Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 32-36).

XI


Nous sommes fâchés depuis quelques jours, Marie-Louise et moi. Tous ceux qui vivent dans l’intimité d’une femme connaissent ces sortes de brouilles. Elles naissent de petits événements. Elles nous attachent davantage. On ne se fâche que quand on se connaît beaucoup. Les femmes que l’on fréquente peu sont toujours aimables. Et je fréquente Marie-Louise assidûment.

Nous nous sommes fâchés à propos du nouveau chien de Marie-Louise, Kiki.

— C’est un monsieur qui me l’a donné, me dit-elle,

Il y a parmi les fréquentations de Marie-Louise, les messieurs, les connaissances et les amis. Il faut savoir. Les messieurs sont les personnes rencontrées par hasard, qui espèrent obtenir les faveurs de Marie-Louise ; les connaissances, celles qui n’espèrent plus rien, mais conservent des relations courtoises ; les amis sont le commandant et moi. C’est un peu compliqué. Je crains toujours que Marie-Louise ne mélange les trois catégories.

Kiki est un grand colley écossais, blond et soyeux, l’air doux, naïf, flemmard, les pattes soignées. Il a une physionomie d’homme. Il ressemble à certains de ces employés anémiques, aux ongles roses et polis, qui ont une belle écriture, une main élégante et bâillent derrière un grillage.

Le matin, Marie-Louise m’a demandé :

— Pendant que je vais faire ma toilette, tu serais bien gentil de promener Kiki sur l’avenue.

— Il ne m’échappera pas ?

— Non, sois tranquille ; il suit très bien quand on le sort. Tu verras.

— Je serais plus tranquille en l’attachant.

Marie-Louise bondit.

— Attacher Kiki ! Penses-tu que je vais te laisser

Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).
Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).
Le matin, Marie-Louise m’a demandé… (page 33).

attacher Kiki ! Le pauvre loulou à sa mémère, il n’a que ce quart d’heure de liberté. Allons, va avec le monsieur.

Kiki me contemple d’un air tranquille, son air d’employé derrière le grillage quand il y a beaucoup de public. Nous sortons tous deux au pas. Mais, dehors, il s’élance sur l’avenue et disparaît à un tournant, la sale bête.

— Kiki ! Kiki !

Marie-Louise apparaît à la fenêtre.

— Tu l’as laissé échapper ! Vrai, tu n’es guère malin, pour un type intelligent. C’est pas la peine d’écrire dans les journaux pour ne pas être seulement fichu de garder un chien.

— Mais, ma chère, ça n’a aucun rapport.

— Cours après Kiki. Tu causeras ensuite. Jamais il ne s’est échappé avec moi. Ces choses-là n’arrivent qu’à toi.

C’est vrai, elles n’arrivent qu’à moi. La fenêtre se referme. Le chien est là-bas, immobile. Il m’attend. Je fais quelques pas. Il repart à fond de train.

— Kiki ! Kiki !

Je sens que je vais bouleverser ce paisible quartier. Des dames sourient, comme on fait devant quelqu’un qui poursuit un chapeau emporté par le vent. Un petit pâtissier court derrière le colley blond ; un paveur essaie de lui couper la retraite, le saisit enfin, le ramène.

Il me faut donner la pièce au paveur et au petit pâtissier. J’attache Kiki, cette fois, tant pis ! Nous continuons notre promenade. Le chien, qui porte au collier un énorme chou de satin bleu, s’arrête à toutes les portes, à tous les arbres, à tous les réverbères. Et moi, en matinal veston vert réséda, gants de daim blanc et souliers d’antilope à bouts vernis, j’ai l’air ridicule devant ce toutou qui essaie à chaque pas, d’une façon grotesque, cherchant une bonne place, introuvable, paraît-il. Deux petites ouvrières me rient au nez.

— Allons, Kiki, allons, mon beau.

Cette fois, il ne bouge plus. Il a découvert je ne sais quelle charogne. Il est en arrêt là, devant. Je fais une voix douce, je dis des mots tendres, comme si je parlais à Marie-Louise. Les deux petites ouvrières nous contemplent. Le jeune pâtissier, au retour de sa course, se plante à côté d’elles. Kiki, tout à coup, se roule frénétiquement sur la charogne. N’ayant pas de fouet, je tape un peu le colley sur les reins, du plat de la main, très peu : j’aime les animaux.

— Oh ! s’écrie l’une des petites ouvrières, tu vois, Germaine, s’il tape sur la pauvre bête.

J’entraîne Kiki rapidement. Il s’arc-boute sur les quatre pattes, il s’étrangle pour ne point me suivre, il tousse, il a la langue violette. Je me résigne à m’arrêter, mais trop tard : le paveur a rejoint le pâtissier. Un télégraphiste les accompagne. Ils parlent de moi entre eux.

— Quelle brute, hein ?

— C’est malheureux d’avoir un si beau chien pour le traiter pareillement.

— Et on dit que nous autres on n’a pas de cœur. Mince, alors ! Y a qu’à voir comment les rupins traitent leurs animaux. On viendra, après, crier contre les charretiers. Ah ! misère !

Une grosse dame et trois cuisinières augmentent le rassemblement. La grosse dame porte sur ses bras un affreux roquet. Elle crie :

— C’est honteux de traîner pareillement une pauvre bête.

— Faut pas demander comment qu’y traite les femmes. Y a qu’à voir sa tête, au type. On en trouve aussi bien dans le grand monde. C’est pas parce qu’il a des gants blancs…

— Et l’ cabot, avec son nœud bleu. Y a pas d’erreur, allez, c’est le gigolo qui promène le toutou de madame.

— Faut pas être fier pour faire un métier pareil.

— On leur-zy dit rien, à ceusses-là. Ça serait un pauvre diable de cocher, on y aurait déjà fait un procès-verbal.

Je finis par emporter Kiki à pleins bras. Il infecte, maintenant qu’il s’est roulé dans la saleté. Il est lourd. Il tache ma cravate. Le public me suit.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un jeune homme qui vient d’étrangler son chien, là, devant nous.

— Et vous n’avez pas pu empêcher ça ?

— Que voulez-vous, ces gens-là sont souvent armés ; mieux vaut ne pas se mêler de leurs affaires. Un mauvais coup est vite attrapé.

— Oh ! croyez-vous ? Il a l’air bien convenable !

— Vous y fiez pas. C’est le type de la petite grue d’en face.

— Joli monde.

Marie-Louise, de sa fenêtre, m’interpelle :

— Pourquoi portes-tu Kiki dans tes bras ? Il est blessé ? Il est mort ? Il est mort, mon pauvre toutou !

Je fais signe à ma petite amie de se taire. La foule nous hue. On crie : « Kiki ! » Je disparais sous la porte cochère. Au seuil de l’appartement, Marie-Louise couvre de baisers le colley blond qui s’en va ensuite tranquillement s’asseoir devant le feu, en me regardant d’un air farce.

— Où a-t-il été ? s’écrie Marie-Louise. Il est dégoûtant ! Il sent mauvais ! Tu ne pouvais pas faire attention ? Ah ! je te le confierai, mon chien ! Tu ameutes tout le quartier. Pour qui va-t-on me prendre ? Tout ça, c’est parce que tu l’as attaché, Je t’avais dit de le laisser en liberté.

— Je t’assure que je ne mérite pas…

— Tais-toi, tu m’agaces. Tu n’es propre à rien. Tu ne sais pas faire œuvre de tes dix doigts.

— Ingrate.

— Va-t’en. Je ne veux plus te voir. J’en ai assez de toi. D’abord, tu te moques toujours de moi.

— Alors, c’est… adieu ?

— Oui. Ah ! avant de t’en aller, écoute un peu : tu vas passer rendre des coupons de pongée. Et tu me rapporteras la réponse demain, pas le matin, j’ai le commandant ; demain, vers… cinq heures.

— Je croyais que c’était fini, nous deux…

— Oh ! que tu es agaçant. Tu me taquines toujours, et tu ne comprends rien.