de ce côté aussi que s’arrêtaient les nombreux bateaux qui ne voulaient pas s’exposer pendant la nuit. Il y en avait alors une trentaine, qui marchaient en file. Parmi eux, se distinguait toujours ce chaland bien gouverné, bien conduit, que M. Jaeger avait remarqué dans le défilé du Srudel.

« Quant à la pêche, disait M. Krusch, elle est aussi bonne d’un côté que de l’autre, et, en somme, jusqu’à présent, monsieur Jaeger, j’ai été assez heureux… La vente du poisson depuis le départ m’a rapporté — ou plutôt vous a rapporté — cent vingt-sept florins et dix-sept kreutzers, et je pense que vous n’aurez point à vous plaindre au terme du voyage…

— Cela a toujours été mon avis, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, et c’est vous qui aurez perdu notre marché ! »

Pendant les quatre jours que la barge mit à descendre le fleuve jusqu’à Orsava, elle navigua sur un lit très capricieux dans ses détours, dont la direction générale se maintenait vers l’est, servant à gauche de limite aux Confins Militaires. Elle passa devant la ville de Semendria, autrefois capitale de la Serbie, et dont la forteresse (est) campée sur un promontoire qui barre une partie du Danube, et que défendent toute une couronne de tours et un donjon. En cet endroit, le grand fleuve rachète merveilleusement la sauvagerie ou l’infertilité des campagnes qui le bordent en amont. Partout des arbres fruitiers en plein rapport, des vergers enrichis de diverses sortes de plants, des vignobles luxuriants qui se succèdent jusqu’à l’embouchure de la Morava. Cette rivière arrive au fleuve par une vallée superbe, une des plus belles de la Serbie. À l’embouchure se montraient un certain nombre de bateaux, les uns qui la descendaient, les autres qui se préparaient à la remonter avec des remorqueurs ou des attelages.

Après Semendria, ce fut Basiach, où s’arrêtait alors le chemin de fer de Vienne à Orsava et qui allait être prolongé prochainement jusqu’à cette ville, puis Columbacz, avec ses magnifiques ruines, puis des cavernes à légendes, entre autres celle dans laquelle Saint-Georges aurait déposé le corps du dragon tué de ses propres mains. De toutes parts, à chaque coudée du fleuve, et on ne perd l’un que pour retrouver l’autre, se dressaient des promontoires coupés à pic et contre lesquels le courant précipite ses eaux écumantes. Au-dessus, se massent des bois épais, s’étageant jusqu’aux montagnes qui sont plus élevées sur la rive turque que sur la rive hongroise.

Un touriste se fût certainement maintes fois arrêté pour contempler de plus près et plus longuement les merveilles que le fleuve offre alors aux yeux. Il se serait fait mettre à terre au défilé des Cazan, l’un des plus remarquables du parcours ; il aurait suivi le chemin de halage, afin d’examiner cette fameuse table de Trajan, ce rocher où est encore gravée l’inscription qui rappelle la campagne du célèbre empereur romain.

Mais ni M. Jaeger ni Ilia Krusch ne s’abandonnaient aux fantaisies du tourisme : le mouvement commercial occupait toujours l’attention de l’un, tandis que l’autre, suivant les différences du courant, ne songeait qu’à suivre tantôt la rive turque, tantôt la rive serbe.

Et c’est ainsi que dans l’après-midi du 24 juin, par un temps assez pluvieux, ils franchissaient cette chaîne des Karpates que la Pologne envoie jusqu’aux Balkans, et que traverse le Danube à l’endroit où s’ouvre son quatrième bassin.

Il y a deux Orsova, l’ancienne et la nouvelle, sur la frontière, et au-delà s’étendent les territoires Valaques. Le Danube est entré dans le pays ottoman, ou tout au moins des provinces turques, et n’en doit plus sortir qu’à l’estuaire qui verse ses eaux dans la Mer Noire. Orsova est tout naturellement une station militaire, occupée par des soldats valaques, au milieu d’une population de deux mille habitants. C’est là que les voyageurs, et
Chemin du halage dit de Trajan. — Dessin de Lancelot.
plus désagréablement qu’ils ne l’ont été jusqu’ici, sont soumis aux tyrannies de la police et aux vexations de la douane.

Évidemment, Ilia Krusch et M. Jaeger, qui n’avaient point de marchandises à embarquer ou à débarquer, ne comptaient subir aucun retard de ce chef. Leur barge n’était pas un chaland, et, à moins qu’on eût établi un nouveau droit sur les gaules, les hameçons et les flottes, ils n’étaient point exposés à (des droits)[3] qui demanderaient deux ou trois heures pour être acquittés, ils comptaient bien être à même de partir dès qu’ils le jugeraient convenable, à toute heure de jour ou de nuit.

Cependant, ce qui aurait dû tout d’abord causer quelque surprise à M. Jaeger, c’était le grand nombre de chalands arrêtés devant Orsova. Ils étaient une trentaine, et sur chacun se voyait de faction une sentinelle valaque, tandis que des agents de la douane les soumettaient à une visite des plus rigoureuses.

M. Jaeger ne tarda pas à apprendre que, par ordre supérieur, l’embargo était mis sur tous les bateaux qui voulaient dépasser Orsova. Cette mesure extrêmement vexatoire venait d’être prise par la Commission internationale. Ordres très sévères donnés à ses agents. Aucun chaland ne pourrait continuer sa navigation en aval, dût-il opérer son déchargement complet, avant que la douane fût assurée qu’il ne portait pas des marchandises de contrebande.

« Bon ! fit observer Ilia Krusch, ce doit être un coup du chef Dragoch, et il aura des raisons de croire qu’il va enfin s’emparer de Latzko, ou tout au moins saisir un de ses bateaux fraudeurs ! »

M. Jaeger ne répondit pas. Les lèvres serrées, debout dans la barge, dont le grappin avait mordu la grève, il regardait toute cette animation, il écoutait tous ces cris, toutes ces objurgations qui éclataient de tous côtés contre une mesure si préjudiciable à la batellerie danubienne.

Et, alors, M. Ilia Krusch d’ajouter :

« Dans tous les cas, cela ne peut nous atteindre… et je ne vois pas de quelle contrebande notre barge pourrait être chargée !… Au surplus, en dix minutes, on l’aura visitée si l’on veut. »

Eh bien, il se trompait, le brave homme ! Il comptait sans les vexations routinières auxquelles se complaisent les administrations de tous les pays, et plus particulièrement dans ces provinces danubiennes.

De là, belle colère d’Ilia Krusch, autant que cette nature paisible de pêcheur à la ligne était susceptible de l’éprouver, et, que l’on se rassure, elle n’alla point jusqu’à provoquer chez lui les spasmes du cœur. Et d’ajouter :

« Après tout, monsieur Jaeger, ce que j’en dis, ce n’est pas tant pour moi que pour vous, et si ce retard ne vous désoblige pas…

— Mais non, répondit M. Jaeger, et je ne suis pas fâché de voir comment cela va se passer, si on finira par saisir un des chalands de ce Latzko, pour lequel, monsieur Krusch, on vous a fait l’honneur de vous prendre ! »

En réalité, il n’y eut qu’une halte de vingt-quatre heures au bourg d’Orsova. Et pendant ce laps de temps, les bateaux furent retenus. Les sentinelles placées à bord n’en laissaient approcher aucun étranger, et aucun marinier n’avait le droit de quitter son bord. Il fallait déplacer la cargaison, et alors les agents visitaient le chaland dans toute la longueur de la cale. Ils s’assuraient qu’il n’existait pas de double-fond, que les bordages ne pouvaient point être déplacés. Après les cales, c’était la superstructure supportant le pont supérieur que l’on fouillait dans tous les coins, et aussi le logement du personnel, disposé à l’arrière, comme dans tous ces grands bateaux du Danube qui sont désignés sous le nom de (…).

Cette visite achevée, le chaland n’avait pas encore permission de partir. On ne les laisserait passer que tous à la fois, après paiement des droits de douane.

Il est évident que cette opération ne se fit pas sans amener discussions et querelles. Mais la force publique était suffisante, en y joignant les soldats de la garnison d’Orsova.

M. Jaeger prenait un extrême intérêt à ces visites, et son attention ne faiblit pas un seul instant. À ce point qu’Ilia Krusch finit par lui dire :

« Eh, monsieur Jaeger, jusqu’ici, on n’a rien découvert ?…

— Non, et je crains que l’opération n’ait été faite en pure perte…

— Avez-vous remarqué parmi ces chalands, monsieur Jaeger, celui que nous avons rencontré dans le défilé du Strudel, et qui savait si bien se frayer route au milieu de toute la flottille.

— Oui, monsieur Krusch, c’est celui qui est là, contre l’appontement… Je le reconnais bien… On l’a visité un des premiers, mais on n’a rien trouvé de suspect à bord…

— En effet, monsieur Jaeger, et il est prêt à partir, mais il sera obligé d’attendre comme les autres. Bon ! je ne suis pas inquiet pour lui !… Il a évidemment un bon pilote, et il saura bien regagner son avance en route ! »

En effet, ce chaland était là, sa cargaison remise en place. On ne voyait même personne sur le pont, et, sans doute, son personnel était soit à terre, soit dans les cabines. Seul, un soldat valaque se promenait de long en large, le fusil à l’épaule.

C’était, d’après ordres reçus, le chef de la douane d’Orsova qui avait procédé à cette visite générale, et elle devait se continuer pendant quelques jours encore sur tous les chalands qui viendraient de l’amont. Mais, en ce qui concerne les bateaux arrêtés là depuis vingt-quatre heures, elle prit fin dans la soirée du 25. Aucune contrebande n’avait pu être découverte et le laissez-passer fut accordé à tous.

Quelques-uns démarrèrent donc dès le soir, et, en somme, ils ne couraient aucun danger pendant cette navigation nocturne. Les autres semblaient préférer attendre au lendemain, et parmi eux celui qui s’était signalé à l’attention d’Ilia Krusch. Toutefois, pour une raison ou pour une autre, il avait démarré pendant la nuit, car, le lendemain, lorsque parut le petit jour, il n’était plus en vue d’Orsova.

Après quelques coups heureux de la ligne au fouet qui permit à Ilia Krusch de ferrer quelques gros poissons, entre autres des saumons d’assez belle taille, la barge fut lancée dans le courant.

Le lendemain, vers quatre heures du soir, elle fit relâche au quai de Giurgevo, et vingt-quatre heures plus tard, après avoir dépassé l’embouchure de la Tcherna qui vient des Karpates Transylvaines, elle arrivait à l’entrée du fameux défilé des Portes de Fer.

C’est là un passage assez dangereux, qui fut fécond en catastrophes. Pendant près d’une lieue, entre des murailles hautes de quatre cents mètres, le fleuve s’écoule, ou plutôt se précipite, à travers un lit qui n’en mesure pas la moitié en largeur. Au pied de ces parois sont entassés d’énormes rocs tombés des crêtes, et contre lesquels les eaux se brisent avec une extraordinaire fureur. C’est à partir de ce point qu’elles prennent cette couleur jaune foncée qui permet d’appeler plus justement le beau Danube jaune, le grand fleuve de l’Europe centrale.


  1. On peut lire dans le Voyage de Paris à Bucarest de M. Duruy (1860) continué par M. Lancelot, son compagnon de route : Belgrade, « transformé en port franc deviendrait bientôt le Hambourg de l’Orient. Mais pour que cette destinée s’accomplisse, une condition préalable est nécessaire : l’expulsion des Turcs ». C’est actuellement chose faite. (Note de l’auteur.)
  2. Victor-Hugo avait écrit (cité par Lancelot) :

    « Allons ! la turque et la chrétienne !
    Selmin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
    On ne peut, le ciel me soutienne !
    Dormir un instant sans que vienne
    Vous éveiller d’un bruit jaloux
    Belgrade ou Semlin en courroux ! »

  3. Des mots rayés ne sont pas remplacés.