Le Baron de Saint-Castin, chef abénaquis/07

Éditions de l'Action canadienne-française (p. 132-149).


CHAPITRE VII


LES FRANÇAIS ET SAINT-CASTIN


— I —


Commerce avec les Anglais. — Si les sauvages n’avaient pas subi de grandes pertes, leurs maigres approvisionnements étaient épuisés et leurs champs de maïs, ravagés. D’un autre côté, la France ne manifestait pas l’intention de reprendre l’envoi des secours, toujours insuffisants et irréguliers, qu’elle leur avait fournis à partir de 1693. Ces secours n’étaient pas des « présents », comme le roi les appelait avec complaisance, mais des munitions et des vivres essentiels à des alliés qui, soutenant pour ainsi dire seuls la guerre commune, ne pouvaient chercher leur propre subsistance. Dans son mémoire de 1698, Villebon proposait au ministre de cesser les présents en temps de paix : le bon apôtre savait être agréable aux bureaux de Versailles, toujours hostiles aux dépenses coloniales. Tout au plus demandait-il, à l’intention des chefs, « douze chapeaux garnis de plumes de toutes couleurs, douze chemises à dentelles et des fusils de traite » 1.

Les largesses de la France allèrent sans cesse diminuant. Gouttins écrivait au ministre, le 20 octobre 1701 : « Les présents aux sauvages de Pentagoët ne sont pas sy considérables à beaucoup près que ceux de l’année dernière. » Brouillan constatait encore, en 1703 : « Les présents diminuent tous les ans. » Gouttins lui-même comprenait mal les services rendus par les Pentagoëts. Il écrivait au ministre, le 29 septembre 1702 : « Les sauvages de Pentagoët et de Quinibiqui sont allés au Canada demander des présents. » Ils en ont eu plus que « le reste des Micmacs qui contiennent trois fois autant de pays », à cause du voisinage des Anglais.

D’autre part, les Français n’aimaient pas à commercer dans ce coin, d’autant que le roi le leur avait interdit 2. Mais, Frontenac, plus au courant de la situation, leur conseillait au contraire d’y aller afin d’aider les sauvages.

Les Abénaquis n’avaient d’autre ressource que de reprendre leur commerce avec les Anglais. Par conséquent, Saint-Castin rentrait en relations commerciales avec ses ennemis d’hier, puisque, depuis 1674, il se chargeait des affaires de la tribu. Il y était tenu davantage depuis la mort de Madokawando, ses responsabilités devenant plus grandes.

Les échanges reprenaient même avant la signature du traité de paix. En effet, le 4 octobre 1698, Villebon écrivait : « Les Anglais feront toujours la traite en Acadie et surtout à Pentagoët où les Français qui y sont prennent des rendez-vous. Le nommé Caldin ayant été à Pentagoët environ le 15 août dernier où il a traité beaucoup de pelleteries, et donné des marchandises au gendre du sieur de Saint-Castin 3 et aux trois Français qui sont à Pentagoët ». Il proposait d’établir ces gens à Pessemonedi 4, sans insister, puisque, le 9 décembre, il parlait de rétablir le fort de Pentagoët, entreprise facile et avantageuse à cause de la présence de Saint-Castin. On y pourrait élever une forteresse importante 5. Le projet était intéressant, les Anglais menaçant de réoccuper Pemquid et les deux rives de la Kennébec 6.

Le missionnaire de Pentagoët, à la demande de Villebon, priait ses collègues des cantons avoisinants d’abandonner tout commerce avec les Anglais, mais en vain. Les Anglais y venaient quand même 7. Les prêtres, ajoutait le gouverneur de l’Acadie, continuaient à commercer et « celui qui est à Pentagoët le fait plus ouvertement que ceux qui l’ont précédé ».

Le 7 avril 1691, le ministre demandait à l’évêque de Québec de rappeler l’abbé Petit de l’Acadie : il se mêlait de ce qui ne le regardait pas, prétendant que les habitants ne pouvaient se passer des Anglais. Dans un mémoire du 22 octobre 1699, le gouverneur de l’Acadie notait que Pentagoët servait uniquement à la traite et qu’on ne s’y livrait pas à la culture du sol, oubliant que les guerriers de ces parages, toujours sur le sentier de la guerre, n’auraient pu cultiver des terres sans cesse parcourues par l’ennemi. De son côté M. de Bonaventure, envoyé dans la région pour examiner les forêts dont on voulait tirer des mâts de navires, reçut un accueil si froid qu’il récrimina violemment :

« Les habitants de Pentagoët, écrivait-il, ne voulurent point donner leurs pelleteries par la facilité qu’ils ont d’en traitter avec les Anglais, comme ils ont fait depuis, y estant arrivé un vaisseau que le sieur de St-Castin ny les habitans n’ont pas voulu mener dans la rivière St-Georges, ny montrer les beaux bois, disant qu’ils ne les connaissaient point, pas mesme dans Pentagoët où il y a de très belles chesnières, se regardant comme les propriétaires de Pentagoët » 8.
M. de Villieu écrivait aussi au ministre, le 20 octobre 1700 : « Les particuliers ne font pas attention à la défense de commercer avec les Anglais, particulièrement le sieur de Saint-Castin qui demeure parmi les sauvages à Pentagoët et dont le bastiment est actuellement à Boston où il a porté pour environ mille escus de pelleteries qu’il doit convertir en marchandises propres pour les sauvages, à qui il fait entendre que celles de France ne sont pas d’une meilleure qualité et que la compagnie et les Français les leur survendent. Cette fausseté ne laisse pas de produire un très mauvais effet dans leur esprit et si Votre Grandeur ny donne ordre en le faisant passer en France, il est à craindre que cela n’ait quelque suite par le crédit qu’il s’est acquis sur ces pauvres misérables qui dès cette année ont refusé les présens que le Roy leur envoyatt sur ce qu’ils n’étaient pas assez considérables ; le missionnaire et luy agissent de concert en toutes choses » 9.

Dans la même lettre, Villieu demandait la succession de Villebon, d’où l’on doit conclure que son excès de zèle s’inspirait de mobiles bien intéressés. Le même Villieu montrait davantage l’oreille dans une lettre du 12 octobre 1701 au ministre. On l’avait indignement calomnié auprès de la Cour, prétendait-il, en racontant que les sauvages avaient refusé, près de Pentagoët, de traiter de l’eau-de-vie avec lui. Jamais, affirmait-il, il ne s’était livré au commerce. Il demandait une enquête à Brouillan (successeur de Villebon), mais le gouverneur se moquait (persuadé sans doute que les calomniateurs avaient raison). Villieu était coutumier de ces tactiques. Le ministre n’écrivait-il pas à Champigny, le 16 avril 1695 : le sieur de Villieu ne paraît se plaindre de M. de Villebon que pour faire diversion aux accusations contre lui, affaiblir son lien de dépendance et faire plus librement un commerce illicite en alliance avec son lieutenant et les trois frères D’Amours ? À Villieu même, il faisait connaître, le 24 mars 1696, l’intention du roi que cet officier retourne au Canada, après l’expédition de Pemquid, attendu qu’il n’a pas su se ménager l’amitié de M. de Villebon et qu’il a fait du commerce ; n’était ses services il serait cassé. Ainsi, comme autrefois avec Perrot, Saint-Castin souffrait des accusations d’un rival dans le commerce des pelleteries.

Vers le même temps, Tibierge écrivait dans son journal : « Alain et ceux qui sont venus avec lui assurent avoir veu à Pentagoët un bastiment anglais qui y a fait la traite, et que le Sieur de Saint-Castin en avait pris beaucoup de marchandises ».

Si le baron accusait les Français de survendre leurs marchandises, il était d’accord avec les intendants et les gouverneurs de la Nouvelle-France. Le prix du castor, fixé en France, était moins élevé au Canada qu’en Nouvelle-Angleterre. et, en conséquence, les marchandises se vendaient plus cher dans les colonies françaises, exposaient-ils au ministre, puisque la pelleterie était le seul moyen d’échange 10.

La fureur, au moins simulée, de Villieu atteignait bientôt son comble, quand les Abénaquis enterraient la hache de guerre sous une pyramide de maçonnerie.

Ces faits n’avaient pas la signification sinistre que leur attribuaient les Français.


— II —


L’état économique de l’Acadie. — Les discussions avaient leur source dans les prétentions de la France qui, la paix conclue, entendait empêcher par tous les moyens les échanges avec les Anglais comme durant les hostilités. Cette fois, elle voulait étendre l’interdiction aux Abénaquis.

Elle obéissait à un motif égoïste, où l’intérêt de la colonie n’avait aucune part. La France désirait exporter ses marchandises et accaparer le marché de la pelleterie en Europe. Ne se plaignait-elle pas de la concurrence des Anglais en Hollande et en Moscovie ? Sa politique commerciale, inspirée par les négociants de Paris, ne manquait pas de machiavélisme, puisque, dans le même temps ou à peu près, elle cherchait à restreindre les courses dans les bois, surtout en Louisiane, en vue de faire la rareté des fourrures et empêcher l’avilissement des prix.

Diéreville écrivait avec raison (p. 52) : « Dans un si grand pays, où le commerce devrait être ouvert à tous, pour l’établir, pas un habitant n’ose négocier ; s’il entreprend quelque chose, même avec ceux du pays d’une habitation à l’autre ; on le trouble par un beau prétexte, mais spécieux, et qu’un vil intérêt suggère toujours ; on lui prend ses bâtiments, et on rend ainsi des lieux qui pourraient devenir fertiles, toujours déserts.
(…) Nous n’entendons rien au commerce, bon Français que je suis faut-il que je l’avoue ici, et qu’en dépit de moi, je donne des louanges aux autres nations ! Nous savons mieux qu’elles prendre des villes, toute l’Europe en est témoin, mais nous ne savons pas si bien établir des pays.

Nous n’avons en cela jamais fait de jaloux.
        Ce n’est point là notre génie.
        En matière de colonie.
Les autres l’emportent sur nous ».


De son côté, La Hontan notait avec grand bon sens : « Si les Français leur donnaient (aux sauvages) à meilleur marché les nécessitez de la vie, les armes et la munition, etc., ils n’iraient pas souvent aux colonies anglaises ».
Dans son mémoire de 1702 contre Brouillan, M. de la Touche écrit : « Les habitants seraient plus nombreux si on les avait laissé prendre ailleurs ce dont ils ont besoin. Le dessein de leur fournir et de les maintenir est quelque chose de beau, mais comme il n’a encore jamais été mis en usage à leur égard, il n’a servi que d’un rideau funeste pour empêcher la Cour de voir et de guérir l’état languissant de cette chétive colonie, pourtant belle ». On empêche tout commerce des habitants, ajoute-t-il, et on leur vend à des prix exorbitants… « De tous temps l’avidité des commandants de La Cadie a porté préjudice aux habitants de la colonie ».


Les relations commerciales entre la Nouvelle-Angleterre et l’Acadie, comme la rivalité des Français et des Anglais dans ce coin, remontaient loin. Elles avaient trait d’abord à la pêche.

La molue constituait la richesse principale de l’Acadie « Cette pêche est un Pérou », écrivait l’intendant de Meulles en 1683. Aussi la France voulut-elle se l’assurer. Dès 1682, se fondait une « Compagnie de la pêche sédentaire sur les côtes de l’Acadie », sous la présidence du marquis de Chevry et la direction effective d’un huguenot de La Rochelle, Bergier des Hermeaux.

Cette compagnie entrait en opposition avec les Bostonnais qui, malgré les interdictions, avaient toujours pêché sur ces côtes. En 1676, Edward Randolph écrivait : « Les Bostonnais font avec les Français et les Indiens un commerce clandestin et continuent ouvertement la pêche sur les côtes de l’Acadie en dépit des interdictions du gouverneur français ». Grandfontaine avait conclu avec Temple un traité aux termes duquel aucun Anglais ne se livrerait à la traite ni à la pêche en Acadie sans un congé du gouverneur de cette colonie. La Vallière imposait aux Bostonnais un droit de pêche de 5 livres par barque. Bergier et Le Borgne saisissaient leurs embarcations. Mais les sanctions n’étaient pas appliquées avec assez de sévérité et les pêcheurs anglais écartaient peu à peu les Français. « Les Anglais de Boston ruinent la pêche sur les côtes de l’Acadie », constatait Frontenac le 2 novembre 1681. De Meulles notait en 1686 : « Plus de 800 bâtiments anglais viennent impunément pêcher sur les côtes de l’Acadie. Salem, à 5 lieues de Boston, est leur grand centre de sécheries ». D’après un auteur anglais, ils prenaient sur les côtes acadiennes de 80 000 à 100 000 quintaux de poisson qu’ils vendaient au Portugal, dans la Méditerranée, aux Antilles, prenant sans vergogne l’argent de ces chiens de papistes. Seule, la guerre pouvait arrêter un commerce si profitable. On la leur fit au moyen des corsaires.

Nelson se plaignait amèrement : « Comme sir William Temple prélevait un droit de cinq livres par bateau de pêche, les Français s’autorisent à en faire autant et même à saisir les bateaux qui pêchent sans autorisation », écrivait-il aux lords du commerce en 1697, sans expliquer pourquoi les Français n’auraient pu faire, chez eux, ce que Temple accomplissait en pays conquis.

Le gouverneur de la Nouvelle-France protestait, en 1698, auprès de son collègue Stoughton du Massachusetts, lui annonçant que ses navires seraient de bonne prise. Un mémoire de 1790 nous apprend que, « avec leur sans-gêne habituel, ces Anglais se considèrent en cette terre française comme chez eux : ils viennent sécher et saler à terre ». Le ministre autorisa Villebon à prélever un droit de 50 livres par bateau, mais, à cause de la tolérance antérieure, le Conseil de Boston réclamait les droits dont jouissaient les Français sur les pêcheries. En 1700, lord Bellomont s’écriait : « Je souffre à l’idée que la Nouvelle-Écosse est aux mains des Français, et c’est bien plutôt à cause de ses pêcheries qu’à cause de son sol même ».


Les Anglais faisaient le commerce ouvertement en Acadie, depuis l’occupation de 1654. Talon réclamait en 1671, en vue d’y mettre fin, l’envoi de France ou de Québec des objets nécessaires et l’échange avec les Antilles du poisson, du bois et du blé contre les mélasses. Mais la France n’organisa jamais ces échanges.

Le 28 novembre 1700, Bellomont écrivait aux lords du commerce : « Boston fait le commerce de façon ininterrompue avec Québec. Port-Royal, Saint-Jean et Penobscot où demeure M. de Saint-Castin » (Broadhead, IV, 792).

Menneval, dans son mémoire de 1686 :

« Les Anglais de Boston continuent à se regarder comme maîtres de toutes les côtes de l’Acadie où ils font tout le commerce ».

De Meulles constate de son côté :

« J’ai vu aux Mines, à la rivière Saint-Jean et au Port-Royal des Anglais qui y trafiquent et qui emportent, et, si cela continue, emporteront toujours le bénéfice du pays. Il y en a encore sur toute la coste de l’Acadie, principalement où il y a des habitants français. Les Anglais ont fait bâtir au Port Royal de grands magasins où ils tiennent boutique. Ils y entretiennent la misère et la gueuserie parmi les peuples, parce qu’ils empêchent que d’autres Français s’y attachent et fassent le profit qu’ils font tous les ans ».

En 1698, Villebon dut importer de Boston le blé d’Inde et la farine nécessaires à sa garnison, notait-il dans son journal de 1699. Même en pleine guerre, soit en 1707, il fallut trafiquer clandestinement avec l’ennemi. Dans l’un de ses premiers rapports au ministre après sa nomination au commandement de l’Acadie, Subercase annonçait en effet qu’il avait demandé secrètement à Boston, par un navire marchand, des bas et des souliers à l’intention des soldats en échange de 400 peaux de castor.

Dans son mémoire du 27 février 1713, sur l’établissement du Cap-Breton, Baudot n’énumérait-il pas, parmi les avantages de l’endroit, le commerce important que le Cap-Breton ferait avec la France, le Canada, les îles, et même avec Boston et la Nouvelle-York, ajoutant : « Les marchands de ces derniers lieux sauront bien venir chercher en fraude et secrètement nos vins, nos eaux-de-vie, nos toiles, nos papiers » ?

Dès le 9 août 1684, Perrot avait écrit dans sa Relation de l’Acadie : « Les peuples de l’Acadie sont excusables de l’inclination qu’ils ont pour les Anglais, n’entendant presque jamais parler de la France, et n’en tirant aucun secours puisque ce sont les Anglois seuls qui leur apportent tous les ans leurs nécessités. Il y vient trois ou quatre barques angloises chargées de tout ce qui leur est nécessaire et traittent en échange avec eux leurs pelleteries et autres denrées ».

Pour remédier au mal, il aurait suffi d’une route par la voie de terre entre Québec et Pentagoët. Talon et ses successeurs le savaient bien. Mais le projet ne se réalisa pas.


— III —


Saint-Castin, chef abénaquis. — Les relations de Saint-Castin avec les gouvernants de l’Acadie devenaient de plus en plus tendues.

Dans l’entrefaite, M. de Brouillan, abandonnant le gouvernement de Terre-Neuve, remplaçait M. de Villebon à Port-Royal.

Brouillan, pour reprendre le pauvre calembour du père Beaudoin, était un véritable brouillon, violent, entêté, jaloux de son autorité et de son prestige. Il avait eu maille à partir avec M. d’Iberville, le baron de La Hontan, et les officiers de la flotte venue de France avec mission de compléter l’escadre qu’Iberville dirigeait vers la baie d’Hudson en 1696. En Acadie, il se trouva tout de suite en conflit avec son état-major et avec la population. Depuis son arrivée, écrivait M. de la Touche, « on tremble en Acadie ». Les archives de l’époque sont remplies de récriminations contre lui 12. Il se peignait tout entier dans son mémoire du 30 octobre 1701, qui proposait de lancer sur Boston 800 hommes venus du Canada par Pentagoët ; il exigeait le commandement unique de ces troupes. Il se méfiait, comme Iberville et avec raison, des officiers habitués à la guerre en dentelle. N’écrivait-il pas, le 30 décembre 1701, qu’il ne fallait pas lui envoyer des officiers peu accoutumés au pays ?

Le 20 octobre de la même année. Villieu se plaignait de son « ton choquant et emporté ». Brouillan alla jusqu’à faire brûler avec une mèche les doigts d’un soldat indiscipliné, ce pourquoi le ministre le mit à l’amende 13. Le 15 juillet 1705, le sieur Popinot, délégué des Acadiens, demandait au ministre de remplacer Brouillan par Bonaventure 14. Justement, Brouillan avait le bon esprit de mourir le 22 septembre, et Bonaventure faisait l’intérim.

En dépit de ses défauts, d’ordre secondaire en somme, Brouillan était compétent, intègre et consciencieux. Dès son arrivée, il se livra à une enquête sur les faits reprochés à Saint-Castin. Il exonérait le baron dans un mémoire du 16 octobre 1701 :

« Le sieur de Saint-Castin que j’avais fait venir ici pour lui expliquer les intentions de Sa Majesté au sujet du commerce qu’on prétend qu’il fait avec les Anglais m’a fait connaître qu’il n’était pas si coupable qu’on l’accuse. Il doit passer en France pour aller rendre compte de ses actions. J’ai cru ne pouvoir mieux faire que de m’en servir pour tâcher de ramener dans nos intérêts les sauvages qui étaient prêts de les abandonner, et comme ces peuples ont de la foi pour lui, ils ont fait tout ce que je pouvais espérer, aussi n’ai-je rien épargné pour les engager à être de nos amis ».

À cette occasion, les Pentagoëts acceptèrent les présents que Brouillan était en mesure de leur offrir.

« C’est ainsi que me l’a rapporté le sieur de Saint-Castin qui a résolu de demander qu’on lui accorde la concession de quelque terre qui n’est point concédée sur la rivière de la pointe au Haître. Je ne crois point que cela soit contraire aux intérêts de Sa Majesté, ayant envie d’établir une pêche de morue dans ce voisinage et d’employer même des sauvages à cet usage s’il se peut » 15.

Ainsi Brouillan songeait-il à s’attacher les sauvages par des mesures d’ordre pratique, ne se contentant ni de menaces ni de phrases creuses. Ce n’était pas sans besoin. Les Anglais, eux, savaient s’y prendre. Si l’on en croit Brouillan, ils vendaient la marchandise à perte, dans leurs magasins de la Pentagoët établis depuis la conclusion de la paix.


Vers la fin de 1701, le baron passait en France. À la cour, on comprit le rôle qu’il avait joué chez les Abénaquis et on lui reconnut enfin tout le mérite qu’il avait en réalité.

Nous avons vu que Saint-Castin, officier subalterne de l’armée française, s’était établi chez les Pentagoëts pour obéir à la consigne de Frontenac qui voulait au moins réserver l’avenir dont la France se préoccupait si peu. Il avait constaté qu’il ne pourrait être utile à la France s’il se cantonnait dans l’emploi de « capitaine des sauvages », comme on disait, c’est-à-dire d’officier étranger en marge de la vie des sauvages, uniquement occupé à les exciter et les conduire à la guerre. Les indigènes ne l’auraient pas souffert, étant d’une indépendance farouche, surtout les Pentagoëts qui avaient même refusé de se plier à la domination du roi Philippe à l’instar des autres tribus de l’Atlantique 16. L’aurait-il désiré, du reste, qu’il en aurait été bien empêché. Comment aurait-il vécu ? La France l’oubliait, comme elle oubliait l’Acadie, de 1671 à 1684. Frontenac lui-même se rappelait-il l’officier chargé de mission chez les Abénaquis ? Rentrée à Port-Royal, la France n’accordait que des secours dérisoires. Jean-Vincent n’avait rien à attendre d’elle. D’autre part, il n’était pas de ces aventuriers qui écumaient la malheureuse province.

Par nécessité et peut-être par goût, — on n’en sait rien, il ne s’est jamais expliqué, — Saint-Castin adopta la manière de vivre propre aux sauvages. Ayant épousé la fille du grand sachem, il devint un de leurs chefs. Dès cet instant, il cessait d’être français pour devenir abénaquis, comme on prend une nouvelle nationalité par le moyen de la naturalisation. Voilà le fait à retenir.

Était-ce trahison ? S’il y avait trahison, c’était chez ceux qui, l’ayant envoyé dans un poste difficile, l’y abandonnaient. Saint-Castin n’abdiqua jamais sa qualité de blanc, il changeait de nationalité mais non de race. Il n’oublia jamais non plus ses origines françaises. Il fut en Acadie le plus ferme soutien de la France, le seul efficace en ces parages. Seulement, comme ses Pentagoëts, il était l’allié de la France et non plus un de ses officiers soumis aveuglément aux ordres des supérieurs.

Isolé dans Pentagoët, loin de toute civilisation, il n’entendit aucunement parler de la France pendant dix ans. Comment, ensuite, aurait-il éprouvé le désir bien vif de se rapprocher d’elle ?

Il subissait le sort de tous les Acadiens. Rendons-nous compte, à considérer l’histoire froidement, que l’Acadie s’est faite sans le secours et même en dépit de la France officielle. La colonisation s’y est effectuée par les soins des seigneurs, que M. Rameau de Saint-Père a qualifiés de féodaux. Les fondateurs de l’Acadie, ce sont les Poutrincourt, les Razilly, les Aulnay, quelques autres. Ils ne recevaient de la France, bien souvent, qu’un parchemin, un titre de concession, lequel ne coûtait rien à la métropole, mais la débarrassait des frais et des soucis de la colonisation, et qu’elle révoquait souvent sans raison. Cadeau bien lourd pour le récipiendaire. Tous s’y sont ruinés et la cour aidait à leur ruine.

Si les colons devaient éprouver de la reconnaissance pour avoir été arrachés de la doulce France (où, sans doute, ils crevaient de faim) et transplantés en un pays où leur vie ne pesait pas lourd, c’était envers les seigneurs qui les avaient amenés. La France, quand elle réorganisait à peu près le gouvernement de l’Acadie, ne faisait luire un rayon d’espoir à leurs yeux que pour les replonger bientôt dans une détresse plus profonde. Elle y envoyait quelques soldats (choisis parmi les pires de l’époque). mais ils n’obtenaient d’autre résultat que de provoquer les Anglais et d’attirer de nouveaux ravages. La France changea sa manière d’agir lorsqu’elle eut perdu une bonne partie de l’Acadie, trop tard par conséquent.

Aussi les gouverneurs étaient bien naïfs qui écrivaient : « Les gens sont désaffectionnés à la France ». Comment en aurait-il été autrement ? Plus perspicace, un chroniqueur notait « l’inclination de ceux de Port-Royal pour ceux de Boston par la privation où ils se voyent de tous les secours de France » 17.

Chacun tirait son épingle du jeu comme il pouvait. On en vient à considérer avec indulgence des gens que des historiens ont appelés traîtres, les Latour, les Le Borgne, d’autres. La nécessité de vivre force de recourir aux expédients et il n’est pas donné à tous d’avoir une âme de héros.

Saint-Castin, aussi, s’accommoda le mieux possible des circonstances où il se trouvait. Pour son bonheur, ces circonstances lui firent une vie plus noble et plus avantageuse qu’à d’autres. Mais, il importe de le répéter ici, Saint-Castin n’est pas resté en Acadie par nécessité. Si les Acadiens n’avaient en général rien à espérer en France, s’ils n’avaient pas le choix, Jean-Vincent d’Abbadie venait d’hériter, quand il partit pour Pentagoët, du titre et de la fortune assez rondelette de sa famille. Il aurait donc pu rentrer dans son pays. Il resta pour obéir à une consigne.

Il fut commerçant : il fut, surtout, chef des Abénaquis. Chef indépendant, en un pays-frontière, où il ne subissait pas plus l’autorité de la France que celle de l’Angleterre. La Hontan écrivait avec raison : « Les gouverneurs du Canada le ménagent et ceux de la Nouvelle-Angleterre le craignent ».

Saint-Castin n’avait pas choisi cette existence par dégoût de la civilisation, comme l’ont écrit tant d’auteurs qui en ont fait ridiculement un disciple de Jean-Jacques avant la lettre. Il n’a pas été « capitaine de sauvages », pas plus que seigneur de Pentagoët réfugié au fond d’un manoir fortifié, ainsi que d’autres l’ont prétendu.

Abénaquis, il partageait la vie des Abénaquis, faisant le commerce en leur nom et les commandant à la guerre au même titre que les autres chefs. Il n’eut jamais le commandement suprême, puisque son beau-père Madokawando vécut jusqu’en 1698, c’est-à-dire jusqu’à la fin de la guerre de Saint-Castin. Quand les luttes reprirent avec la Nouvelle-Angleterre, Jean-Vincent avait quitté l’Acadie depuis des années.

Il est remarquable aussi que Saint-Castin n’ait jamais pris part aux pourparlers de paix, ni signé un seul traité avec les Anglais. Par calcul, sans doute. Sachant que ces pactes conclus avec les Peaux-Rouges étaient toujours considérés que comme de simples trêves, il n’aurait pas voulu les transformer en instruments solennels entre blancs.

Malgré la discrétion de son rôle. Français et Anglais ne s’y trompaient aucunement. Dans l’ombre, c’est lui qui dirigeait toute la politique des Abénaquis. Dédaignant l’éclat extérieur du pouvoir, il en possédait la réalité. C’est pourquoi, les gouverneurs anglais s’acharnaient contre lui.

On l’a vilipendé à cause de son commerce avec les Anglais. Nous avons vu que ces échanges étaient indispensables. Les missionnaires même s’y livraient, et pour les mêmes motifs que Saint-Castin, c’est-à-dire en vue d’assurer la subsistance des sauvages.

Justement, une des raisons de l’animosité de certains dirigeants français, surtout de Villieu et Gouttins, contre Saint-Castin venait de son amitié avec les missionnaires. On lit dans le mémoire de Tibierge en date du 21 juin 1699 sur le commerce de l’Acadie :

« Il est de conséquence pour le bien des affaires de la compagnie en cette baye d’interdire tout commerce à monsieur de St. Castin avec les Anglais, il en a tiré l’année dernière beaucoup de marchandises, non sans la participation des prestres qu’il favorise sous main » 18. Dans le même document, on lit encore : « Les prestres sont opposés à la compagnie. Depuis la guerre, ceux de Beaubassin, des Mines, de Pentagoët ont un air d’indépendance dont ils auront bien de la peine à se deffaire ».

Il y aurait lieu d’examiner ici une question bien curieuse. Parkman et, après lui, Sylvester ont attribué l’hostilité des Indiens envers les Anglais à l’influence des missionnaires, ou, plus précisément, des Jésuites, sans réfléchir que les indigènes avaient pris les armes bien avant le retour des prêtres dans leurs cantons. On jugera, par le passage suivant, des excès où la haine envers ces religieux entraîne Sylvester :

« Les Indiens du Maine, écrit-il (vol. II, p. 418), étaient des jésuites dans la mesure où leur intelligence leur permettait de l’être. Absolument sous la coupe des prêtres jésuites (pour Sylvester, il y a des laïques jésuites, et puis des prêtres jésuites), — dont l’enseignement spirituel se bornait à un charabia ritualiste que les indigènes acceptaient avec plaisir quand il leur faisait entrevoir la possibilité de répandre le sang anglais, — ils étaient poussés par leurs maîtres ecclésiastiques à assouvir leur haine envers les hérétiques anglais au moindre prétexte, y étant encouragés aussi par la perspective de vendre aux Français les scalps et les captifs anglais. Ainsi s’associaient chez eux le désir de la vengeance et l’appétit insatiable du mercenaire, d’où, sous l’influence pénétrante des jésuites français, sortit à la fin une véritable piraterie humaine (…) Ces jésuites encourageaient les sauvages à satisfaire sans contrainte leur désir de se livrer à la débauche d’une orgie de sang et de cruauté diabolique, mais toujours aux dépens des Anglais ».

Les chroniqueurs puritains accusaient plutôt Saint-Castin. Mais Godfrey, qui en tient pour la thèse de Parkman, va jusqu’à dire qu’au fond Saint-Castin était l’ami des Anglais. Sylvester lui-même écrit (p. 389) : « À cette époque, se trouvait à Sainte-Famille un virulent Jésuite du nom de Thury dont les récriminations auprès du gouvernement de Québec démontrent que Saint-Castin n’était pas animé contre les Anglais de toute l’ardeur haineuse que les Jésuites auraient voulu ». Certains chroniqueurs, mêlant tout, représentaient Saint-Castin comme perpétuellement entouré d’une bande de prêtres sanguinaires 19.

La vérité est que les Pentagoëts, menacés d’extinction par les Anglais comme les autres tribus de ces parages, avaient résolu de se défendre par tous les moyens. Ce dont les bons puritains s’étonnaient. Abénaquis lui-même, Saint-Castin ne pouvait qu’épouser leur querelle. Puis, provoqué par Andros, il en fit une affaire personnelle. Son ami Thury lui aida, mais n’avait pu précipiter une guerre commencée depuis six ans déjà quand il arriva en Acadie.

Quand, à son tour, la France entreprit de combattre l’Anglais, les Abénaquis devaient forcément s’associer à elle dans une œuvre devenue commune. Mais ils se considérèrent toujours comme des alliés plutôt que les sujets du roi assujettis aux ordres de ses représentants. Ils livraient les combats qu’il leur plaisait, ils concluaient des trêves quand bon leur semblait. Si les Français formaient des plans d’attaque dont le succès reposait sur la collaboration des Peaux-Rouges, ils devaient solliciter cette aide. Villieu le vit bien, lui qui, ayant traité avec injustice leur chef Saint-Castin, eut tant de peine à leur faire briser la trêve de 1693. Le fardeau de la guerre retombait sur eux. S’ils l’acceptaient, c’est qu’ils luttaient pour leur propre défense, et non pas, comme le roi et les gouverneurs l’écrivaient avec naïveté, parce « qu’ils ont de l’affection pour la France ». Leur participation à l’exécution des plans français dépendait des avantages qui en pouvaient résulter.

Ils exigeaient, fournissant la plupart des troupes, des ravitaillements de la France. Ces secours improprement appelés présents, par les Français, la France ne les leur fournissait qu’à contre-cœur et avec bien de l’irrégularité. S’ils manquaient, les Abénaquis déposaient les armes afin de chercher eux-mêmes leur subsistance. Les Français avaient tort de s’en étonner. Ils eurent tort, surtout, de se mettre en colère quand, à la paix de Ryswick. les Abénaquis reprirent un commerce indispensable avec les Anglais.

Dans l’esprit des Pentagoëts, leurs terres ne faisaient aucunement partie des colonies françaises, pas plus que des colonies anglaises. Après la paix d’Utrecht, « les Abénaquis s’emportèrent et demandèrent de quel droit le François donnoit un pays qui ne lui appartenoit pas… Les missionnaires les apaisèrent en disant qu’on les trompoit par une équivoque et que leur pays n’entroit point dans ce qui étoit cédé aux Anglois par le Roy de France » 20. Pentagoët constituait si bien un territoire neutre, ou en tout cas à part, que les missionnaires y relevaient directement de Québec et non de l’administration acadienne 21.

Chef de cette tribu, Saint-Castin adoptait une politique favorable aux indigènes, sinon toujours aux Français. Il savait bien que l’intérêt des sauvages se confondait avec celui des Français. En ignorant certains ordres venus de Versailles, bien faits pour conduire à une catastrophe, non seulement il affirmait son indépendance, mais il évitait à son ancienne patrie comme à sa nouvelle des ennuis considérables.

Saint-Castin ne relevait pas plus de la France que de l’Angleterre. Il fut, à l’égard de la France, l’allié le plus sûr et le plus fidèle, même quand des rivaux comme Perrot et Villieu cherchaient, pour des motifs inavouables, à le noircir aux yeux du roi.

Sans renoncer à son titre de chef indépendant, il songeait tout de même à se rapprocher de la France et à conserver certains avantages de son ancienne qualité de Français. À deux reprises, il demanda et obtint des concessions de terre. La première fois, il se proposait de narguer Andros qui lui enjoignait de demander des titres au roi d’Angleterre. Il obéissait aussi à un autre mobile. Chargé d’enfants, il leur préparait un avenir.

Bien qu’il se considérât uniquement comme l’allié de la France, il ne laissa pas de remplir à merveille la mission assignée par Frontenac en 1674, c’est-à-dire de maintenir les sauvages dans l’amitié de la France. Les Pentagoëts se lancèrent dans la lutte contre l’Anglais sans ses conseils, durant la guerre du roi Philippe. Mais c’est lui qui, en 1689, après l’affaire des vins, leur fit briser la paix. Par la suite, Saint-Castin renouvela souvent leur ardeur fléchissante. Le père Thury y fut pour quelque chose aussi, mais rappelons-nous que ce missionnaire était allé à Pentagoët à la demande pressante du baron 22.

Pendant trente ans, Saint-Castin veilla, dans la marche de Pentagoët, aux intérêts de la France. Pendant trente ans, il tint les Anglais en haleine, les empêcha de s’établir dans ces parages, et leur causa tant de soucis qu’ils ne purent envahir plus tôt l’Acadie et la Nouvelle-France.

En temps de paix, cependant, les Pentagoëts et Saint-Castin avec eux ne comprenaient pas la nécessité d’éviter le commerce avec les Anglais, leur seule source d’approvisionnement, et, donc, de crever de faim, uniquement afin de plaire aux exportateurs français qui avaient le tort de réclamer le monopole d’un marché qu’ils ne se souciaient pas d’approvisionner avec régularité.


— IV —


La fin de Saint-Castin. — En France, après un séjour à Versailles où il dissipa les préventions de Pontchartrain, Jean-Vincent gagnait, en 1702, son Béarn natal qu’il n’avait pas revu depuis 1674.

Il se plongeait ainsi dans un océan de chicanes judiciaires dont il ne devait pas sortir aussi facilement que de ses démêlés avec les gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre. Là-bas, dans les forêts du Nouveau-Monde, les querelles se réglaient allègrement et franchement, le mousquet à la main. On tuait l’adversaire ou on en était tué ; c’était net et clair. Dans le Vieux Monde, on n’arrivait jamais à une solution ; les affaires traînaient à l’infini dans une atmosphère étouffante.

Le baron ne retrouvait de la famille que les querelles venimeuses, les conflits d’intérêts sordides, les batailles autour des successions.

Il ne restait de la maison de Saint-Castin, en Béarn, que la sœur de Jean-Vincent, Mme de Labaig, personne dominée par son impérieux mari.

Le juge Labaig était, forcément, le seul administrateur des biens patrimoniaux. La connaissance approfondie du droit qu’il devait à sa carrière lui avait appris le moyen de s’emparer de la fortune confiée à ses soins. Le chef de la famille, Jean-Vincent, ne reviendrait jamais de la sauvagerie où il se complaisait et où il finirait bien par se faire casser la tête. Après, on roulerait facilement ses enfants, mi-français mi-sauvages, et ignorants des beautés de la législation civilisée.

Ainsi avait raisonné le juge Labaig. Il se considérait si bien comme l’unique continuateur de la famille qu’il en avait fait enregistrer les armes à son nom 23. Démasqué par son beau-frère, il n’allait pas rendre gorge. Il s’acharna, ayant recours à tous les moyens dilatoires qu’une loi confuse lui pouvait offrir, poursuivant pendant des années une lutte crapuleuse dont Balzac aurait pu s’inspirer.

Les premiers règlements de comptes se passèrent fort bien. Le 21 juillet 1702, le baron de Saint-Castin obtenait l’adjudication d’une somme de 2 100 livres prélevée sur les biens de son oncle Jacques de Bonasse 24. Le 16 janvier 1703, Labaig et son fils Jean-Vincent, avocat en la Cour, remettaient à Saint-Castin une obligation de 24 000 livres représentant la part du baron dans les successions de sa mère et de ses oncles Jean de Saint-Castin, curé d’Arette et Jean-Pierre de Saint-Castin, archiprêtre de Galan. Ce document comportait quittance des avances du juge Labaig à son beau-frère pendant le séjour en Acadie et, d’un autre côté, décharge des sommes dues par Labaig pour la jouissance de la terre de Saint-Castin ou l’encaissement des droits seigneuriaux de Saint-Castin et d’Arette. Simples écritures que tout cela ; peu d’argent changea de mains. Il n’y eut pas de difficultés.

Les ennuis commencèrent quand on aborda le sujet principal, c’est-à-dire la succession de Jean-Jacques d’Abbadie, frère aîné de Jean-Vincent décédé en 1674 et dont Labaig administrait les biens depuis 1672, en vertu d’une procuration.

Le juge du Sénéchal prétendit ignorer l’existence de tout titre ou inventaire au sujet de cet héritage. Saint-Castin demanda des lettres monitoires contre le possesseur de ces documents, et Labaig l’aida obligeamment dans ces procédures. Les deux beaux-frères s’entendaient le mieux du monde. Mais l’affaire n’avançait pas, Saint-Castin s’impatientait et tâchait, en se renseignant de droite et de gauche, de hâter le cours de la justice. Il en apprit assez pour obtenir de Labaig l’aveu qu’il avait eu l’inventaire entre les mains. Le bon apôtre avait même signé en 1675, « à cause de l’absence du baron de Saint-Castin », le dénombrement des biens de Jean-Jacques d’Abbadie.

La mauvaise foi, la malhonnêteté de l’administrateur éclataient au grand jour. Saint-Castin demanda à être cru sur son serment, pour la somme de 30 000 livres, évaluation de sa part dans la succession. C’est alors que Labaig montra son savoir-faire.


Saint-Castin entretenait, depuis son arrivée en France, une correspondance suivie avec le ministre Pontchartrain, qui le consultait sur toutes les questions relatives à l’Acadie. Nous l’avons vu à propos de Martin Chartier. On le priait encore de fournir des renseignements à la commission chargée de délimiter les frontières de la colonie 25. Il était le grand spécialiste de ces questions.

Les affaires d’Acadie prenaient une mauvaise tournure. Aussi le ministre, sachant dorénavant à quoi s’en tenir, comprenait-il combien la présence de Saint-Castin s’imposait dans cette région. Il voulait l’y renvoyer sans retard et, désireux de le soustraire aux vexations des gouverneurs de Port-Royal, il le nommait, en 1703, « Lieutenant de Roi au gouvernement de Pentagoët ». Saint-Castin devait s’embarquer à la fin de l’année, mais non sans avoir réglé ses affaires personnelles. Pontchartrain communiquait donc à M. de Gassion, premier président au Parlement de Pau, l’ordre du roi de juger l’affaire au plus vite 26.

Assuré de se débarrasser à brève échéance de son beau-frère, Labaig reprit espoir. Ne suffisait-il pas de retarder les procédures pour éviter tout jugement avant le départ de Jean-Vincent ? Après, on lui jouerait un de ces bons tours dont messieurs de la basoche ont le secret.

Saint-Castin ne put traverser en 1703. Songeant à l’avenir de ses enfants, et renseigné sur les intentions de son beau-frère, il n’entendait pas quitter le Béarn sans avoir fait rendre gorge à Labaig.

Les vaisseaux partirent encore sans lui, en 1704, en 1705, en 1706. Son affaire traînait toujours, le roi s’impatientait, mais le Parlement de Pau ne se souciait aucunement du bien des colonies. N’était-il pas plus agréable de se délecter à la belle cause de succession que lui fournissait le juge Labaig ?

Et, en 1707, à Pau, Jean-Vincent d’Abbadie, deuxième baron de Saint-Castin, mourait, sans avoir revu l’Acadie.

Le ministre l’annonçait à Vaudreuil, dans une lettre du 30 juin 1707. « Sa mort, écrivait-il, est une grande perte par le grand crédit qu’il avait sur les sauvages ».