Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Le Baptême


LE BAPTÊME


DIALOGUE



                            PREMIER CORSE.
        Nous voilà sujets de la France,
        Qui nous envoie un gouverneur.
        Y gagnera-t-elle en puissance ?
        Y gagnerons-nous en bonheur ?
                            DEUXIÈME CORSE.
        De ce toit, vois d’ici le maître,
        Bonaparte, ami des Français :
        Tandis qu’il aide à leurs succès,
        Un second fils lui vient de naître.[1]
                            PREMIER CORSE.
Dans toute l’île une fête a donc lieu ?
                            DEUXIÈME CORSE.
D’être à la France on y rend grâce à Dieu.

                            PREMIER CORSE.
        On dispose ainsi de la Corse
        Sans nous dire : Y consentez-vous ?
        La règle des rois, c’est la force ;
        Ont-ils parlé : peuple, à genoux !
                            DEUXIÈME CORSE.
        Dieu le veut, comme il veut la joie
        De ces époux qu’on vient fêter.
        À l’église on va présenter
        L’enfant qu’à leur cœur il envoie.
                            PREMIER CORSE.
Où va la foule, au pied de ce rempart ?
                            DEUXIÈME CORSE.
Voir de la France arborer l’étendard.

                            PREMIER CORSE.
        Sur nous, qu’avait opprimés Gênes,
        Un autre joug va donc peser ?
        Ce n’est pas à changer de chaînes
Que l’on apprend à les briser.
                            DEUXIÈME CORSE.
        Voilà le baptême qu’on sonne ;
        Le cortège part triomphant.
        Ce fils n’est pas leur seul enfant :
        D’où vient tout l’espoir qu’il leur donne ?
                            PREMIER CORSE.
Par le canon, quoi ! ce jour est fêté !
                            DEUXIÈME CORSE.
Il sera cher à la postérité.

                            PREMIER CORSE.
        La Corse étonnera le monde,
        A dit un ami de nos droits.[2]
        Mais, s’il faut qu’un roi la féconde,
        Qu’enfantera-t-elle ? Des rois.

                            DEUXIÈME CORSE.
        La mère, dame sage et bonne,
        Sur son lit, le front incliné,
        Par le jour où son fils est né,
        Le recommande à sa madone.
                            PREMIER CORSE.
Les chants français troublent ville et faubourgs.
                            DEUXIÈME CORSE.
D’exploits futurs ces chants parlent toujours.

                            PREMIER CORSE.
        Pourtant les Corses sont des braves.
        Rome, la Rome des Césars,
        N’osait en prendre pour esclaves :
        Nous avions déjà des poignards.
                            DEUXIÈME CORSE.
        On lui donne un patron sans gloire :
        C’est Napoléon, m’a-t-on dit ;
        Mais, si le saint est sans crédit,
        Le nom semble fait pour l’histoire.
                            PREMIER CORSE.
Chaque navire a pavoisé son bord.
                            DEUXIÈME CORSE.
Les Anglais seuls désertent notre port.

                            PREMIER CORSE.
        En quoi l’âpre sol de cette île
        Peut-il tenter un roi puissant ?
        Nos mains, sans le rendre fertile,
        L’ont inondé de bien du sang.
                            DEUXIÈME CORSE.
        Un carillon de bon augure
        Reconduit l’enfant au logis.
        Loin du sein, hélas ! tu vagis,
        Pauvre petite créature !
                            PREMIER CORSE.
Que vois-je au loin sur nos rochers déserts ?
                            DEUXIÈME CORSE.
Un jeune aiglon qui plane dans les airs.

                            PREMIER CORSE.
        Quand l’ombre du manteau d’un maître
        Passe entre le soleil et nous,
        Qu’importe un enfant qui peut-être
        Doit traîner sa vie à genoux ?
                            DEUXIÈME CORSE.
        Ami, Dieu seul renverse et fonde.
        Ne peut-il, lui qui la défend,
        Donner à la France un enfant,
        À cet enfant donner le monde ?
                            PREMIER CORSE.
Quel bruit soudain se mêle aux cris joyeux ?
                            DEUXIÈME CORSE.
C’est le tonnerre : il ébranle les cieux !

  1. Napoléon Bonaparte est né le 15 août 1769, jour de l’Assomption de la Vierge, peu de mois après le traité qui réunit définitivement la Corse à la France. Son père, Charles Bonaparte, avait d’abord été très-opposé aux Français ; mais M. de Marbeuf finit par l’attacher à leur cause, qui était dans l’intérêt de cette île.
  2. J.-J. Rousseau, que les Corses avaient voulu charger de faire une constitution pour leur île.