Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 28-32).

X


Mlle Claire, l’ancienne modiste lancée par Marie-Louise dans le demi-monde, nous a invités à un five-o’clock, pour nous montrer sa nouvelle installation. Mlle Claire prononce naïvement five-o’clock à la française, mais avec un air prétentieux tout à fait ridicule. Elle a un ami beaucoup plus riche que « le nôtre » ! et un collier de perles beaucoup plus belles que les nôtres.

— Hein ! tu l’as vu, son collier, siffle ma petite amie, rageuse, tu l’as vu ? En fait-elle un foin, avec ce collier !

Marie-Louise juge évidemment que c’est de l’ingratitude d’exhiber devant elle un pareil bijou. Elle est humiliée. Elle dirait presque : « Occupez-vous donc des gens pour être récompensé de cette façon-là. »

Moi qui n’ai pas les mêmes raisons de me montrer sévère à l’égard de Mlle Claire, je la trouve charmante. Étant grande et mince, elle porte la toilette avec élégance et distinction. Les boucles ailes-de-corbeau de ses cheveux lustrés mettent en valeur ses joues mates et rondes, Et ses prunelles, dont la lumière noire demeure immobile dans le blanc laiteux des grands yeux, font songer au regard de la Junon-aux-Yeux-de-Génisse des vers de l’Iliade.

Marie-Louise est, à mon goût, beaucoup mieux bâtie que Mlle Claire. Pourtant, cette dernière ne me déplaît pas. Pourquoi ? Simplement parce qu’elle ne fut point ma maîtresse ; parce que j’ignore ce qu’elle cache sous sa robe.

C’est peut-être ce qui nous attire davantage vers une femme nouvelle, ce mystère de la chair voilée, attendue, imaginée, Quoi de plus coquet, de plus attrayant, de plus agréable qu’un premier déshabillage ? On découvre lentement les nudités rondes. Et l’on éprouve une joie délicieuse à faire choir la jupe, à dénouer les cordons, à ôter cette dernière et fragile enveloppe des dessous, légers comme du papier de soie, emballant le plus joli cadeau qui soit au monde.

Je songeais à tout cela tandis que Mlle Claire servait le thé ; et je suivais de l’œil le mouvement de ses hanches. Elle était aimable vis-à-vis de moi, afin d’ennuyer un peu Marie-Louise ; et moi vis-à-vis d’elle afin d’exciter la jalousie de ma petite amie. Ainsi débutent bien des liaisons. Car on aime rarement pour soi : on aime pour les autres, pour taquiner une maîtresse, pour se venger d’elle, pour exciter l’envie des camarades ; on aime par dépit, par rancune, par vanité ; et l’on se déçoit mutuellement avec d’illusoires promesses, avec de leurrantes caresses,

Mlle Claire va venir chez moi, ce soir, après-dîner.

J’attends un vrai plaisir de cette visite faite à l’insu de Marie-Louise. Dès le matin, à mon réveil, je pense : c’est pour aujourd’hui. Et je cherche à me représenter la grande fille dévêtue au milieu de la pièce. J’ai préparé avec un soin satisfait un petit goûter d’amoureuse — la dînette pour la dame en chemise — disposé une botte de violettes de Parme dans un coquemar de cuivre ancien ; des tiges de lilas en un cornet de verre ; et des bûches au fond de la cheminée. Que de fois ai-je déjà fait, avant la venue de Marie-Louise, de semblables préparatifs !

Aujourd’hui, j’y apporte plus de soin, plus d’entrain. Et j’attends avec plus d’impatience l’heure du rendez-vous. Quelle émotion délicieuse ! Un coup de sonnette : un bruit de jupe derrière la porte : voici Mlle Claire.

Nous nous embrassons, sans coup férir, si j’ose employer cette métaphore. Je sens tout de suite que « c’est entendu » qu’elle ne fera aucune résistance. Pauvre petite Marie-Louise !

Mlle Claire s’assied avec des grâces de mannequin. Elle semble toujours présenter devant les glaces des chapeaux aux clientes. Seulement, elle est devenue poseuse, et difficile. Je n’ai pas su choisir les chatteries qu’elle préfère. J’ai l’habitude des goûts de Marie-Louise, moi.

Comme tous les rendez-vous se ressemblent ! On répète toujours à peu près les mêmes phrases jusqu’au moment du déshabillage et du coucher ; et là aussi, d’ailleurs, on répète les mêmes phrases.

Mlle Claire a les cheveux courts, les bras un peu minces ! à mon gré. J’éprouve une légère déception. Marie-Louise possède une si longue chevelure et de si beaux bras ! Et puis, comment expliquer cela ? C’est bien difficile, mesdames. — Enfin, voilà : c’est comme pour la dînette de tout à l’heure. Je ne sais pas quelles chatteries elle préfère, cette femme.

J’ai l’habitude des goûts de Marie-Louise. Nous nous entendons à merveille, nous deux. Je ne sais si je me fais bien comprendre ? Avec Marie-Louise, j’ai l’impression d’être chez moi, dans mes meubles ; avec Claire, il me semble faire une visite, une courte visite chez une personne étrangère. Nous sommes déçus l’un et l’autre. Mon Dieu ! que ces explications sont difficiles à donner !

Claire ne dort pas non plus, à la façon de Marie-Louise. Je trouve partout un bras étendu, une jambe allongée, qui bougent, à croire que mon amie de cette nuit a une demi-douzaine de bras et de jambes. On croirait se trouver auprès d’une idole hindoue, On les rencontre de tous les côtés. Si encore elle bavardait ! J’ai aussi l’habitude du bavardage bébête et charmant de mon ordinaire petite camarade de lit. Claire ne dit rien. Elle dort et elle remue. Je voudrais bien qu’il fût neuf heures du matin.

Quelle drôle d’idée j’ai eue de tromper Marie-Louise !

Claire est partie enfin. Nous nous sommes donné rendez-vous « un de ces jours ». Mais nous sentons l’un et l’autre que nous en resterons là.

Et, vers midi, je vais déjeuner chez Marie-Louise. Je lui apporte un gros bouquet de violettes, à titre d’amende honorable.

Chère petite ! Comme j’aime sa bouche mouillée, charnue, fondante, qui vit et palpite entre mes lèvres ! comme j’aime ses questions, bien simples pourtant et bien banales, de gentille compagne qui s’intéresse à mon existence : « Tu as bien dormi ? Qu’as-tu fait, ce matin ? Où irons-nous tantôt ? »

Oui, quelle drôle d’idée j’ai eue de tromper Marie-Louise ! Elle continue à parler :

— Devine le menu du déjeuner ? Il y a des choses exprès pour toi. Je vais te dire, parce que je sais que ça te plait de connaître à l’avance… Du beefsteak « espérance » avec des pommes frites et de la mayonnaise ; pour commencer, des œufs pochés à l’estragon ; et puis, du vieux Graves ; et, au dessert, des petits fours et du vin de Ponte-Algrada, envoyé par le commandant (c’est l’ami de Marie-Louise), qui fait une croisière là-bas, tu as lu, dans les journaux ? Le roi est à bord. Ah ! que je te dise aussi : j’ai des nouvelles de chez nous. Mon plus jeune frère est placé chez le premier charcutier de la ville. Papa est revenu de Terre-Neuve. La pêche a été magnifique, cette année…

Tout cela m’amuse, m’intéresse ; le roi à bord du yacht de notre commandant ; le petit frère placé chez le charcutier. Et je comprends, au sortir des bras de Mlle Claire que je tiens à Marie-Louise par la force de l’habitude : habitude des caresses, des soins, des tournures de phrases, des gestes même.

Ô petite Marie-Louise, si vous saviez ce qui s’est passé cette nuit, quelle scène terrible vous me feriez ! Vous casseriez le beau service à filet d’or offert par le commandant. Et vous auriez tort. Car vous et vos pareilles, amies de passage devenues peu à peu des compagnes, vous êtes pour nous plus que le caprice, plus que le désir, plus que le charme : vous êtes l’habitude.

Vous pouvez nous pardonner des infidélités légères : vous avez pour vous le retour, le retour de l’enfant prodigue. Et si vous voulez, petite Marie-Louise, nous tuerons le bœuf gras ce soir… quand la lampe sera éteinte.