Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 289-290).



CHAPITRE VI.


Discussion entre Hermogène, Socrate, Callias, le Syracusain, Antisthene et Philippe.


Au même moment, les uns pressent Critobule de se faire donner le baiser de la victoire ; les autres, d’en demander la permission au Syracusain ; les plaisanteries se croisent ; Hermogène se tait ; alors Socrate l’apostrophant : « Pourrais-tu nous dire, Hermogène, ce que c’est que παροινία[1] ? — Ce que c’est ? répond Hermogène ; je n’en sais rien, mais je puis te dire ce que je crois. — Dis-le. — Avoir le vin insupportable pour les convives, voilà ce que je crois être παροινία. — Or, sais-tu que, toi aussi, tu es insupportable par ton silence ? — Est-ce donc lorsque vous parlez ? — Non ; mais quand nous cessons. — Ignores-tu donc qu’il n’y a pas moyen d’intercaler, je ne dis pas un mot, mais un cheveu dans votre conversation ? » Alors Socrate : « Callias, dit-il, n’y a-t-il pas moyen que vous veniez en aide à un battu ? — J’arrive, dit Callias ; dès que la flûte résonne, nous gardons tous le silence. — Voudriez-vous donc, reprend Hermogène, qu’à l’exemple du comédien Nicostrate, qui récitait ses tétramètres au son de la flûte, ce fût également au son de la flûte que je m’entretinsse avec vous ? — Au nom des dieux, repart Socrate, fais-le, Hermogène. De même qu’un chant est plus doux avec la flûte, de même tes discours, soutenus par ces sons, auront plus de douceur, surtout si tu sais, comme cette joueuse de flûte, accompagner du geste tes paroles. » Alors Callias : « Eh bien, lorsque Antisthène aura quelqu’un à reprendre dans le banquet, de quel instrument à vent se servira-t-on ? — Pour un homme à reprendre, dit Antisthène, je ne vois rien qui convienne mieux que le sifflet. »

Au milieu de cette conversation, le Syracusain s’aperçut que les convives négligeaient son spectacle et s’amusaient entre eux. Jaloux de Socrate : « N’est-ce pas toi, Socrate, lui dit-il, qu’on appelle le songe-creux ? — Il serait plus juste, répond Socrate, de m’appeler le songe-peu[2]. — Oui, si tu ne passais pas pour un songeur en l’air[3]. — Connais-tu rien qui soit plus en l’air que les dieux ? — Non, par Jupiter ! seulement on prétend que tu n’en as point souci ; mais de choses d’une utilité si haute…[4] — Eh bien, voilà justement pourquoi je m’occupe des dieux ; c’est d’en haut qu’ils sont utiles en pleuvant ; c’est d’en haut qu’ils envoient la lumière. Si le jeu de mots est froid, la faute en est à toi qui me cherches chicane. — Laissons cela ; mais dis-moi combien de sauts de puce il y a entre nous[5] ; on dit que tu es fort sur cette géométrie. » Alors Antisthène : « Dis-moi, Philippe, tu es un habile homme pour les comparaisons : est-ce que cet homme ne te fait pas l’effet de ressembler à un insolent[6] ? — Mais oui, ma foi, et je crois qu’il fait cet effet à bien d’autres. — Cependant, dit Socrate, ne le compare à personne, pour ne pas avoir l’air toi-même d’un insolent. — Mais si je le compare à tous les gens de bien et aux plus honnêtes, on me comparera moi-même à un flatteur plutôt qu’à un insolent, et on aura raison. — Et dès ce moment même tu as l’air d’un insolent, si tu dis que tout en lui est bien. — Veux-tu donc que je le compare aux gens de la pire espèce ? — Pas aux gens de la pire espèce. — À personne ? — À personne. — Mais, en me taisant, il me semble que je ne fais plus ce que je dois faire dans un banquet. — Tu le feras mieux en taisant ce qu’on ne doit pas dire. » Ainsi s’éteignit le feu qu’avait allumé παροινία.



  1. Ivresse, excès de vin, insulte faite dans le vin.
  2. J’ai tâché de donner une idée de l’antithèse railleuse que présentent en grec φροντιστής et ἀφρόντιστος.
  3. Cf. les Nuées d’Aristophane, v. 94, 118 et passim.
  4. Il y a là un jeu de mots intraduisible : ἀνωφελεστάτων peut signifier tout à la fois choses très-utiles, inutiles et utiles en haut.
  5. Allusion au vers 146 des Nuées d’Aristophane.
  6. Quelques interprètes croient qu’il y a ici des allusions à Aristophane.