Jacques d’Artevelde (Verhaeren)

Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 43-51).

JACQUES D’ARTEVELDE


I

Ô ce soir de Juillet où le Tribun mourut,

Soleil de Flandre, en avez-vous gardé mémoire ?
Sa ville était dorée aux rayons de sa gloire

Et le monde changea quand son geste apparut.

 

Pour la première fois, quelqu’un de Gand, un homme,

Parla sans se courber, en Roi, devant un Roi ;
Son verbe était si prompt à défendre son droit

Qu’on l’eût choisi pour chef, aux temps rouges, dans Rome.


Les fronts, les bras, les mains des turbulents métiers

Étaient son front, ses bras, ses mains, étaient sa force.
Il rangeait en faisceaux leurs volontés retorses,

Il était à lui seul un peuple tout entier.


Tous les grondements sourds et violents des rages,

Tous les éclairs et tous les feux de la fureur,
Passaient si bien du cœur des autres en son cœur

Qu’il était comme armé de leur mouvant orage.


Et sage autant que ferme, il entreprenait tout.

Rien au monde jamais ne put vaincre sa tête :
Quand il sentit tomber le soir de sa défaite,

Son âme ardait encor comme du fer qui bout.


II


Longtemps il vécut seul, sans manier les foules :

Leurs colères, leurs cris, leurs triomphes, leurs houles
Ne battaient point de leurs flots arrogants
Sa tranquille maison sise en un coin de Gand,

Le long des eaux, à la Biloque.


Le soir autour du feu,

Il aimait les colloques,
Et nul ne parlait mieux.
Il brassait l’hydromel, couleur de flamme et d’ambre ;
Et lorsqu’il dévoilait quelque profond dessein
Devant son fils ardent et ses calmes voisins,

De grands brocs surchargeaient les tables de la chambre.


Survint
Et la misère et la ruine de l’effort vain.


Les gros vaisseaux anglais chargés de lourdes laines,

Flandre, ne cinglaient plus vers tes villes lointaines
Qui regardaient la mer ;
Et tes beaux draps, faits avec l’or des toisons blondes,
Ne se dispersaient plus, par les marchés du monde,

Au bout de l’univers.

 

L’heure tintait à tes beffrois, morne et bourrue ;

Tisserands et foulons hurlaient, parmi tes rues ;
Ils exigeaient du pain.
Tes grands métiers chômaient ; leur vie était à vendre,

Et ton prince avait fui pour ne plus rien entendre
Des plaintes de ta faim.


Oh ! Qu’il naquit dans l’air et la rosée en fête

Le jour élu
Où Jacques d’Artevelde imposa ton salut !
Un mensonge sauveur illumina sa tête :
Dans le dédale obscur et compliqué des droits
Une raison surgit de te donner pour roi
Et nouveau souverain et protecteur utile

Édouard trois, le maître ardent de la grande île.


Et ta cause fut sienne et ton travail reprit.


Alors la joie immense entra dans les esprits.

Avec une fureur trépidante et farouche,
Sans mesure, terriblement, durant des jours,
La foule entière, avec ses bras, ses mains, ses bouches.
Darda vers son sauveur un formidable amour.
Ô quels reflux soudains en ces cerveaux fébriles !
Des flammes de bonheur incendiaient les villes ;
L’allégresse montait comme un embrasement ;
Toutes les tours sonnaient vers les campagnes proches,

Et comme au temps des clairs orgueils, Bruges et Gand
Sautaient vers l’avenir, dans les bonds de leurs cloches.


Artevelde fut roi,

Roi sans titre, mais roi quand même.
Gloire, tu fus son sacre et son baptême ;
Sa volonté nouait ou dénouait la loi.
Toutes les âmes
À son âme cueillaient leur flamme.
Il était simple, il était juste, il était craint,

Et les yeux dans les siens cherchaient ceux du destin.


Oh peuple, il gouverna ta colère apaisée ;

Tu fus celui qui le premier au cours des temps
Contre les vieux pouvoirs vagues et envoûtants
Opposa nettement ta raison avisée ;
Il te refit l’audace, il te refit la foi ;
Tu pus, avec ferveur, disposer de toi-même
Et peut-être sentir quelle force suprême
Pour s’éveiller dans le futur, dormait en toi.
Il connaissait l’orgueil de tes cités rivales
Et les sourdes fureurs de tes métiers entre eux,
Mais il aimait sentir un pouvoir dangereux

Charger et requérir sa volonté totale.


Les tumultes secrets mais violents des cœurs,

Longtemps il les maintint captifs sous son génie ;
Les fronts ne sentaient pas régner sa tyrannie
Ni les torses peser sur eux ses poings vainqueurs.
Sa force souple avait la peur d’être hautaine.
Pourtant, un jour, là-bas, au loin, devant Tournay,
Qu’il s’acharna, comme ébloui et fasciné,
À vainement fixer la victoire incertaine
Et qu’il revint, sans gloire acquise et butin pris,

Tous doutèrent, soudain, de sa toute-puissance.


Et lentement l’âpre et sournoise effervescence,

Qu’il n’étouffa jamais au tréfond des esprits,
Grandit dans les cités qui se disaient serviles.
Termonde, Alost, Courtrai, Grammont, toutes les villes
Secouèrent soudain l’autorité de Gand.
Comme jadis, au temps de la Grèce superbe,
Ce fut, sous un grand vent de vouloirs arrogants,
Contre la fleur de choix, la révolte des herbes.
Et la Flandre ploya, saigna, traîna son deuil,

Et chût, le front chargé d’un trop nombreux orgueil.


Heures sombres ! mais qui furent encor plus sombres,
Quand la cité qu’on jalousait,

Gand lui-même se dépeçait,
À coups d’ongles, dans l’ombre.
Ses deux métiers, tisserands et foulons,
Sentant sur eux souffler les aquilons
De leurs rages, de jour en jour, accrues,
Se provoquaient, le long des rues,
Et s’attaquaient autour des ponts, au pied des tours.
La nuit retentissait du choc de leurs querelles
Et quand l’aube glissait à travers les ruelles,

Des mares de sang noir caillaient aux carrefours.


Haletante, tragique, horrible et carnassière,

La victoire resta aux mains des tisserands ;
Les foulons lourds virent la mort coucher leurs rangs ;
L’arbre de leur orgueil tomba dans la poussière ;
Ils étaient les rameaux, Artevelde le tronc.
Ô quel écroulement jetant à bas sa cause,
Et quel brusque danger environnant son front,
Quand seul, la nuit, l’oreille à sa fenêtre close,
Les poings serrés, il s’acharnait à écouter
Rugir vers lui, du fond rageur de sa cité,

Les ruts de la folie et de la cruauté.


On le tua, à l’heure où les tours étaient rouges
Et comme en feu, de loin en loin, sous le couchant.


Des cris, des poings levés, des menaces, des chants,

Jaillis des cours, des ruelles, des quais, des bouges,

Roulaient comme un tonnerre et assaillaient la nuit.


Le vent se soulevait comme un voile de bruit.

Cœurs tragiques, fiévreux et haletants dans l’ombre,
Là-haut, sans qu’on les vît, battaient les tocsins sombres.
Des mégères passaient aux bras de leurs soudards.
La foule ivre avait saisi les étendards.
Des tisserands parlaient au peuple, sous les porches.
Leurs gestes grandissaient dans la lueur des torches.
La ville était comme un brassin géant qui bout
Et qui répand les vengeances et les colères
Et ce torride amas de rages populaires

Montait battre le seuil d’Artevelde, debout.

 

Il était là, le front tourné vers la marée

De ces âmes, par sa présence, exaspérées.
Son verbe était sans crainte et clair comme autrefois ;

Rien ne fêlait le bourdon sourd qu’était sa voix ;
La Flandre et sa grandeur et sa beauté perdues

Chaviraient au remous de ses phrases tordues ;
Son œil cherchait à voir au fond des autres yeux
La suprême lueur des souvenirs de feu ;
Ses paroles douaient d’orgueil et de mémoire,
Ce peuple au cœur trop haut pour abolir sa gloire,
Et lentement, il l’eût vaincu et reconquis
Si tout à coup, un savetier, Thomas Denis,
Voyant se diviser les foules incertaines
Et redoutant qu’Artevelde ne les domptât,
Ne l’eût frappé, d’un large et soudain coutelas,

À la tête, comme un éclair foudroie un chêne.

 

Ô ce soir de Juillet où le Tribun mourut,

Soleil de Flandre, en avez-vous gardé mémoire ?
Les hommes d’aujourd’hui ont rebâti sa gloire

Car le monde changea quand son front disparut.