Le Banquet des Gueux (Verhaeren)

Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 55-60).

LE BANQUET DES GUEUX


La joie

Des yeux qui voient
S’emplir, jusques aux bords,
Les hanaps d’or,
Illuminait tous les visages ;
On se sentait unis ; on se rêvait vainqueurs.
La bonne et joviale humeur
Passait
Du front ardent des fous au front grave des sages.
Mais, néanmoins, il se mêlait
Au bruit entrechoqué des coupes,

Tels mots soudain qui s’en allaient,
De groupe en groupe,
Braises en feu, brûler les cœurs.


L’heure était grave ; elle angoissait les consciences.

L’oblique et louche et souterraine défiance
Se glissait dans le peuple et atteignait les rois.
Comme un mur foudroyé se divisait la foi.
Deux grands fleuves sourdaient de la même montagne :
Rome avait pour garant latin, le roi d’Espagne,
Tandis qu’au Nord, ceux qui pesaient sur l’ordre humain

Défendaient tous Martin Luther, moine germain.


Les convives causaient, heureux les uns des autres ;

Certains des plus ardents s’improvisaient apôtres,
Et, pour prouver leur droit, se réclamaient de Dieu.
Les uns raillaient, à voix haute, Philippe Deux.
Ils se moquaient de ses bûchers expiatoires,
Trônes de blême effroi, trônes de piété noire,
Qu’il allumait, sinistrement, autour du sien.
D’aucuns lui refusaient jusqu’au nom de chrétien :
Au lieu de les sauver, il affolait les âmes.
Son pouvoir était tel qu’un grand drapeau de flammes

Qui frôlerait, de ville en bourg, chaque maison,
Jusques au soir, où brûlerait tout l’horizon.


Le comte de Mansfeld regardait la lumière

Grouper en un faisceau d’argent
Les clartés de son verre ;
Il pressentait combien l’accord était urgent ;
Et de sa lèvre ferme il disait la louange
Et la force secrète et le prestige étrange

Et les dons souverains de Guillaume d’Orange.


Et les bons mots croisaient les quolibets

De l’un à l’autre bout des tables ;
Et l’on jouait, vaillamment, entre cadets,
Du gobelet ;
Ô leur rire âpre et franc et leur verve indomptable
Et leur soudaine joie à prononcer le nom
Victorieux et redoutable

De Lamoral, comte d’Egmont !


On s’exaltait ainsi, et la vie était fière.

De prestes échansons passaient, le bras orné
De la sveltesse en col de cygne des aiguières ;

Les désirs fous cavalcadaient éperonnés ;
La table étincelait sous des lustres de joie.

Les plats unis et clairs miraient les hanaps tors,
Et les pourpoints de vair et les manches de soie,
Et les mains au sang bleu dont les bagues chatoient

Se remuaient dans l’or.


Alors,

Au moment où l’entente était à tel point chaude
Qu’on se fût ligué, fût-ce contre le soleil,
Le comte Henri de BRÉDÉRODE,
Frappant trois coups subits sur un plateau vermeil,
Donna l’éveil

À ses valets épars qui comprirent son ordre.


Et tout à coup, dans le désordre

Des soucoupes d’argent et des buires d’émail,
Sur la nappe où stagnaient des lueurs de vitrail,
À travers l’apparat des feux et des vaisselles.
Fut projeté, en ribambelle,
Un tas de pots, un tas d’écuelles,

Que des mains de seigneurs, gaîment, se disputaient.


Parmi les plus hardis, Brédérode prit place,
Et revêtant l’humble besace,

Et desséchant son broc fruste et rugueux,
D’un trait :
« Puisqu’ils nous ont jeté ce mot comme un outrage,
Nous serons tous, dit-il superbement, des gueux ;
Des gueux d’orgueil, des gueux de rage,

Des gueux. »


Et le mot ricocha soudain, de bouche en bouche.

On ne sait quel éclair, quelle flamme farouche
Il portait comme aigrette, en son rapide envol.
Il paraissait pauvre et vaillant, tragique et fol ;
Les plus graves seigneurs l’acceptaient comme une arme ;
Les plus hautement fiers y découvraient un charme ;
On eût dit qu’il comblait leurs vœux et leurs souhaits ;
Il était la bravade unie à la surprise
Et quelques-uns déjà le mêlaient aux devises
Que leur esprit railleur et violent cherchait.
On se serrait les mains en de brusques étreintes ;
On prodiguait les sarcasmes et les serments ;
Les cœurs se fleurissaient de rouges dévoûments
Et les âmes se dévoilaient belles, sans crainte ;

Et le pain et le sel se mélangeaient au vin.


Certains mots s’envolaient qui ne voulaient rien dire,

Mais la fièvre était haute et large le délire.
Tous comprenaient que rien ne se faisait en vain
En cette heure de jeune et terrible folie ;
Qu’ensemble ils dénouaient le nœud qui tient le sort ;
Et que tous ayant bu les superbes vins forts,
Chacun en sablerait, jusques devant la mort,

La lie.