Le Beau Danube jaune/Chapitre 12

Société Jules Verne (p. 119-128).

xii

DE PEST À BELGRADE

En quittant Pest, Ilia Krusch avait accompli la moitié de son grand voyage, à quelques lieues près. Mais il faut bien reconnaître que la première moitié, si elle s’était effectuée sans risques ni fatigues, avait failli avoir un tragique dénouement. Et ce fut surtout lorsqu’il se sentit libre, lorsque les derniers hochs ne parvinrent plus à son oreille, lorsque la barge, seule et tranquille, glissa entre les rives, qu’il sentit combien la situation avait été grave pour lui.

« Moi… moi ! se répétait-il, moi Ilia Krusch de Racz, moi l’ex-pilote, moi le lauréat du grand concours de pêche, pris pour ce Latzko !… Et s’il doit être pendu un jour, de combien peu s’en est-il fallu que je le fusse à sa place ! »

Puis, continuant à s’abîmer dans le cours de ses désagréables réflexions :

« Après tout, je comprends que la justice s’y soit trompée, se dit l’excellent homme, et je n’en veux point au président Roth !… Il est certain que ce chef des fraudeurs se sachant poursuivi, traqué de toutes parts, n’aurait pu mieux imaginer pour descendre le fleuve en toute sécurité et tout en faisant ses affaires !… Qui aurait été le chercher sous l’habit d’Ilia Krusch !… N’importe ! je l’ai échappé belle, et je brûlerai un cierge devant la Vierge de Racz ! »

Évidemment c’était bien là le moins qu’il pût faire par reconnaissance !

Et alors le souvenir de M. Jaeger lui revenait à l’esprit. Il continuait à s’applaudir de n’avoir jamais prononcé le nom de son compagnon. Si on eût appris en quelles conditions il avait pris place dans la barge, quelle proposition s’était échangée entre tous deux — tout le produit de la pêche acheté d’avance, et au prix de cinq cents florins — cela eût paru la conduite d’un fou… ou mieux, d’un individu qui avait choisi ce prétexte pour échapper aux poursuites pendant la navigation jusqu’à l’embouchure du fleuve.

« Certes, pensait Ilia Krusch, il eût été à bon droit plus suspect que moi-même, et j’ai bien fait de ne point attirer l’attention sur lui ! »

Non ! pas une fois, il ne vint à l’idée de ce brave Krusch que M. Jaeger pût être Latzko, pas une fois !… un si excellent homme, un ami dont il appréciait tant l’amitié !… Lui, le chef de cette association de fraudeurs !… Allons donc !…

« Et lorsque je le reverrai, disait Ilia Krusch, car je compte bien le revoir, je lui dirai tout cela, et il me remerciera, et s’écriera : M. Krusch, vous êtes le meilleur homme que j’ai jamais rencontré sur cette terre ! »

Après s’être coudé à angle droit près de Waïtzen pour descendre du nord au sud jusqu’à Pest, le Danube continue à promener ses eaux en cette direction. Il la conserve même jusqu’à la bourgade de Vukovar pendant plus de trois cents kilomètres, en tenant compte de ses multiples détours. Tandis qu’Ilia Krusch se laissait entraîner au courant, partant le matin, s’arrêtant le soir, il voyait s’étendre vers l’est tout l’immense puszta.

C’est la plaine hongroise par excellence que limitent à plus de cent lieues les montagnes de la Transylvanie. En la desservant, le chemin de fer de Pest à Basiach traverse une infinie étendue de lande déserte, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le gibier aquatique. Cette puszta, c’est la table toujours généreusement servie pour d’innombrables convives à quatre pattes, des milliers et des milliers de ruminants, une des grandes richesses du royaume de Hongrie. À peine s’il s’y rencontre quelques champs de blé ou de maïs. Et c’est aussi la plaine historique, par excellence, où règnent maintenant le berger, le Kanasz, le gardien de chevaux, le csîko, et les poètes[1], à toute époque, l’ont chantée dans leurs poèmes nationaux.

La largeur du fleuve est considérable alors. Il était animé par le va-et-vient des embarcations qui transportaient les riverains d’un bord à l’autre. Et il n’était pas rare qu’Ilia Krusch fût reconnu au passage. De là, des saluts cordiaux et des gestes de bonne amitié. Son procès l’avait rendu tellement célèbre qu’il ne pouvait plus songer à fuir les manifestations, et s’il fût entré dans les maisons des bergers ou des pêcheurs, chez les fermiers qui ont l’aspect de gentilshommes campagnards, il eût aperçu au-dessus de la cheminée de la grande salle, le portrait plus ou moins ressemblant du lauréat de la Ligne Danubienne.

Mais, le bon côté de tout cela, c’est que son poisson se vendait à de plus en plus hauts prix, ce qui était bien pour le satisfaire.

« Et ce n’est pas pour moi, c’est pour lui ! se répétait-il, et je commence à croire qu’il ne perdra pas sur son marché ! »

Puis, toujours ce refrain qui s’échappait du cœur de ce brave homme :

« Mais où est-il, en ce moment ?… Il me l’a écrit, et j’ai sa lettre que je conserve précieusement. Et il y dit : « Je ne sais même plus où et quand il me sera possible de vous rejoindre… Je le ferai cependant tôt ou tard, peut-être du côté de Pest, peut-être du côté de Belgrade ! » Or, il n’est point venu à Pest, et il n’y a pas lieu de le regretter, car il y fût arrivé dans un singulier moment… Espérons donc que je le verrai reparaître à Belgrade… avant peut-être… à Mohacz… à Neusatz… à Peterwardein !…, et il sera le bienvenu ! »

Le lit du fleuve ne cessait de s’enrichir d’îlots et d’îles. Telles de ces dernières étaient de grande étendue, laissant de chaque côté deux bras où le courant acquérait une assez grande rapidité. La barge ne perdait donc rien de sa moyenne de navigation qui se chiffrait par une dizaine de lieues quotidiennes. Elle atteindrait donc très probablement dans les délais prévus les (bouches)[2] du Danube.

Ces îlots n’étaient point fertiles. À la surface ne poussaient que des bouleaux, des trembles, des saules au milieu du limon déposé par les inondations qui sont fréquentes. Cependant, on y récolte du foin en abondance, et les barques, chargées jusqu’au plat-bord, le charrient aux fermes ou aux bourgades de la rive.

Plus encore qu’en amont, les bateaux dérivaient en grand nombre, sans parler des dampfschiffs qui remontaient ou descendaient le fleuve. Il se faisait aussi un très actif service de douane qu’exigeaient les circonstances. Ilia Krusch voyait très clairement que des escouades de police surveillaient les berges, et pas une embarcation n’eût accosté sans recevoir la visite de ces agents avec lesquels il venait d’avoir des rapports dont le souvenir ne s’effacerait jamais de sa mémoire.

Dans cette partie de son cours, le fleuve est parfois bordé de dunes sablonneuses ; mais, parfois aussi, elles s’abaissent brusquement pour faire place à quelque plaine fertile, et c’est ce que l’on peut voir en amont de la petite ville de Paks, d’où s’approche la grande route de poste, ouverte entre Vienne et Constantinople par Buda, Semlin, Belgrade, Andrinople et le territoire ottoman.

Non, jamais le temps ne parut si long à Ilia Krusch que pendant cette navigation de Pest à Belgrade, et qui devait durer une douzaine de jours. Et puis le ciel était souvent sillonné de gros nuages, et la pluie se déversait en larges averses. Survenaient aussi quelques-uns de ces brouillards intenses que le fleuve n’épargne guère aux touristes. Toute vue disparaît alors. Nécessité de stopper pour les dampfschiffs et aussi pour les gabarres et les chalands. Mais l’ex-pilote connaissait si bien les tours et les détours de son fleuve — et Dieu sait s’il sont nombreux entre Mohacz et Vukovar — qu’il ne songeait même pas à relâcher, et continuait de s’abandonner à la dérive.

Dans ces circonstances, ce qui le désobligeait surtout, c’était que si Jaeger fût arrivé en ce moment sur une des berges, Ilia Krusch ne l’aurait pas vu, et il n’aurait pas vu Ilia Krusch. Ainsi en fut-il lors de la halte près de Mohacz. La ville, noyée sous les vapeurs, ne laissait pas même voir la pointe de ses clochers. Et quant à ses dix-mille habitants, pas un d’eux ne sut que le héros du jour avait passé la nuit au pied des quais qui bordent la rive gauche du fleuve. Et lorsqu’il repartit le lendemain, il n’aperçut pas davantage les longs vols de corbeaux et de cigognes qui filaient à tire-d’aile vers des zones moins obscures.

Ce fut pendant cette période du voyage que la barge passa devant Bezdan. Si, du milieu du fleuve, on ne peut apercevoir que les moulins qui portent ce nom, et que fait mouvoir le courant, il n’en est pas ainsi des pêcheries d’Apatin. C’est une sorte de village fluvial, en somme une place centrale que domine un grand mât avec pavillon national, et qu’entourent dans un pittoresque pêle-mêle un ensemble de constructions de toutes formes, depuis la cabane jusqu’à la hutte, et dans laquelle vit une population de pêcheurs.

Il est probable qu’Ilia Krusch n’aurait pas eu grand succès à venir offrir dans un tel milieu le produit de sa pêche. Du poisson, ces braves gens en avaient à revendre. D’ailleurs, il n’eut pas l’occasion de s’arrêter devant ces pêcheries.

Ce fut dans la même journée qu’il laissa sur la droite l’embouchure de la Drave ; un des gros tributaires du Danube, sur laquelle la batellerie emploie des bateaux d’un tonnage déjà élevé. Le lendemain, il vint faire halte au quai de Neusatz, bâtie sur la rive gauche, presque à l’endroit où le Danube, par un coude brusque, abandonne la direction Nord-Sud qu’il suivait depuis Pest pour se diriger au Sud-Est vers Belgrade. C’est une ville libre où siège un évêque serbe, suffragant de la métropole de Carlovitz.

Il y avait à cette date du 15 juin vingt-sept grands jours que M. Jaeger avait pris congé d’Ilia Krusch dans les conditions que l’on sait. Et la barge s’approchait de Belgrade, où elle arriverait à la fin de la semaine.

« Eh bien, se demandait Ilia Krusch, est-ce ici que je vais revoir M. Jaeger ?… Neusatz est une ville importante ! Qu’il y ait été attiré par ses affaires, je l’admets… Or, de Vienne à Neusatz, les moyens de transport ne lui ont pas fait défaut ?… Peut-être est-il dans cette ville, et, ma foi, puisqu’on ne semble pas s’y être aperçu de mon arrivée, je n’ai rien à craindre, et je vais courir tous les quartiers… M. Jaeger peut parfaitement ignorer que me voici à Neusatz, et qui sait si je ne le rencontrerai pas en route ?… »

Ilia Krusch avait raison, et, comme la nuit ne devait pas arriver avant deux heures, il les employa à déambuler de droite et de gauche. Mais ses démarches furent infructueuses, et il dut revenir reprendre place sous son tôt solitaire.

« Attendons, se dit-il, et peut-être serai-je plus favorisé demain à Peterwardein. »

Sur le cours du Danube, il existe plusieurs cités, et non des moins importantes, qui se font face, l’une sur la rive droite, l’autre sur la rive gauche. Telles Bude et Pest, telles encore Neusatz et Peterwardein, telles enfin Semlin et Belgrade. Et lorsque ce n’est pas le fleuve qui les sépare, c’est un de ses affluents.

Il suit de là que, pour aller de Neusatz à Peterwardein, Ilia Krusch n’avait qu’à débarquer et prendre le pont de bateau qui établit la communication entre les deux villes.

De la place occupée par la barge, il apercevait la puissante forteresse, juchée sur son promontoire et qui domine le cours du fleuve. Peterwardein est la capitale de (la Slavonie)[3] connue sous le nom de Confins Militaires (…)[4].

À peine le soleil apparaissait-il au-dessus des toits de Neusatz qu’Ilia Krusch mettait le pied sur le quai de Peterwardein. Il avait traversé le Danube dans sa barge. Cela lui semblait être plus indiqué, et, s’il rencontrait M. Jaeger, ils n’auraient plus qu’à embarquer tous les deux. Il n’avait pas même amorcé sa ligne ce matin-là tant il était possédé du désir de retrouver son cher compagnon.

Le voilà donc errant à travers les rues, parcourant les divers quartiers, et dût-il consacrer toute la matinée à sa recherche, il n’hésiterait pas à le faire.

Ce fut vainement, et il faut avouer qu’il avait peu de chances de réussir. Rencontrer M. Jaeger dans cette ville de (…) habitants, cela n’aurait pu être dû qu’au hasard, et encore était-il indispensable que M. Jaeger s’y trouvât en ce moment.

Vers dix heures, Ilia Krusch entra dans un café pour s’y reposer quelques instants, et se fit servir une bouteille de cet excellent vin de Carlovitz. Cette capitale des Serbes, qui vivent sous domination autrichienne, n’est éloignée que de quelques lieues dans l’ouest du fleuve. C’était bien le moins qu’Ilia Krusch se réconfortât avec l’un des bons crus de cette région.

Et il se disait :

« S’il était là, monsieur Jaeger, avec quel plaisir je lui offrirais un verre de ce bon vin de Carlovitz !… et il n’aurait pas refusé… et il aurait trinqué avec moi, et nous aurions bu à la santé l’un de l’autre ! »

Tout en raisonnant ainsi, le désolé Ilia Krusch avait machinalement jeté les yeux sur un journal. C’était le (…) de Hongrie, et son attention fut attirée par un article intitulé : Où est Latzko ?

« Eh, fit-il, voilà qui m’intéresse, après tout, et je ne serais pas fâché de savoir où il est, ce chef de fraudeurs que l’on m’accusait d’être !… et, ma foi, si on le prend, cela prouvera une fois de plus qu’Ilia Krusch n’était point Latzko !… »

En vérité, point n’était besoin de cette nouvelle preuve, et elle était bien et dûment établie, l’identité du lauréat de la Ligne Danubienne !

L’article ne disait rien de précis. Depuis l’engagement entre les fraudeurs et l’escouade de police à l’entrée des Petites Karpates, les premiers n’avaient plus été signalés nulle part. Que leurs bateaux eussent continué à descendre le Danube, c’était probable, mais les visites auxquelles on soumettait toute la batellerie n’avaient amené aucun résultat. Latzko était redevenu introuvable, et sans doute, pour mieux dépister les agents, il suivait les berges du fleuve, tantôt à droite, tantôt à gauche, sous quelque déguisement, et en surveillant le transport de la contrebande jusqu’à la Mer Noire. Quant à Karl Dragoch, le chef de police, on était sans nouvelles de lui, et à moins que le président de la Commission internationale eût été directement avisé, personne n’aurait pu dire où il se trouvait en ce moment.

Or, Ilia Krusch en était là de sa lecture lorsqu’il se redressa soudain. À travers la porte vitrée du café, qui s’ouvrait sur une rue aboutissant au quai, il avait cru reconnaître un des passants remontant d’un pas rapide vers les hauts quartiers de Peterwardein.

« Mais c’est lui !… c’est lui ! » s’écria-t-il.

Et comme sa bouteille de vin de Carlovitz était payée d’avance, il quitta précipitamment la salle et se jeta au dehors.

Dans la rue, deux ou trois personnes, mais pas une qui ressemblât à M. Jaeger. Il était possible d’ailleurs que celui-ci eût tourné à droite ou à gauche.

« Je n’ai pas pu faire erreur, se répétait Ilia Krusch, en suivant la rue au hasard, et près de qui eût-il pu s’informer d’une façon sérieuse. À Peterwardein, qui connaissait M. Jaeger si ce n’est lui seul ?

Ah ! la mauvaise chance, se disait-il, si, au lieu de m’enfermer dans ce café, je n’eusse pas cessé de parcourir la rue, je l’aurais rencontré !… il m’aurait aperçu, il serait venu à moi… et maintenant, nous serions bras dessus bras dessous… et nous aurions repris notre navigation pour ne plus l’interrompre. »

Le pauvre homme était désolé. Une pareille occasion perdue, et qui ne se représenterait pas !… Quelle apparence qu’il pût rejoindre M. Jaeger et le retrouver ?… Restait-il à Peterwardein ?… N’allait-il pas aller à Neusatz ?… Quant à s’être trompé, non ! Ilia Krusch ne pouvait l’admettre… C’était bien son compagnon qu’il avait aperçu et dont il ne retrouvait plus trace !…

Dans cette conjoncture, il n’y avait plus qu’un parti à prendre, et Ilia Krusch le prit après avoir pendant une heure vainement parcouru le quartier. C’était de revenir vers le fleuve, et d’attendre dans la barge. Si ce n’était pas lui qui retrouvait M. Jaeger, eh bien, ce serait M. Jaeger qui le retrouverait, et le résultat serait le même, c’est-à-dire excellent !… Que M. Jaeger fût à Perterwardein ou à Neusatz, il chercherait assurément si la barge y avait relâché, et il fallait revenir sans perdre un instant.

C’est ce que fit Ilia Krusch. L’attention publique n’avait point été éveillée à son sujet. Il en fut à le regretter. Une démonstration n’eût pu échapper à M. Jaeger. Mais le (…), avec cette sûreté d’information qui caractérise les reporters, annonçait qu’Ilia Krusch avait déjà dépassé Belgrade, et personne ne songeait plus à lui.

Vainement, Ilia Krusch attendit dans la barge, vainement, dans l’après-midi, il se mit en recherches sur les quais de Peterwardein, puis sur les quais de Neusatz. Le soir arriva et M. Jaeger n’avait point reparu.

Encore une triste nuit pour Ilia Krusch ! Mais enfin il ne pouvait s’attarder plus longtemps. Il n’y avait pas loin de Neusatz à Belgrade, et M. Jaeger dans sa lettre ne disait-il pas qu’il rejoindrait son compagnon du côté de Belgrade… peut-être…

Il suit de là que, le lendemain, la barge se remit dans le courant du Danube, et M. Jaeger n’était point avec Ilia Krusch !

Tristes aussi les rives entre lesquelles le Danube, large et monotone, promenait ses eaux qui s’étendaient parfois jusqu’à la ligne périmétrique de l’horizon. À droite, des tumescences argileuses, d’étroits ravins qui venaient aboutir au fleuve. Parfois des falaises, et au-dessus des champs inclinés où s’étalent des vignobles et se dressent quelques arbres. Toujours grande animation à la surface du Danube, sillonnée par de longs chapelets de chalands que le vent ou le courant entraînent, et nombreuses embarcations que la barge évitait en se tenant près des rives.

Le soir de cette journée, 18 juin, Ilia Krusch, vers cinq heures du soir, jeta son amarre à l’embouchure de la Theiss, et sa ligne au fond d’une petite crique, dont les abords étaient assez poissonneux.

Cet important tributaire de gauche, avant de s’absorber dans le fleuve, arrose la petite bourgade de Titel, après un cours de neuf cents kilomètres, qui prend naissance dans les Karpates, traverse la Transylvanie et le royaume de Hongrie. Et Ilia Krusch n’aurait eu qu’à le remonter pendant une dizaine de lieues pour atteindre Racz.

On ne l’a point oublié, c’était la ville natale de l’ancien pilote. C’est là qu’il avait appris son métier à bord des bateaux qui fréquentaient cet affluent. C’est là qu’il s’était retiré depuis six ans, là que lui était venu le goût de la pêche. C’est de là qu’avaient été envoyés les renseignements demandés par le président de la Commission internationale, — renseignements qui permirent d’établir et l’identité d’Ilia Krusch et son honnêteté, et desquels résultait sa parfaite innocence.

Et, peut-être, Ilia Krusch eut-il en ce moment la pensée d’aller prendre quelques jours de repos dans sa maison, dans sa famille, de serrer la main à ses vieux amis, avant de continuer son voyage qu’il était bien résolu à mener jusqu’au bout.

« Non ! se dit-il. Et si M. Jaeger arrivait pendant mon absence, si à Semlin ou à Belgrade, il guettait le passage de la barge, tandis qu’elle serait en relâche à Racz ! Ne serait-il pas à craindre qu’il ne pût la retrouver ? »

C’était justement raisonner, et n’était-il pas déjà très fâcheux que les journaux, en annonçant à tort qu’Ilia Krusch avait dépassé Belgrade, n’eussent contribué à induire M. Jaeger en erreur ?

Aussi, Ilia Krusch renonça-t-il à l’idée de se rendre à Racz, quoique avec regret, et, le lendemain, après avoir vendu son poisson à Titel, il se remit en cours de navigation.

Lorsque, le lendemain soir, il s’arrêta un peu en amont de Semlin, dans l’après-midi, il voulut recommencer dans cette ville les recherches qu’il avait faites à Neusatz et à Peterwardein.

Semlin est bâtie au confluent que forme la Save sur la rive droite, et cette rivière la sépare de Belgrade. Comme elle se trouve à quelque distance du fleuve, Ilia Krusch dut confier sa barge à la garde d’un de ces pêcheurs dont les maisons de bois sont groupées sous l’abri de grands arbres, en lui donnant son nom… pour le cas où quelqu’un viendrait le demander.

« Ah ! monsieur Krusch, dit cet homme.

— Oui, mais pour vous seul… Vous me le promettez ?…

— Je vous le promets ! »

Et, quand Ilia Krusch fut parti le pêcheur n’eut rien de plus pressé que d’ébruiter l’arrivée du célèbre Ilia Krusch à Semlin.

Il en fut donc pour son incognito, et, tandis qu’il courait les rues, on le signala, et les Serbes qui forment en grande majorité la population de Semlin ne se montrèrent pas au-dessous des Autrichiens de Passau ou des Hongrois de Pest en l’honneur de cet hôte illustre. Depuis sa fondation au dix-huitième siècle sur l’emplacement d’un château qui appartenait au fameux Jean Hunyadi, le patriote défenseur de la Hongrie contre les armées ottomanes, peut-être Semlin ne s’était-elle pas lancée en des démonstrations si triomphales !

Mais, de M. Jaeger, point, et, assurément s’il eût été à Semlin, le bruit de tant d’ovations serait parvenu à ses oreilles, et il se fût empressé de rejoindre son compagnon.

Le lendemain, 19 juin, un peu avant midi, par un temps clair, Ilia Krusch voyait apparaître une cité disposée en amphithéâtre sur une colline, avec ses maisons à l’européenne, ses clochers auxquels le soleil mettait une aigrette de flamme, et les deux minarets d’une mosquée, qui ne jurait pas trop dans le voisinage des églises. Un peu sur la gauche, au milieu d’une corbeille d’arbres fruitiers d’où s’élançaient des cyprès de haute taille, il y avait apparence d’une seconde ville plus moderne, contrastant avec la vieille cité turque.

C’était Belgrade, l’alba Graeca, la Ville Blanche, autrefois le chef-lieu de l’ancienne principauté de Serbie, qui se composait de trois parties fort distinctes à cette époque : la Nouvelle Ville uniquement aux Serbes, le faubourg, indivis entre les Serbes et les Turcs ; la forteresse, résidence du pacha, sur laquelle flottait le pavillon ottoman.

À l’instant où, sa barque amarrée à un quai du faubourg qui est le quartier du commerce, Ilia Krusch allait débarquer, un homme lui frappait amicalement sur l’épaule.

C’était M. Jaeger.

« Et comment ça va-t-il, monsieur Krusch ? demanda-t-il.

— Pas mal… et vous ?… »

C’est tout ce qu’Ilia Krusch, aussi abasourdi que satisfait en revoyant son ancien compagnon, trouva à répondre !

Vue de Belgrade, prise de Semlin. — Dessin de Lancelot.
Vue de Nicopoli. — Dessin de Lancelot.


  1. Lancelot cite Alexandre Petoëfy, le « Béranger magyar » (NDLR).
  2. Par erreur J. V. écrit « les sources » (NDLR).
  3. Laissé en blanc.
  4. Un espace était prévu pour développer l’exposé.