Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XXI

A. Cadot (Tome IIp. 44-47).

XXI

LA POLKA !


L’établissement connu à San-Francisco sous le nom déjà si usé et si suranné en Europe de « Polka » rend d’immenses services aux habitants de la capitale de la haute Californie. Il leur permet de satisfaire, sans se déranger, toutes leurs passions dominantes : l’intempérance, la cupidité et la violence. On y trouve d’effroyables approvisionneurs de wiskey et de brandy, des tables de jeux de hasard en permanence, et des duellistes à profusion.

La Polka sert également de Bourse au commerce, et tout le monde fait le commerce à San-Francisco. C’est au comptoir, le verre à la main, que s’opèrent la plupart des transactions. Les boissons frelatées s’harmonient parfaitement avec la bonne foi des contractants, on s’empoisonne réciproquement avant de se tromper de même.

Un plaisir des plus attrayants que l’on rencontre encore à la Polka, est celui de la musique. Le concert commence dès le matin et ne se termine qu’à la fermeture de l’établissement. Les Américains, c’est une justice à leur rendre, sont d’intrépides mélomanes. Il est vrai qu’ils confondent volontiers une mélodie de Rossini avec l’air de M. de Marlborough, et qu’ils n’attachent aucune importance à l’harmonie ni à la mesure ; mais cela ne les empêche pas de se pâmer d’aise, dès qu’ils entendent un bruit quelconque produit par n’importe quel instrument de musique. Si une fausse honte et un malheureux amour-propre ne les portaient pas à afficher des prétentions à la musique savante, et s’ils s’abandonnaient franchement à la naïve tendance de leur propre goût, ils s’affranchiraient bien vite de l’exploitation des grands artistes européens, et tout en conservant leurs dollars, ils augmenteraient leurs plaisirs : il leur suffirait d’armer leurs domestiques de chapeaux chinois et de cymbales, et de les faire s’escrimer contre les murailles.

Master Sharp, après avoir détruit sa pyramide, bu un énorme verre de porter et dégusté quelques gorgées de wiskey, s’était mis en route pour se rendre à la Polka. Il avait bien songé à interroger sa fille, mais miss Mary avait quitté la table avant lui, et master Sharp détestait monter des escaliers après ses repas. Il remit ses questions à plus tard, et dans la crainte d’oublier qu’il avait à parler à sa fille avant le départ de celle-ci, il fit un nœud à son mouchoir. Chez M. Sharp, le souci des affaires n’excluait point les élans du cœur ; il savait être à la fois honnête négociant et bon père.

Lorque le digne et excellent homme entra dans les vastes salons de la Polka, il y trouva une foule plus compacte et plus bruyante qu’à l’ordinaire.

By God ! murmura-t-il, je suppose qu’il a dû ou qu’il va se passer quelque chose d’extraordinaire ce soir !… Ah ! j’y suis… c’est aujourd’hui que le marquis de Hallay a lancé ses actions sur le marché. Cette entreprise met tout San-Francisco en révolution. Réellement je ne conçois pas que j’aie pu me décider à souscrire pour cinq cents actions. C’est miss Mary qui en est la cause ; elle m’a tant prié ; elle m’a fait de si beaux raisonnements, appuyés par tant de chiffres, que j’ai fini par me rendre à ses instances et à ses calculs. Je reconnais, après tout, que miss Mary possède un grand bon sens et un tact parfait des affaires ; et puis, si l’opération est mauvaise, je n’ai pas encore payé, je réfléchirai.

Master Sharp se promena pendant quelques instants autour des tables de jeu. Il regarda d’un air de pitié mêlée de bonhomie ses compatriotes qui s’attaquaient au pharaon, avec moins de bienveillance les Français qui se livraient au lansquenet, et d’un œil furieux les Espagnols et les Mexicains qui s’acharnaient au monte.

— Je ne puis supporter la vue de gens qui perdent sottement leur argent sans qu’il m’en revienne aucun profit, murmura-t-il. Il me semble qu’ils me volent. Le jeu est une stupidité et une duperie, à moins que l’on ne s’entende sous main avec le croupier qui taille les cartes, comme cela m’est arrivé souvent dans ma vie. Mais alors ce n’est plus jouer, c’est faire une affaire !

La mauvaise opinion que le digne master Sharp avait des fermiers des jeux de l’établissement de la Polka était-elle injuste ou motivée ? C’est ce que l’on ne saurait dire. Toujours est-il que croupiers et ponteurs s’observaient avec une égale et mutuelle défiance, et que les uns, comme les autres, étaient armés de revolvers et de poignards.

Ce soir-là, l’orchestre ordinaire de l’établissement s’étant mis en grève, on l’avait provisoirement remplacé par deux cloches et un tam-tam ; les consommateurs, loin de se plaindre de cette innovation, la trouvaient aussi ingénieuse qu’agréable, et demandaient son maintien pour l’avenir.

Tout à coup le bruit étourdissant des conversations, et quelles conversations ! fit place à un demi-silence : les croupiers cessèrent de tailler les cartes, les ponteurs de faire leurs mises, et tous les regards se dirigèrent vers la porte ; le marquis de Hallay, accompagné de quelques aventuriers français, venait de faire son entrée dans le grand salon.

Le jeune homme était un peu plus pâle que de coutume ; mais, en revanche, jamais son regard n’avait brillé d’un tel éclat ; jamais sa démarche n’avait été aussi assurée, son maintien aussi superbe. Il savait qu’il allait jouer son avenir, que du succès ou de la non-réussite de cette soirée dépendait la réalisation ou la ruine de ses plus chères espérances.

On comprenait, au retentissement sec de son pas nerveux sur le plancher du salon, qu’il arrivait avec l’intention bien arrêtée, non de solliciter des suffrages, mais d’imposer sa volonté, et qu’il était prêt, soit à relever le gant, si on osait le lui jeter, soit à subir victorieusement toutes les épreuves qu’on croirait devoir lui proposer.

La façon dont on l’accueillit fut tout en sa faveur. Les Américains estiment prodigieusement l’impudence, lorsqu’elle s’appuie sur un courage hors ligne et une force musculaire remarquable. Chacun lui offrit la main et l’invita à venir au bar prendre des rafraîchissements, c’est-à-dire de l’alcool à trente-six degrés.

Le marquis serra toutes les mains, accepta et rendit tous les toasts ; et se mit sans plus tarder à parler de sa fameuse expédition en Sonora.

Master Sharp suivait le jeune homme d’un regard attentif et observateur.

— Je calcule, se disait-il, que M. de Hallay supporte bravement la boisson ; c’est là le signe d’un cerveau solidement constitué ; oui, mais il y a cent personnes ici qui sont également capables d’absorber une semblable quantité de brandy, sans en être non plus incommodées. Or, sur ces cent personnes, il n’en est pas une seule à laquelle je voudrais confier mes fonds, et que je choisirais pour être le chef d’une aussi scabreuse et délicate entreprise. Je présume que miss Mary a manqué cette fois-ci de prudence… Souscrire cinq cents actions… à dix dollars l’action… soit cinq mille dollars, c’est trop… beaucoup trop !… Et pourtant, que répondre au marquis, quand il me sommera de remplir mes engagements ? Il paraît qu’il est très-violent, ce M. de Hallay ! By God ! moi aussi je suis violent… Oui, mais il est plus fort que moi, et puis il tire le rifle dans la perfection !… Je suppose que, s’il était faible et maladroit de son corps, je romprais toute relation avec lui, et lui défendrais la porte de ma maison… Tout ceci est très-grave.

Master Sharp en était au plus fort de ses réflexions, quand un bonsoir, qu’on lui adressa, attira son attention.

— Tiens, c’est vous, my dear Jenkins ! dit-il du ton le plus aimable ; je présume que vous vous portez bien ?… Voilà bien longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir ! Comment vont les affaires aux placers ? Êtes-vous content de votre saison ?

— La saison a été déplorable… Je reviens sans un penny !…

La figure du digne master Sharp, qu’épanouissait un sourire, prit une expression rogue et hautaine.

— En vérité ! dit-il froidement, et il tourna le dos à son dear Jenkins.

Le chercheur d’or Jenkins était un Américain pur sang, aussi ne songea-t-il ni à s’étonner ni à se formaliser du brusque changement que son aveu avait opéré dans les manières de son interlocuteur ; il savait qu’à la place de M. Sharp il aurait agi de même.

Sa surprise ne fut donc pas médiocre, lorsqu’il vit master Sharp retourner sur ses pas et s’avancer vers lui, le sourire aux lèvres :

— Je calcule, dear Jenkins, dit le négociant, que la saison prochaine pourra vous dédommager de ce que celle-ci vous a fait perdre ?… Vous offrirai-je un verre de gin, de wiskey ou de brandy ?

— Ces trois boissons me sont également agréables.

— Eh bien, nous les prendrons toutes les trois.

— Je présume, dearest Jenkins, continua le bon master Sharp, une fois qu’ils furent rendus au bar, que vous n’êtes pas sans avoir déjà entendu parler de la belle expédition que projette le marquis de Hallay ?

— En Sonora ? Je calcule que oui…

— Savez-vous bien une chose, ami Jenkins, c’est que si vous aviez pris la priorité sur M. de Hallay, il vous aurait été cent fois plus facile qu’à lui de réussir… car enfin nous préférerons toujours, nous autres Américains, confier nos fonds à un compatriote qu’à un étranger… Et puis, en vérité, vos antécédents vous auraient considérablement servi… Vous avez l’habitude des voyages, vous êtes aventureux, hardi, robuste comme un hercule, merveilleux tireur comme tous les braves Kentuckiens… les actions de votre société auraient fait prime tout de suite… Quel malheur, vraiment, que l’idée de cette expédition ne se soit pas présentée à votre esprit ! Oui, j’ose le répéter, quel malheur !

Master Sharp ne débita pas ce long dialogue tout d’une haleine ; un verre de liqueur servait de point à chacune de ses phrases ; Jenkins, qui n’avait qu’à écouter, en buvait deux.

Master Sharp mit enfin un temps d’arrêt à ses doubles fonctions d’orateur et de dégustateur, et, changeant de ton :

— Mais non… non… reprit-il comme se parlant à lui-même, il vaut mieux qu’il en soit ainsi… il est si redoutable, ce M. de Hallay !… Pauvre Jenkins !… je calcule qu’il n’aurait pas pesé une once…

Le bon négociant, en murmurant ces paroles confuses, avait des larmes dans les yeux, et, à sa physionomie lugubre, on aurait dit un père pleurant la mort de son enfant.

Le chercheur d’or Jenkins le regardait avec un étonnement mêlé de colère.

— Que diable marmottez-vous là, master Sharp ! s’écria-t-il, expliquez-vous clairement. Savez-vous bien qu’avec vos réticences, vous avez l’air de prétendre que si l’envie en prenait au Français, il ne ferait de moi qu’une seule bouchée !… Je suppose que telle n’est cependant pas votre opinion ?…

M. Sharp se contenta de pousser un profond soupir.

— Mais parlez donc, master Sharp ! reprit le chercheur d’or avec violence, apprenez-moi quelles sont vos pensées.

— Je pense, ami Jenkins, que si le marquis consentait à se retirer de cette affaire, nous vous acclamerions avec bien du plaisir à sa place… Et puis, je pense encore… Mais non… cette vérité vous chagrinerait… je préfère me taire.

— Par l’enfer ! vous commencez à m’agacer les nerfs, master Sharp ! Quelle est cette vérité qui me serait si pénible à entendre ? Dites… j’écoute ! Que la foudre m’écrase si, votre silence continuant, je ne vous en demande pas satisfaction !

— Oh ! avec moi, Jenkins, je sais que vous n’auriez pas peur… mais, si c’était…

— Qui ? mille furies…

— Bon ! voici, Jenkins, que vous vous fâchez, c’est mal… By God ! si nous n’avions pas déjà fait souvent ensemble des affaires au comptant, si vous m’étiez indifférent, j’aurais déjà depuis longtemps répondu à votre question.

— Que l’enfer m’engloutisse si…

— Jenkins, vous me poussez à bout !… Tant pis, c’est vous qui l’aurez voulu ! Je pensais donc que si M. de Hallay se doutait de notre conversation, s’il savait quel dangereux compétiteur il pourrait trouver en vous, il ne vous resterait plus qu’à quitter au plus vite San-Francisco…

— Moi ! quitter San-Francisco, et pourquoi ?

— Mais pour fuir la colère du marquis.

Jenkins donna sur le comptoir un coup de poing à étourdir un bœuf.


Je suppose, master Sharp, que vous ignorez que j’ai déjà tué quatre hommes ?

— Je suppose, master Sharp, dit-il, que vous ignorez que j’ai déjà tué quatre hommes.

— Je l’ignorais, en vérité, Jenkins… Mais cela ne prouve rien. Tel chasseur qui a abattu mille chevreuils se sauve devant un ours gris… Je ne présume pas que vous ayez la prétention de tenir tête au marquis…

— Vous supposez mal, Sharp.

— Quoi ! vous oseriez…

— Vous allez voir !

Master Sharp prit le chercheur d’or à bras-le-corps.

— Jenkins, mon cher Jenkins, s’écria-t-il, je vous en conjure, modérez vos transports, calmez-vous. Je calcule que je ne me consolerais jamais s’il vous arrivait un malheur. Car enfin ce serait, quoique indirectement, et bien involontairement, certes, de ma faute. Aussi, comment aurais-je jamais pu présumer que vous vous révolteriez contre la supériorité incontestable du marquis… que vous oseriez vous comparer à lui ?… J’avoue, en effet, que si vous aviez l’avantage sur M. de Hallay, votre fortune serait assurée… mais c’est là un rêve insensé… une chose impossible !… Allons, vous voilà plus tranquille… Vous vous rendez à l’évidence… vous écoutez la voix de la raison… Jenkins ! je porte un toast a votre prudence…

— Un, deux, vingt, cent toasts, autant que vous voudrez… Mais ensuite…

— Eh bien, ensuite ?

— Vous verrez.

Les deux Américains se saluèrent de leurs verres pleins de gin ; puis, du gin ils passèrent au brandy, du brandy au wiskey, et du wiskey ils revinrent au gin. Entre chaque toast, le chercheur d’or jetait un regard menaçant sur le marquis ; master Sharp, dans un état de parfaite béatitude, levait les yeux au ciel ; il était si content, le digne homme, d’être parvenu à calmer le fougueux Jenkins !

Le dernier toast porté, les deux Américains se séparèrent.

By God ! murmura master Sharp, ce Jenkins est un drôle de la pire espèce, et un solide gaillard,.. Je présume qu’avant peu je saurai à quoi m’en tenir sur la valeur de mes actions… si toutefois l’émission de ces actions doit être suivie de leur versement… D’aucune façon je ne puis faire une mauvaise affaire ! De deux choses l’une : ou bien il aura une hausse ce soir, ou bien il ne sera plus question demain de l’expédition en Sonora…

Le négociant, tout en se livrant à ces agréables pensées, qu’il venait de résumer en un dilemme si rassurant, ne perdait point de vue son très-cher Jenkins. Il le vit, après s’être fait brutalement, à coups de coudes, une trouée à travers la foule, aller se camper devant le marquis.

— C’est vous qui êtes M. de Hallay ?… dit Jenkins d’un ton impérieux.

Le jeune homme comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une querelle, et que de la façon dont il en sortirait dépendait le succès ou la chute de son entreprise. Il croisa les bras, et regardant fixement le chercheur d’or :

— Oui, c’est moi qui suis M. de Hallay, répondit-il froidement, que désirez-vous ?

— Vous adresser une question.

— Parlez, monsieur ! dit le marquis avec une extrême politesse.

— Savez-vous ce que c’est qu’un Know-Nothing ?

— Ces deux mots l’indiquent d’eux-mêmes : un homme qui ne sait rien !…

— Vous vous trompez ! les Know-Nothing sont les vrais Américains qui se croient assez forts et assez instruits pour pouvoir se passer du concours intéressé des étrangers ; les Know-Nothing sont de bons citoyens, qui entendent préserver notre beau pays de l’envahissement des vagabonds et des aventuriers, que l’Europe ne veut plus ni garder ni nourrir, et qui viennent chercher chez nous ce qui leur manque chez eux, la considération et la fortune.

— Soit, monsieur ; ensuite ? demanda M. de Hallay avec la même politesse.

— Ensuite ? dites-vous. Eh bien, je présume que les justes exigences des Know-Nothing ne doivent pas seulement s’appliquer à la politique, mais aussi à l’industrie !… Je suppose qu’il y a parmi nous assez de gens capables, pour que nous repoussions avec indignation et mépris les aventuriers étrangers qui affichent la ridicule prétention de se mettre à la tête de nos entreprises.

— Pardon, monsieur, vous ignorez sans doute une chose, c’est que ce long et beau discours que vous voulez bien prendre la peine de me réciter, sans que je vous aie en rien sollicité, est une allusion directe à ma position ! Je suis étranger et j’organise en ce moment une expédition dont je serai le chef. Je suis persuadé que cette circonstance ne vous était pas connue, sans cela vous ne vous seriez pas exprimé avec aussi peu de ménagements que vous l’avez fait.

— Je calcule que vous êtes dans l’erreur, monsieur. Je vous connais parfaitement.

— Mais alors, c’est une injure personnelle que vous m’adressez ?

Jenkins mit la main dans la poche de son habit noir (les Américains de toutes les conditions portent presque toujours des habits noirs), et reculant vivement de plusieurs pas :

— Oui, c’est une injure ! s’écria-t-il d’un ton provocateur.

— Eh bien, franchement, je crois que vous avez tort, répondit le jeune homme avec le même sang-froid et la même tranquille politesse qu’il avait déployés depuis le commencement de cet entretien.

Un murmure spontané et désapprobateur s’éleva de tous les côtés ; les habitués de la Polka n’en pouvaient croire leurs oreilles ; eux qui avaient si longtemps tremblé devant M. de Hallay, s’étaient-ils donc si grossièrement mépris sur son compte ? Le lion n’était-il qu’un agneau ? En une seconde les actions, qui étaient déjà faiblement tenues, fléchirent de trente pour cent.

Quant aux Français témoins de cette scène bizarre, ils en attendaient le dénoûment avec plus d’impatience que d’inquiétude ; ils comptaient sur une éclatante revanche. Bientôt les murmures firent place à un grand silence, M. de Hallay reprenait la parole.

— Messieurs, dit-il froidement, la difficile modération dont je viens de faire preuve avait un but : c’était d’ôter tout prétexte à ce pauvre Know-Nothing de se servir de son revolver… car dans son état d’exaltation, il est aussi incontestable qu’il aurait blessé quelqu’un d’entre vous, qu’il est certain qu’il m’aurait manqué. Je prie les gentlemen qui se trouvent près de moi, et surtout derrière moi, de vouloir bien s’écarter un peu…

M. de Hallay n’avait pas achevé sa phrase, que le vide s’était formé autour de lui.

— Maintenant, poursuivit-il, ses bras toujours croisés sur sa poitrine, et en s’adressant à Jenkins, il vous est permis, monsieur, de tirer tout à votre aise !… Seulement, je dois vous prévenir que comme je ne puis, sans m’exposer au ridicule, vous servir sempiternellement de poupée, si vos deux premières balles restent sans effet, je me verrai dans la nécessité de vous assommer d’un coup de poing ! Ne vous pressez pas, et visez du mieux qu’il vous sera possible, car, je vous le répète, si vous me laissez vivant, vous êtes mort !…

Le chercheur d’or hésita. Le froid et tenace regard, la contenance impassible, le souverain dédain du marquis lui en imposaient.

Les actions remontèrent de dix pour cent.

— Monsieur, dit enfin Jenkins, vous vous méprenez sur mes intentions ; je ne veux point vous assassiner.

— Ce scrupule est déplacé… vous avez mon consentement… tirez !…

Les actions regagnèrent cinq pour cent ; elles n’étaient plus qu’à quinze au-dessous du pair. Le bon Sharp jugea que le moment n’était pas encore propice pour se défaire des siennes, et il attendit…

— Oh ! murmura-t-il, que je voudrais que Wiseman fût ici ! comme il s’amuserait !

Ce Sharp était réellement un excellent cœur !

La réponse du chercheur d’or avait causé un certain désappointement aux habitués de la Polka ; un instant, ils craignirent que cet incident, qui s’annonçait si bien et qui promettait une si belle représentation dramatique, ne restât sans dénoûment. Le marquis de Hallay les rassura bientôt.

— Monsieur, dit-il à son adversaire, vous devez comprendre que si j’ai été si patient et si courtois envers vous, c’est que je suis assuré de vous tuer. On doit tolérer beaucoup de choses d’un homme qui n’a plus que quelques minutes à vivre. Notre discussion ne saurait en rester au point où elle en est ; il faut forcément qu’elle aboutisse… Vous préférez un duel régulier au mode d’attaque que j’avais cru devoir vous accorder ; soit… j’y consens, mais à une condition… c’est que ce duel aura lieu ici et sur l’heure… Je ne vous connais pas, moi. Rien ne m’assure que je vous retrouverai demain…

— J’accepte, monsieur ! répondit le chercheur d’or.

— Hourra pour Jenkins ! hurlèrent la plupart des spectateurs américains.

— Hourra pour M. de Hallay, crièrent les étrangers.

Les actions restèrent stationnaires.

— J’ai bien envie d’envoyer un garçon de l’établissement chercher mon ami Wiseman, murmura master Sharp. Je calcule que Wiseman pourrait se refuser à payer la course : je n’enverrai pas.