Le Banquet des Muses/Notice bibliographique sur le banquet des muses
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE SUR LE BANQUET DES MUSES.
Ce n’est pas ici le lieu de traiter à fond une des questions les plus complexes et les plus difficiles de l’histoire littéraire, en essayant de débrouiller et d’éclaircir les renseignements aussi confus que contradictoires que nous possédons sur Jean Auvray et sur ses ouvrages. Il faudrait plus de temps et plus d’espace que nous n’en avons, pour établir d’une manière logique et certaine la biographie et la bibliographie de ce poëte normand, car bibliographes et biographes sont loin de s’entendre au sujet de l’auteur du Banquet des Muses.
En effet, le sieur Auvray, à qui l’on doit ce recueil célèbre de poésies scurriles et comiques, comme il les qualifie lui-même dans sa dédicace à maître Charles Maynard, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé et président en sa cour du Parlement de Rouen, est-il le même que le sieur Jean Auvray, qui a composé un grand nombre de poésies saintes et mystiques, entre autres le Thrésor sacré de la muse saincte, la Pourmenade de l’Ame dévote, le Triomphe de la Croix ?
Le sieur Auvray, chirurgien de son état, que ses amis proclament : pœticœ nec non chirurgicœ disciplinœ hujus temporis facile princeps, en tête de son Banquet des Muses, est-il le même que maître Jean Auvray, avocat au Parlement de Normandie, auteur de plusieurs tragédies, entre autres l’Innocence découverte, Madonte, Dorinde, etc., etc ?
Le sieur Auvray, qui n’existait plus en 1628, quand son ami et son compatriote, David Ferrand, libraire de Rouen, publia ses OEuvres sainctes, suivant le vœu du défunt, est-il le même que le sieur Auvray qui, au dire des bibliographes, dédiait à la reine, en 1631, ses tragédies de Madonte et de Dorinde ?
Enfin faut-il croire, avec Beauchamps (Recherches sur les théâtres de France, 2e part, de l’édit. in-4o, p. 82), que l’auteur de Madonte et de Dorinde mourut avant le 19 novembre 1633 ? Ou bien, faut-il accepter le témoignage de l’éditeur des OEuvres sainctes, qui déclare dans les termes les moins ambigus que le poète était mort avant cette publication, c’est-à -dire avant l’année 1628 ?
Ce sont là autant de petits problèmes historiques et bibliographiques devant lesquels s’est arrêté le savant auteur du Manuel du libraire, qui s’est contenté de les signaler en invitant les bibliographes à les résoudre. Cette solution définitive se trouvera sans doute dans la notice que Guillaume Colletet a consacrée à Jean Auvray et qui figure parmi les Vies des poëtes françois, cette précieuse compilation encore inédite que les amis des lettres désespèrent de voir paraître et dont le manuscrit original est conservé à la bibliothèque du Louvre.
En attendant, nous pouvons dire, sans crainte d’être démenti par Guillaume Colletet, que Jean Auvray s’occupa de théâtre, de poésie satyrique et licencieuse, dans sa jeunesse, avec beaucoup de verve, de talent et de libertinage, mais qu’il ne publia lui-même qu’un seul de ces ouvrages de littérature profane, sa tragédie de l’Innocence découverte (in-12, sans titre, privilége du 20 janvier 1609). Il avait fait une foule de pièces folâtres ou gaillardes qui couraient le monde et qu’il ne prit pas la peine de recueillir en volume. D’ailleurs, en 1611, il s’était amendé et converti, comme il nous l’apprend lui-même dans les stauces de l’Amant pénitent, qui font partie du Thrésor sacré de la Muse saincte (Amiens, impr. de Jacq Hubault, 1611, in-8°) :
Lorsque j’estois mondain, je croyois que les femmes
Fussent pour les humains de plaisans paradis ;
Mais j’ai depuis cogneu que les femmes infâmes
Sont les premiers enfers où nous sommes maudits.
Après cette conversion très-sincère, Jean Auvray ne composa ou plutôt n’avoua que des poésies d’un genre sérieux, empreintes d’une sorte d’exaltation religieuse ; telles sont les stances présentées au roi durant les troubles de 1615, la Complainte de Latrance, en 1615,etc, qui semblent un peu dépaysées au milieu du Banquet des Muses. Auvray avait été avocat avant de devenir chirurgien ; il avait habité Paris avant de retourner en Normandie et de se fixer à Rouen ; il avait vécu dans la société des poëtes et des comédiens débauchés avant de mener une vie honnête et presque exemplaire, en exerçant la médecine et la chirurgie dans la capitale de la Normandie. Il ne pensait plus à la poésie que pour envoyer au Palinod de Gaen et au Puyde la Conception, de Rouen, des poëmes et des chants royaux sur le Saint-Sacrement et sur la Sainte Vierge. Cependant il n’avait pas brûlé ses manuscrits, quoiqu’il eût abjuré ses péchés de jeunesse. Il mourut vers 1632, et son exécuteur testamentaire, le libraire David Ferrand, raconte ainsi cette mort édifiante :
Estant prest de rendre l’esprit
Entre mes mains il vous commit (ses manuscrits),
Me disant : « Pour mes œuvres sainctes,
Fay que quelqu’un soit leur appuy
Qui puisse etnpescher les atteintes
Des censeurs du labeur d’autruy.
David Ferrand, suivant la volonté de Jean Auvray, publia ses OEuvres sainctes, qui parurent presque simultanément :
Les poèmes d’Auvray, prœmierz au Puy de la Conception. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8°.
La Pourmenade de l’ame dévote accompagnant son Sauveur, depuis les rues de Jérusalem jusqu’au tombeau. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8°.
Le Triomphe de la Croix, poème d’Auvray. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8°.
Epitomé sur les vies et miracles des bienheureux pères SS. Ignace de Loyola et François Xavier. Rouen, David Ferrand, 1622, pet. in-8°.
Mais David Ferrand avait trouvé aussi, dans les papiers de Jean Auvray, les poésies satyriques, libres et autres que l’auteur s’était toujours abstenu de publier, mais dont la plupart avaient déjà paru sous son nom ou anonymes dans le Parnasse des plus excellens poëtes de ce temps (Paris, Mat. Guillemot, 1607-1618, 2 vol. in-8°) et dans des recueils du mëme genre. David Ferrand se garda bien de détruire ces vers, qui n’appartenaient pas aux œuvres saintes ; il les réunit, il les publia sous le titre de Banquet des Muses, et il réimprima plus d’une fois ce volume, en vertu d’une permission tacite qui lui tenait lieu de privilège du roi.
Le Banquet des Muses, quoique réimprimé au moins trois fois, est excessivement rare, et presque tous les exemplaires qui sont parvenus jusqu’à nous, en passant sous les fourches candines de l’Index, ont été plus ou moins mutilés par la censure de la librairie ou par les scrupules des lecteurs. L’édition originale de 1623 est encore plus rare que celles de 1628 et de 1636.
Cette édition de 1623, d’après laquelle a été faite exactement la réimpression que nous avons sous les yeux, forme un volume in-8° de cinq feuillets préliminaires, de 368 pages et de 32 pages pour les Amourettes qui le terminent. On a supprimé, dans les éditions de 1628 et de 1636, les vers latins signés L. A. et les sonnets de J. de Pozé, Blaisois et de R Guibourg, adressés à l’auteur, ainsi que deux petites pièces assez innocentes : Tombeau de Rud’ensouppe (page 144) et Sur une fontaine tarie (p. 32 des Amourettes). Mais on y a ajouté, en compensation, à la suite des amourettes, les Stances funèbres sacrées à la mémoire de messire Claude Groulard, chevalier, sieur de Lecourt, conseiller du roy en ses conseils d’Estat et privé et son premier président en sa cour de Parlement de Normandie. Ces deux éditions de 1628 et de 1636 se composent de quatre feuillets préliminaires et de 408 pages, après lesquels on a réimprimé l’Innocence descouverte, tragi-comédie, en 57 pages.
Le succès qu’obtinrent simultanément le Banquet des Muses et les OEuvres sainctes d’Auvray, conseilla aux libraires de Paris de rechercher les ouvrages inédits de ce poëte que le libraire de Rouen avait négligés ou qui n’étaient pas entre ses mains. Voilà comment Antoine de Sommaville fit paraître successivement, en 1630, un livre qu’il disait avoir recouvert, intitulé les Lettres du sieur Auvray, et en 1631, les Autres OEuvres poétiques du sieur Auvray (in-8° de 82 p.) et les tragi-comédies de la Madonte et de la Dorinde, dédiées l’une et l’autre à la reine et qui avaient dû être imprimées en 1609 avec l’Innocence découverte.
On réimprimera peut-être un jour les Autres OEuvres poétiques du sieur Auvray, mais nous croyons que ce petit recueil n’est pas, du moins en totalité, l’œuvre de l’auteur du Banquet des Muses, car on y remarque des vers sur la réduction de la Rochelle en 1628 et l’épitaphe du baron de Thiembronne, qui mourut en seize cent trente. Nous attribuerons donc ledit recueil, sauf quelques pièces, à un fils de Jean Auvray, lequel serait aussi l’auteur d’un ouvrage en prose : Louis le Juste, panégyrique, par Auvray (Paris, 1633, in-4o).
Quant à l’auteur du Banquet des Muses, c’est un poëte de récole de Régnier et qui ne lui est pas inférieur : « Voilà où Auvray est vraiment supérieur, dit Viollet le Duc dans la Bibliothèque poétique, après avoir cité une pièce tirée du Banquet des Muses ; c’est dans les petits vers faciles, vifs, pleins d’originalité et de verve et dont l’expression est neuve et pittoresque. Dans le grand vers il est moins original, quoi qu’on y reconnaisse encore son allure franche et son style nombreux. » Le Banquet des Muses s’adresse donc aux fins gourmets de la langue et de la gaieté gauloises.
P. L.