Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXXI

A. Cadot (tome Vp. 28-31).

XXXI

LE REPENTIR.


Malgré le rôle si actif qu’il avait joué pendant la sanglante journée qui venait de s’écouler, Joaquin Dick passa la nuit entière ses yeux fixés sur la hutte qui renfermait sa fille bien-aimée, et sans pouvoir goûter une seule minute de sommeil. Ce qu’il souffrit, durant ces quelques heures, dut racheter auprès de Dieu les fautes et les erreurs de son passé, car sa douleur fut noble et chrétienne : il n’y avait plus dans son cœur ni colère ni révolte ; l’humilité y avait remplacé l’orgueil, et le repentir la colère.

Les premiers rayons du jour commençaient à peine à poindre à l’horizon lorsqu’il vit M. d’Ambron sortir de la cabane en feuillage où reposait Antonia ; le jeune homme avait l’air profondément abattu. Joaquin se leva d’un bond, et s’élançant à sa rencontre :

— Antonia serait-elle en danger ? lui demanda-t-il d’une voix cruellement agitée.

— Ah ! c’est vous, cher Joaquin ? J’allais vous chercher.

Le Batteur d’Estrade chancela.

— Antonia se meurt, n’est-ce pas ? dit-il.

— Non pas, grâce à Dieu, mais elle a passé une horrible nuit ! Depuis hier au soir jusqu’au matin, le délire ne l’a pas quittée. Elle vient seulement à présent de reprendre sa connaissance.

— Le délire !… Mais le leche de palo ne produit pas le délire, Luis !… Au contraire, c’est par une tranquille et presque léthargique somnolence qu’il conduit à la tombe ses victimes !… Il a dû se passer depuis hier un événement que vous me cachez, ou que vous ignorez vous-même !…

— Non, Joaquin, je n’ai pas quitté Antonia d’une seconde.

— Mais, au fait, pourquoi veniez-vous me chercher ?

— Parce que vous connaissez, à ce que disait hier Lennox, et les effets que produit le leche de palo et la façon dont on doit le combattre.

Joaquin parut hésiter.

— Ainsi c’est votre seule inspiration qui vous a conduit vers moi ? demanda-t-il. Antonia n’a pas songé à son humble et dévoué serviteur ?

— Vous êtes injuste, Joaquin ! Votre nom a erré vingt fois, pendant ces longues heures de fièvre, sur les lèvres de notre bien-aimée Antonia.

— Elle me maudissait ?

— Non, tout au contraire, elle invoquait votre amitié, et s’excusait auprès de vous d’avoir douté de votre affection !…

Le Batteur d’Estrade leva vers le ciel un œil brillant de la plus vive reconnaissance ; puis passant son bras sous celui du jeune homme :

— Allons, lui dit-il.

Et il l’entraîna précipitamment.

Lorsque les deux hommes arrivèrent auprès de la couche improvisée sur laquelle était étendue la jeune femme, elle les accueillit par un doux sourire empreint d’une céleste résignation.

Sa première parole fut pour son mari.

— Merci, Luis, dit-elle.

Puis, s’adressant tout aussitôt au Batteur d’Estrade.

— Joaquin, dit-elle, ton visage m’est apparu bien souvent cette nuit dans mes rêves… Je ne t’ai point témoigné hier ma reconnaissance comme je l’aurais dû… comme tu le méritais… car je sais maintenant que c’est toi qui as soigné et sauvé mon Luis bien-aimé de ses blessures. Joaquin, comment m’excuserais-je jamais auprès de toi de l’injurieuse et injuste méfiance que je t’ai montrée lorsque tu as si généreusement risqué ta vie pour venir m’arracher des mains de M. de Hallay ?… Ah ! si je n’avais pas été une insensée… si j’avais eu foi en ton amitié, rien de ce qui a eu lieu depuis ne serait arrivé. Joaquin, tu es si bon, et moi je suis si à plaindre, que, n’est-ce pas, tu me pardonnes ?

Les larmes empêchèrent l’infortuné père de répondre tout de suite : ce fut après un violent effort sur lui-même qu’il put enfin prendre la parole.

— Antonia, enfant chéri de mon adoption et de mon cœur, dit-il d’une voix dont l’exquise et pénétrante sensibilité était d’une irrésistible séduction, qu’il ne soit plus jamais question de ces jours de tortures qui ont manqué de briser ton existence !… Considère-les comme un rêve odieux que tu dois t’efforcer d’oublier. Ton passé date de l’heure où tu as vu pour la première fois ton noble et bien-aimé Luis, et s’arrête au moment où tu as manqué de le perdre à tout jamais… Ton présent, c’est hier… ton avenir, c’est un demi-siècle de félicité !

L’infortunée jeune femme hocha doucement la tête.

— Mon présent, dit-elle, c’est mon passé… mon avenir, c’est aujourd’hui, c’est la mort !

— Tu es folle. Antonia !… ce poison…

— Je te sais bon gré de tes généreux mensonges, Joaquin, interrompit-elle avec vivacité, mais ils sont inutiles !… Je sens que je n’ai plus beaucoup de temps à vivre !… Cependant, ajouta-t-elle précipitamment en remarquant un geste de désespoir que son mari n’avait pu retenir, cependant… il est possible que je me trompe ! Oui, en effet, je me trouve beaucoup mieux ce matin.

Un lourd et pénible silence suivit cette réponse d’Antonia. Joaquin Dick, s’adressant enfin au jeune homme :

— Monsieur, lui dit-il, j’ai une prière à vous adresser ! Veuillez me laisser seul un instant avec madame la comtesse d’Ambron !…

La douceur à la fois pleine de respect et d’autorité que mit le Batteur d’Estrade dans le ton de cette demande, rendait impossible un refus que, du reste, rien n’eût motivé.

— Soit ! répondit le jeune homme, n’êtes-vous pas son médecin ? Quand pourrai-je revenir ?…

— Tenez-vous tout près d’ici, Luis ! dès que j’aurai dit à Antonia ce qu’elle seule doit maintenant entendre, j’irai vous chercher !

— Chère enfant, reprit Joaquin lorsque le comte fut sorti, M. d’Ambron vient de me décorer du titre de votre médecin ; faites mieux encore… accordez-moi celui de votre père ! Je n’ignore pas, Antonia, que votre cœur n’a rien de caché pour votre mari, mais pourtant il pourrait se faire qu’une délicatesse exagérée, mal interprétée, ou manquant même d’opportunité, vous ait fait lui dissimuler soit un événement, soit une pensée, dont la connaissance l’aurait affligé. Une fille n’a pas de secret pour son père ! Voyons, ma chère Antonia, avoue-moi la vérité tout entière. Depuis hier soir, il s’est passé quelque chose qui a dû fortement t’impressionner ?

— Mon bon Joaquin, je te jure…

— Au lieu de jurer, Antonia, réfléchis plutôt… ne te presse pas… Je ne prétends nullement, comprends-moi bien, que le fait ou l’événement qui a produit un si triste résultat sur ta santé, soit bien important par lui-même… Ce n’est peut-être qu’un mot… qu’un regard… je te répète, qu’une pensée. Ce qu’il y a pour moi de certain, d’incontestable, c’est que le poison n’a pas été la cause de ton délire de cette nuit.

À mesure que Joaquin Dick parlait, l’adorable visage d’Antonia prenait une expression de recueillement de plus en plus marquée ; il était évident que la lumière se faisait dans l’esprit de la jeune femme.

— Oui, tu as raison, Joaquin, s’écria-t-elle, j’ai un secret à te confier !…

— Tu vois bien, Antonia ! dit le Batteur d’Estrade avec un accent de tendre reproche.

— Oh ! je t’assure, Joaquin, que j’étais sincère tout à l’heure en le jurant qu’aucun événement ne s’était produit depuis hier dans mon existence. Je ne le savais pas. C’est ton insistance qui, en me conduisant à interroger mon délire, a ouvert mes yeux à la vérité.

—Eh bien ! tu te tais, chère Antonia ? N’as-tu plus confiance en moi ?

— Oh ! oui, Joaquin ; mais j’ai peur que tu ne me comprennes pas.

— Pourquoi cette crainte, enfant ? Ce que tu as à me dire est donc bien extraordinaire ou bien dénué de bon sens ?

— Pour toi, Joaquin, oui ! Tu y verras une inexcusable faiblesse. Tu as toujours été, à ce qu’il paraît, si impitoyable pour ceux qui t’ont outragé ou insulté ! Tu n’as jamais pardonné à un ennemi, n’est-ce pas, Joaquin ?

Le Batteur d’Estrade resta un instant silencieux avant de répondre à cette question.

— Mon enfant bien-aimée, dit-il tristement et en baissant involontairement les yeux, je t’en conjure au nom de ton inépuisable et céleste bonté, ne reviens jamais sur mon passé ! Chaque interrogation que tu m’adresses sur ces temps de mon orgueil et de mes violences rouvre et ravive une blessure incurable et sans cesse saignante que j’ai au cœur !… Il y a bien des choses que je ne comprenais pas et que je raillais jadis, devant lesquelles je m’incline aujourd’hui humble et repentant !…

Eh bien ! Joaquin, j’ai trouvé la cause de mon délire ! Il Provient de l’impression violente que m’ont produites hier les paroles de Lennox, quand il a décrit l’effroyable vengeance qu’il compte tirer de M. de Hallay. La pensée de ces tortures sans nom, et que je ne conçois pas qu’un homme puisse inventer, a rempli ma nuit d’épouvante et d’horreur !… Je croyais entendre les cris de cet infortuné… Je voyais son corps mutilé… Son sang rejaillissait jusque sur moi, et sa voix rauque et brisée implorait ma pitié. Plusieurs fois, je me suis réveillée, mais alors, aux folles terreurs du cauchemar et de la fièvre, succédait aussitôt la pénible conscience de la réalité… car enfin, ce que Lennox a dit, il le fera… Je ne saurais en douter. M. de Hallay a été bien méchant pour moi, j’en conviens !… J’aurais compris que Luis le tuât quand il me retenait prisonnière, mais maintenant que me voici libre, pourquoi s’occupe-t-on davantage de cet homme ? Il doit être assez tourmenté par ses remords !… Et puis, cher Joaquin, je ne puis me faire à l’idée que chaque souffrance affligée à ce malheureux, le sera en mon nom ! En un mot, si mon nom était associé à une si cruelle et abominable torture, il me semblerait que je suis la complice de cette monstrueuse cruauté.

Antonia se tut un instant pour examiner quelle impression son aveu avait produite sur Joaquin. Le visage du Batteur d’Estrade exprimait un complet assentiment ; ainsi encouragée, la jeune femme continua :

— Oh ! ce n’est pas tout, mon bon Joaquin, dit-elle. Je n’ai pas achevé ma confession !…

Antonia était profondément émue ; on voyait qu’elle devait, pour poursuivre, faire appel à tout son courage.

— Joaquin, reprit-elle après une nouvelle pause, tu n’observais pas hier la contenance de M. d’Ambron, tandis que Lennox nous peignait et nous détaillait sa future vengeance, mais moi j’avais mes yeux fixés sur les siens, je ne le perdais pas de vue… Eh bien ! Joaquin, M. d’Ambron, mon noble, mon bon, mon généreux Luis, semblait approuver, les projets de Lennox ! Serait-il possible que Luis fût capable d’une telle action ? Oh ! cette idée, je le sens, me ferait bénir la mort ! Luis ressemblerait-il donc aux autres hommes ? aurait-il comme eux de mesquines et méchantes passions ? Ne serait-il pas tel qu’il m’est apparu tout d’abord ; tel que je le vois encore : un modèle de tout ce qu’il y a de bon et de beau sur la terre ? Mais voilà que de nouveau la fièvre trouble ma raison… Suspecter la noblesse sans égale du cœur de Luis, n’est-ce pas être en délire ?…

Joaquin Dick garda un long silence, son air était grave, triste et pensif ; il semblait indécis. Bientôt il releva sa tête qui s’inclinait sur sa poitrine, et regardant Antonia avec une indicible expression qui tenait tout à la fois de l’admiration la plus complète et de la tendresse la plus absolue :

— Chère et noble enfant, lui dit-il, tes appréhensions viennent d’une délicatesse poussée à l’extrême, et dont je ne saurais te faire un reproche, mais elles sont dénuées de tout fondement. Lennox, en prononçant le nom de ce misérable de Hallay, rappelait à ton mari de poignants souvenirs ; voilà ce qui le rendait taciturne et triste, mais j’engagerais ma parole que jamais il n’a songé ni à s’associer aux projets du vindicatif trappeur, ni même à les prendre au sérieux ! Il les considérait comme l’expression éphémère d’une indignation qui s’exhalait en menaces et ne devait pas se traduire en action.

— Oh ! merci ! merci ! Joaquin, s’écria la jeune femme avec une animation qui fit resplendir son adorable visage. Oui… oui… tu as cent fois, mille fois raison ! Mon Dieu, comment ai-je pu mettre un seul instant en doute la générosité de Luis ? C’est la fièvre, n’est-ce pas ? Autrement, je ne me pardonnerais jamais ce criminel soupçon. Merci encore ! Mais toi, Joaquin, qui connais le caractère de Lennox, tu sais que ses menaces étaient sérieuses.

— Oui, chère enfant, très-sérieuses, et il les exécutera.

Cette réponse effaça le faible incarnat qui colorait les joues d’Antonia.

— M’est-il pas un moyen de l’en empêcher, Joaquin ? s’écria-t-elle ; je te le répète, je ne saurais supporter la pensée que je serais pour quelque chose dans l’atroce supplice de cet homme ! Cette idée ne me laisserait plus goûter un seul instant de tranquillité ou de repos. Réfléchis, mon bon Joaquin ; tu sais que le calme est nécessaire à ma guérison, et je voudrais bien ne pas mourir ; la vie est si belle quand on aime ! Il me semble impossible que toi, qui as tant d’esprit, tu ne trouves pas un moyen pour empêcher Lennox d’accomplir son projet. Je serais si heureuse, si je n’avais plus à penser à ce de Hallay.

— Ton généreux désir sera exaucé, Antonia, dit froidement le Batteur d’Estrade. Lennox ne réussira pas dans son dessein.

— Tu en es sûr, Joaquin ?

— Je te le jure.

— Mais comment feras-tu pour arracher ce de Hallay à sa vengeance ! Il est si redoutable, Lennox !

— La conscience que l’on remplit un devoir sacré vous donne une force invincible, chère enfant.

— Comment cela ? Comptes-tu donc sauver toi-même ce de Hallay ?

— Certes, Antonia, quel autre moyen puis-je employer que de me rendre en personne auprès de lui ? Lui faire parvenir un message, un avertissement ? De quel secours cela lui serait-il ? D’aucun. Il sait déjà parfaitement bien le sort qui lui est réservé s’il tombe entre les mains de Lennox. Il ne s’agit donc nullement de le prévenir du danger qu’il court, mais bien de l’aider, de le soutenir, de le guider. Cette tâche est rude, difficile, j’en conviens ; je l’accomplirai par tendresse pour toi et parce que je ne veux pas que tu meures !

— Mais, Joaquin, s’il allait t’arriver un malheur, si tu devais être victime de ton dévouement à mon désir ?… Je ne me le pardonnerais jamais !… Et puis, tu parles de me rendre mon repos ; mais crois-tu donc que si je te savais exposé à un péril dont je serais l’unique cause, il me serait possible de goûter une seule minute de tranquillité ? Non… non… Joaquin… je ne veux pas que tu partes !…

— Tes supplications pour me retenir seraient maintenant inutiles et vaines, Antonia, répondit le Batteur d’Estrade d’une voix grave et qui avait quelque chose de solennel. Chère enfant, écoute bien ce que je vais te dire : si, contre mon attente, mon départ ne devait point être suivi de retour, ne te reproche pas de m’avoir poussé à ma perte ! Tu n’es en ce moment que l’instrument de la Providence ! Dieu s’est servi de toi pour me communiquer ses ordres et m’indiquer mon châtiment ! Être obligé de te quitter au moment où tu es en danger, toi, la seule personne que j’aime ici-bas… toi, ma fille chérie, mon enfant adorée, car tu me permets de t’appeler ainsi, n’est-ce pas, Antonia ? et m’éloigner de toi, pourquoi ? pour aller me dévouer au salut de l’homme que je déteste, que je hais le plus sur la terre, n’est-ce pas m’indiquer clairement que la vengeance, dont j’ai fait dans ma vie un si fréquent et déplorable usage, me rend indigne maintenant de goûter les ineffables et idéales jouissances d’une pure tendresse paternelle. Oui ! mais à côté du châtiment j’entrevois la récompense. Sauver au péril de mes jours l’homme dont j’ai eu le plus à me plaindre, l’auteur abhorré de tes malheurs, n’est-ce pas subir une expiation qui rachète mon passé ? Au revoir donc, Antonia ! N’essaye point de me retenir, ce serait inutile. Ne me plains pas, tu aurais tort. Ne vais-je pas conquérir, par une preuve d’éclatant repentir, le droit à ton estime ? Encore une fois, au revoir !

Le Batteur d’Estrade allait sortir, la jeune femme le rappela.

— Un mot, un seul mot encore, Joaquin, s’écria-t-elle avec une excessive vivacité, et je te laisserai libre d’agir ensuite selon les inspirations de ta conscience et de ton cœur.

— Que me veux-tu, chère enfant ?

Une délicieuse rougeur fit disparaître la pâleur du visage d’Antonia ; elle était en proie à une émotion à laquelle il eût été difficile d’attribuer un caractère précis et particulier, mais dont la force était on ne peut plus manifeste et visible.

— Eh bien ? reprit le Batteur d’Estrade.

Ce fut d’une voix attendrie jusqu’aux larmes, que la jeune femme répondit :

— Tu ne m’as pas encore parlé de ma mère !…

Joaquin Dick tressaillit et garda le silence.

— De ma mère, reprit Antonia, dont tu as entendu la voix, contemplé le visage… admiré, sans doute, la beauté et les vertus. Apprends-moi donc, Joaquin, où, quand et comment tu as rencontré la duchesse de *** ?

Le Batteur d’Estrade était en proie à une agitation extrême.

— Antonia, répondit-il lentement, je n’ai pas encore le droit de te parler de ta mère ! Son nom dans la bouche d’un misérable tel que moi serait une profanation. Laisse-moi d’abord racheter mon passé. Oh ! maintenant, l’action de la Providence devient évidente. Ne me retiens plus. J’ai hâte de commencer mon œuvre d’expiation. Ta mère, ô ma bien-aimée Antonia, et ne m’en demande pas davantage, était la plus noble, la plus parfaite, la plus sainte créature que Dieu ait jamais mise sur la terre ! Au revoir, au revoir, Antonia !…

— Oh ! merci, Joaquin ! murmura la jeune femme avec l’expression d’une ardente reconnaissance.

Le Batteur d’Estrade avait disparu.

Lennox fut la première personne que rencontra Joaquin en sortant d’auprès d’Antonia ; le vieux trappeur causait avec M. d’Ambron.

— Eh bien ? demanda vivement le jeune homme dès qu’il aperçut le Batteur d’Estrade.

— L’état de la comtesse d’Ambron n’est pas aussi inquiétant que je le pensais d’abord, lui répondit-il. J’ai bon espoir.

Le jeune homme ne continua pas la conversation ; il s’empressa de retourner auprès d’Antonia ; Joaquin et Lennox restèrent seuls en présence.

— Je m’étonne de te voir ici, Lennox.

— Pourquoi ?

— Parce que je m’imaginais que tu devais déjà être à la poursuite de ton ennemi de Hallay. Dois-je supposer que tu n’es plus aussi altéré de vengeance ?

Lennox remua ses lèvres ; pour lui c’était sourire.

— Ma présence ici est déjà un commencement de vengeance, dit-il.

— Je ne te comprends pas.

— La faim, l’isolement et l’incertitude ont dû remplir pour ce de Hallay sa nuit de terreurs et d’angoisses ! Pourquoi lui aurais-je évité ce tourment ?

— C’est juste ! Alors, c’est maintenant que tu vas te mettre en chasse ?

— Non, pas encore.

— Ah !

— Que ce de Hallay, ne se voyant pas inquiété, se croie libre et sauvé, c’est ce que je désire !… Son désespoir ne sera que plus grand quand je le ferai prisonnier !

— Tu as raison ! mais si, à force de tarder, tu allais finir par perdre sa piste ?

Les lèvres de Lennox s’agitèrent cette fois pendant quelques secondes ; c’était pour lui rire aux éclats.

— Lennox perdre la piste d’une face pâle égarée dans le désert ? dit-il. Oh ! Joaquin !

— Ma supposition n’est pas admissible, soit !… Seulement, si tu tardes encore deux jours, tu pourrais bien ne plus trouver qu’un cadavre.

— Comment ?

— Il sera mort de faim !

Lennox haussa imperceptiblement les épaules ; il trouvait en lui-même que le Batteur d’Estrade disait ce matin-là des choses bien inutiles.

— Rassure-toi, lui répondit-il ; avant que le soleil d’aujourd’hui ne disparaisse à l’horizon, notre ennemi sera attaché au poteau. Quelques heures me suffiront pour le rattraper et le ramener !

— Bonne chance ! Lennox.

Joaquin s’éloigna ; il avait appris à peu près tout ce qu’il désirait savoir ; insister davantage, c’eût été éveiller les soupçons du vieux trappeur.

Une demi-heure plus tard, le Batteur d’Estrade, monté sur Gabilan, arrivait aux bords du Jaquesila, à une lieue environ de l’endroit où étaient campés ses Peaux-Rouges. Après avoir regardé autour de lui avec une profonde attention, il poussa son cheval dans l’eau et ne tarda pas à aborder sur l’autre rive.