Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 39-49).

XIII


Malou, une fois dans sa vie a fait un mariage, un vrai ! C’est toute une histoire.

Son ami sérieux l’avait envoyé à Theuville-aux-Maillots, pendant la saison des bains de mer. Lui n’habitait pas bien loin de là, et, comme il était marié, il avait ainsi, sans se compromettre, sa maîtresse sous la main,… si l’on peut dire !

C’est à Theuville-aux-Maillots que Malou rencontra M. Buquet, sa famille et ses filles à marier.

M. Buquet venait à Theuville-aux-Maillots du samedi au lundi, chaque semaine pendant la saison balnéaire. Le train appelé train des maris l’emportait vers la côte ouest, parmi d’autres travailleurs parisiens, heureux de retrouver l’air pur, la mer, le baiser des enfants et le sourire des épouses. Et ils débarquaient sérieux, bedonnants, un peu chauves, avec des lèvres gaies dans leur face déteinte. Les mêmes soucis quotidiens de famille, de bureau, d’argent, leur avaient fait à tous un front de servitude.

Et rien qu’à les voir, on devinait leur existence : l’appartement au cinquième en un quartier pauvre, la femme de ménage, les nombreux enfants, le lit-cage du dernier au milieu de la salle à manger, les économies réalisées sur les chaussures pour acheter des gants, sur les gants pour acheter des chaussures, la Nettine, le filet aux provisions et le devoir conjugal du samedi — pour se reposer le dimanche — dans le lit de poirier acheté chez Dufayel.

La famille Buquet passait chaque année deux mois aux bains de mer, pour marier Jacqueline. Et cela depuis les seize ans de la jeune fille. Car les modestes bourgeois n’ont point la ressource des bals et des thés.

Dès le printemps, on courait les magasins à la recherche de coupons. Jacqueline et sa mère, aidées des jeunes sœurs, ourlaient, cousaient, garnissaient dans le petit appartement encombré de morceaux d’étoffes, de bouts de fil, d’épingles, de fleurs artificielles, de galons et de passementeries, comme un atelier de couturière. Et de ce travail, il résultait toujours des costumes extravagants, des toilettes de bal masqué, des déguisements de baigneuse d’opérette-bouffe qui eussent fait crever de rire sur une plage élégante. Mais dans les petits trous pas chers, ces originalités ne stupéfient personne ; et l’on y assiste sans sourciller à des débarquements de familles carnavalesques, qu’on dirait échappées d’une roulotte en tournée.

Toutes les plages échelonnées du Tréport à Étretat, avaient enduré les demoiselles Buquet, leurs bérets, leurs capotes Miss Hélyett ou leurs écharpes turquoises, leur sourire-réclame et leurs intermèdes de water-polo. Puis la tribu avait définitivement adopté Theuville-aux-Maillots.

Partout ces demoiselles étaient entourées de béjaunes de seize à vingt-cinq ans, bacheliers en rupture de baccalauréat et sigisbées en rupture de ronds-de-cuir : on

La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).
La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).
La sculpturale beauté de la demi-mondaine… (page 53).


organisait des piques-niques, où chacun payait sa quote-part, et apportait sa bouteille d’abondance, des excursions à bicyclette, en voiture, des promenades à pied, des parties de quatre coins, de cache-cache et de colin-maillart ; parfois même on se haussait jusqu’à tenter l’organisation d’un tennis. Ces demoiselles, au bout de huit jours, appelaient ces messieurs par leur petit nom : M. Paul, M. Théodore ou M. Gaston ; ces messieurs disaient : Mlle Jacqueline, Mlle Mimi, Mlle Yvonne. Maman Buquet échancrait les costumes de bain de ses filles pour montrer la naissance du cou, rognait le bas des jupes pour exhiber les chevilles, poussait à la consommation. On se promettait entre mères, de se revoir à Paris : « Les enfants se plaisaient déjà tellement ! » Et puis à Paris, Paul, Théodore ou Gaston ne venaient point. Leurs parents — qui peut-être s’étaient laissé pincer aussi, jadis, sur les plages vertueuses, et se méfiaient — les mariaient à de bons partis. Les demoiselles Buquet restaient pour compte ; et elles recommençaient, inlassablement, l’année suivante, à détacher leurs gants et à improviser des toilettes d’opéra-comique.

Ah ! qu’il est donc malaisé, depuis la guerre, de dénicher un mari ! Peu à peu ces déceptions exaspéraient la famille : Monsieur et Madame échangeaient des paroles aigres-douces, refaisaient sans indulgence, aux heures de colère, l’historique du ménage et se rappelaient l’un à l’autre leurs défauts, leurs gaffes, leurs déconvenues, avec la clairvoyance blessante des gens accouplés ensemble depuis longtemps ; et Jacqueline, Yvonne et Mimi attrapaient quelquefois des calottes.

Donc, ce samedi-là, M. Buquet trouvait les siens à la gare, moins Xavier ; mais on voyait rarement Xavier, le fils aîné qui commençait à s’amuser et courait les dancings.

Le père de famille s’informait des santés, des nouvelles des habitués, en phrases nerveuses, et hâtives de débarcadère.

— Et Xavier ?

— Xavier se compromet et nous compromet avec une espèce…

Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

— Tu n’as pas idée : une sale créature ! Un genre ! Marie-Louise, qu’elle s’appelle, Marie-Louise Rosay, les jeunes gens l’appellent Malou !

La colère aveuglait la grosse dame. Malou se tenait fort bien en somme, et l’élégance de ses toilettes était beaucoup plus correcte que les reconstitutions 1830 de ces demoiselles.

— Ce garçon-là cause un préjudice considérable à ses sœurs. C’est lui, tiens, c’est lui qui les empêche de se marier. Tu comprends, avec ses aventures !

— Au fait, j’ai organisé pour lundi un déjeuner sur l’herbe, avec Mme Toumyre, son fils, M. Langelier, un habitué d’ici.

— Quelle est sa profession, à ce M. Toumyre ?

— Il est dans l’enregistrement. Sa mère est veuve, retirée des affaires ; une petite aisance, je crois. Fils unique.

— Bien ! Bien ! approuvait M. Buquet du ton d’un capitaine félicitant son adjudant.

— Quel âge a-t-il, ce fils Toumyre ?

— Vingt-six.

— De l’avenir ?

— Oui. Un garçon très sérieux. J’ai remarqué pourtant qu’il regardait beaucoup cette Malou.

— Malou ?

— Oui, cette créature que Xavier connaît. Mais ces femmes-là cherchent de l’argent et des vieux.

— Pourtant, tu semblais dire tout à l’heure que Xavier ? Et Xavier n’a pas d’argent.

— Oui, mais Xavier…

Et Mme Buquet se redressait, malgré elle, orgueilleuse d’un fils à femmes et à succès.

M. Buquet, ragaillardi par le grand air et la liberté, descendait la côte allègrement, dînait de bon appétit ; et debout le dimanche matin, au son des cloches de la messe de sept heures, s’habillait — pantalon et veston gris, gilet blanc, souliers jaunes, chapeau de paille — et filait seul faire un tour à travers bois, tandis que sa famille se préparait pour la messe.

Il marchait d’un pas robuste d’homme bien portant.

Le soleil filtrait à travers les ramures, faisait étinceler les gouttelettes de rosée sur l’herbe, les fougères, les pâquerettes, les mille fleurettes bleues, jaunes, roses, légères comme des nuées et dressées sur leur petit pied ; et toute la forêt exhalait au matin une odeur de serre, un parfum de mousse humide et de feuilles pourries. Des bêtes s’éveillaient, insectes cornus et mordorés qui titubaient, de plante en plante, moucherons diaprés qui dansaient, comme une poussière, autour des digitales, dans un rayon de lumière.

Et M. Buquet, gorgé de parfums sains de la forêt, et grisé d’été, pressait le pas en faisant des moulinets avec sa canne.

Au détour du sentier, il apercevait une femme solitaire, qui s’en allait doucement, une ombrelle à la main et qui, du blanc de son corsage, éclairait les berceaux ; elle s’en allait, cette femme droite et souple, belle fille, balançant d’admirables hanches de porteuse orientale à la fontaine ; et elle fouillait, çà et là, distraitement, les touffes d’herbes, du bout de son ombrelle.

M. Buquet admirait la figure sérieuse dont il voyait seulement une joue fraîche et pleine, de longs cils, une fossette au coin des lèvres.

Et à la longue, enhardi par la solitude, il commençait la conversation, craignant d’être ridicule à suivre ainsi en silence :

— Je crois, madame, que nous allons faire quelque temps route ensemble. Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

La dame regardait, d’un coup d’œil, la tête puis les souliers de M. Buquet. Et plutôt agacée :

— Comme vous voudrez, monsieur ; encore que je n’aie pas l’honneur de vous connaître.

— M. Buquet, Émile Buquet.

— Ah ! faisait-elle, indifférente. Vous êtes depuis peu à Theuville, monsieur ?

— Depuis hier soir, madame. Je viens passer le dimanche au bord de la mer.

— Près de votre famille, sans doute ?

— Oui, madame. Ma femme, mes filles et mon fils sont ici pour la saison.

— Cela ne vous empêche point, je vois, de causer aux dames inconnues. Et vous êtes ici pour vingt-quatre heures ! Vous ne perdez pas votre temps… Ou plutôt, si, vous le perdez absolument auprès de moi, je vous préviens, cinglait la grande fille.

— Mon Dieu ! je vous jure, je n’ai pas d’intentions… bafouillait-il, décontenancé. Aux bains de mer, vous savez, on cause volontiers… On finit toujours par se connaître…

— Oui, je sais. Je connais déjà de nom Mme Buquet, et j’ai même ouï dire que vous êtes chef…

— Sous-chef, sous-chef seulement ; mais j’espère passer chef au mois de janvier. Ah ! madame, soupirait M. Buquet, ressaisi par ces préoccupations de bureau qui obsèdent les employés, ce sera dur ! Même en travaillant beaucoup, il faut des démarches, des intrigues pour avancer ! Heureusement, le directeur me protège. Mais si l’un de ces messieurs du conseil d’administration a quelqu’un à placer. Et c’est le cas : j’ai entendu dire qu’un de mes collègues était appuyé par le marquis de Roquemaure…

— Ah ! le marquis de Roquemaure, s’intéressait subitement la dame.

— Vous le connaissez, madame ? C’est un membre très influent de notre conseil d’administration.

— Oui, je connais M. de Roquemaure, souriait la jeune femme. Il est comme cela d’un tas de sociétés, pour le pompon… Mais je ne sais jamais lesquelles.

— Alors, madame, en souvenir de notre rencontre, si vous avez un jour l’occasion de parler à M. de Roquemaure…

— L’occasion peut se trouver, en effet, constatait-elle.

— Ah ! madame, je ne sais comment vous remercier, Mais j’y pense, Monsieur votre mari n’est peut-être pas ici ?

— Il n’est pas ici, en effet, disait-elle encore.

— Si vous êtes seule, madame, s’il pouvait vous être agréable… Enfin, voilà : Mme Buquet a organisé un déjeuner sur l’herbe — oh ! un déjeuner de famille, très simple, avec mes filles et quelques amis… si j’osais… je vous demanderais de vouloir bien vous joindre à notre petite bande ?…

— Et qu’allez-vous expliquer à Mme Buquet, pour justifier votre invitation ? Que vous avez abordé une dame, dans le bois ?

— Que… je ne sais pas, moi. Tenez, par exemple, que vous étiez perdue : je vous ai indiqué le chemin, nous avons causé… Voilà.

— Eh bien ! soit. J’accepte : je serai des vôtres lundi.

— Alors, madame, oserai-je vous demander votre nom ? Car enfin, pour vous présenter ?

— Mme Rosay.

M. Buquet faisait une tête.

Comme ils arrivaient à l’entrée de Theuville-aux-Maillots, il lâchait sa compagne et demeurait seul, agité par sa gaffe jusqu’à la sortie de la grand’messe.

Mme Buquet, endimanchée d’une fracassante robe violet évêque, si raide qu’elle semblait empesée, trouvait M. Buquet dans leur chambre.

Il commençait avec une bravoure de poltron qui se jette à l’eau tout d’un coup.

— Dis donc, madame Buquet, il vient de m’en arriver une pas banale !

— Raconte ?

— J’ai remis dans son chemin une dame, une dame très bien, qui s’était égarée.

— C’est tout ça ?

— Attends ! Nous avons causé ; vraiment, elle est très bien cette dame, je t’assure.

— Que veux-tu que cela me fasse.

— Tu vas voir : je l’ai invitée à ton déjeuner sur l’herbe.

— Invitée ! Tu dis invitée ! Alors il va falloir payer encore pour elle. Comme si je n’avais pas assez de moi et des trois petites ! Mme Toumyre et son fils ne paient jamais que deux parts, M. Langelier, une ; mais moi, je finance pour quatre ! Et tu me colles encore une invitation sur les bras |

— Tu sais, madame Buquet, elle a des relations très brillantes, cette dame, elle peut nous servir…

— Enfin, on n’a pas idée | Quelqu’un que tu ne connais pas ! Sais-tu seulement son nom, à ta dame ?

— Mais oui. C’est… d’ailleurs, vraiment, elle est très bien… Je n’aurais pas cru… sans cela… je… Enfin, voilà, c’est Mme Rosay.

— Hein ! la Marie-Louise ?

Elle s’arrêtait, se taisait, comme pour prendre de l’élan, et reprenait :

— Mais tu es fou, monsieur Buquet. Il est fou, mon Dieu ! Il est fou !

Alors lui, énervé :

— Ta Rosay ! Est-ce que je pouvais deviner, moi ? Tu m’avais dit que c’était une créature, qu’elle avait un genre extraordinaire… Et je trouve une femme convenable, une femme qui, après tout, ne me paraît point tellement dévergondée. J’étais à cent lieues de croire…

— On n’invite pas quand on ne connaît pas le monde. Et puis, qu’est-ce que tu vas en faire, maintenant, de ta Rosay ! c’est difficile de la flanquer à la porte après lui avoir dit de venir ?

Et Mme Buquet, les bras croisés, toisait son mari qui ripostait :

— D’abord, la connais-tu beaucoup plus que moi ? C’est une cocotte, à ton idée, mais, au fond, tu n’en sais rien ?

— Une femme qui se baigne toute nue !

— Oh ! toute nue, protestait-il.

— En maillot, si tu veux. C’est kif-kif.

— Le maillot ne prouve rien.

— Et sais-tu qui elle connaît, Mme Rosay ?

— Comment le saurais-je, bougonnait la grosse dame boudeuse.

— Elle connaît le marquis de Roquemaure, triomphait M. Buquet.

— Le marquis de… Le tien, celui de ton conseil ?

— Il n’y en a pas trente-six, j’imagine.

— C’est peut-être lui qui l’entretient. Et puis, après tout, réfléchissait Mme Buquet, ça ne nous regarde pas ; et ceux qui ne voudront point venir au déjeuner resteront chez eux. Lui as-tu dit, au moins, à Mme Rosay que M. de Roquemaure était ton administrateur ?

— Naturellement, faisait le sous-chef avec le sourire de M. de Talleyrand.

Le ménage descendait déjeuner et, à table d’hôte, Mme Buquet attachait le grelot :

— Vous savez, annonçait-elle à Mme Toumyre, nous nous sommes toutes trompées sur le compte de cette dame Rosay : elle est très honnête.

La tablée entière redressait la tête et Mme Toumyre ripostait, sarcastique :

— Ah ! vous trouvez ?

— Oui, le maillot, évidemment.

— Enfin, résumait Mme Buquet, j’ai invité Mme Rosay à notre déjeuner de lundi ; elle est seule ici. On ne lui connaît aucun amant. Elle sort avec mon fils, mais ça ne prouve rien, mon fils ; elle a des relations superbes à Paris : elle connaît le marquis de Roquemaure, administrateur de la banque de M. Buquet.

Et la veuve, penchée vers Mme Buquet, minaudait du râtelier.

— Mon Dieu, chère madame, nous avons pu nous tromper, en effet. Quant à moi, si j’ai fait erreur, je ne demande qu’à le reconnaître et je me rencontrerai volontiers lundi, avec Mme Rosay.

— Grand bien vous fasse, déclaraient Mmes Bouelle et Montérolier. Cette Marie-Louise ne nous dit rien qui vaille.

Mme Guérin (de Pont-de-l’Arche), dressait le cou à la manière d’une pintade attaquée et lançait :

— Je ne vous comprends pas, Madame Buquet.

Et toute la table se divisait en deux camps. On sentait que ces gens-là allaient désormais passer la saison à se regarder en chiens de faïence.

— Surtout, ne dites rien… (page 59).
— Surtout, ne dites rien… (page 59).
— Surtout, ne dites rien… (page 59).

Le lundi matin, Mmes Toumyre et Buquet, Mlles Jacqueline, Yvonne et Mimi, MM. Pépin, Langelier et Xavier se retrouvaient dans le parc de l’hôtel.