Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 287-288).


CHAPITRE V.


Discussion plaisante entre Critobule et Socrate.


Alors Callias : « Et toi, Critobule, dit-il, est-ce que tu ne disputeras pas à Socrate le prix de la beauté ? — Oh ! que non pas, dit Socrate : l’entremetteur a trop de crédit auprès des juges ; il le voit bien. — Cependant, reprit Critobule, je ne refuse point : allons, si tu as de bonnes raisons, prouve que tu es plus beau que moi. — On n’a tout simplement qu’à approcher une lampe[1]. Je vais néanmoins procéder à l’interrogatoire ; réponds. — Et toi, interroge. — Crois-tu que la beauté existe dans l’homme seul ou dans d’autres objets encore ? — Je crois, ma foi, qu’elle existe dans un cheval, dans un bœuf et dans beaucoup d’objets inanimés : ainsi l’on dit un beau bouclier, une belle épée, une belle lance. — Mais comment peut-il se faire que tant d’êtres si dissemblables soient également beaux ? — S’ils sont bien adaptés par l’art ou par la nature à la destination que nous voulons leur donner dans l’usage, ils sont beaux, dit Critobule[2]. Sais-tu pourquoi nous avons besoin d’yeux ? — Évidemment, c’est pour voir. — Cela étant, il se peut faire que mes yeux soient plus beaux que les tiens. — Comment cela ? — Parce que les tiens ne voient qu’en ligne droite, tandis que les miens voient de côté, étant à fleur de tête. — À ton compte alors, l’écrevisse est de tous les animaux celui qui a les plus beaux yeux. — Assurément, et de plus il a naturellement des yeux d’une force étonnante. — Soit ; mais en fait de nez, lequel est le plus beau, le tien ou le mien ? — Je crois que c’est le mien, s’il est vrai que les dieux nous aient fait un nez pour sentir. Or, tes narines sont dirigées vers la terre, tandis que les miennes sont relevées, de manière à recevoir de toutes parts les odeurs. — Mais comment un nez camus serait-il plus beau qu’un nez droit ? — Parce qu’au lieu de faire obstacle, il permet aux yeux de voir d’abord ce qu’ils veulent, tandis qu’un nez haut les sépare comme un mur. — Quant à la bouche, dit Critobule, je te cède la palme : si elle est faite pour mordre, tu peux mordre beaucoup mieux que moi ; et, avec tes lèvres épaisses, ne crois-tu pas que tes baisers soient plus doux que les miens ? — J’aurais donc, d’après ce que tu dis, la bouche plus laide que celle d’un âne ? Mais regardes-tu comme une faible preuve de ma beauté que les Naïades, qui sont des déesses, engendrent les Silènes, qui me ressemblent plus qu’à toi ? — Je n’ai rien à répliquer : qu’on distribue les cailloux[3], afin que je sache bien vite mon châtiment ou mon amende. Seulement, qu’on aille au scrutin secret ; car je crains que tes richesses et celles d’Antisthène ne me fassent perdre. » Le garçon et la danseuse reçurent les votes secrets ; en même temps, Socrate fit apporter une lampe auprès de Critobule, afin que les juges ne fussent point surpris, et il dit que le vainqueur recevrait non des bandelettes, mais des baisers pour couronne. Bientôt les cailloux sont tirés de l’urne : ils étaient tous pour Critobule. « Bons dieux ! dit Socrate, ton argent, Critobule, ne ressemble pas à celui de Callias : le sien rend plus juste, et le tien, ce qui arrive d’ordinaire, est capable de corrompre et juges et tribunal. »




  1. Passage controversé : nous avons suivi la donnée la plus naturelle.
  2. Cf. Mém., III, viii. Voici du reste un passage qui éclaire parfaitement cette théorie : « Les saints Pères eux-mêmes, lorsqu’ils parlent de la beauté humaine, nous la représentent avec les mêmes caractères que Socrate et Aristote : Rien n’est beau que ce qui est bon. Ce principe fondamental se retrouve à chaque instant dans leurs ouvrages. Lactance, à l’exemple d’Hippocrate et de Galien, a composé un de ses écrits les plus éloquents, pour en faire la démonstration sur chacune des parties du corps de l’homme : saint Ambroise, saint Grégoire de Nysse, Théodoret, et les autres Pères, dès qu’ils parlent du corps humain, ne négligent pas de le rappeler. La plupart d’entre eux nous reproduisent ces pensées riantes ou profondes des anciens philosophes : « Aucun corps n’est beau, s’il n’est conformé de la manière la plus convenable à sa destination. Qu’est-ce que le beau ? Ce qui est en tout point désirable. Un des caractères de la beauté du corps est d’offrir des signes de la beauté de l’âme. Tu es belle, mon amie, tu es belle comme la vertu. » La beauté ne saurait exister sans la symétrie et l’ordre ; et le est plus admirable dans un tout que dans ses parties. Le beau accompli consiste dans l’unité homme ; qui es-tu pour te flatter de te connaître ? Dieu seul voit l’unité absolue ; seul il est l’unité : faible créature, qu’il te suffise d’apprécier le convenable. Là est le beau pour toi, le seul beau dont puisse jouir ta nature mortelle. » Émeric David, Hist. de la peinture au moyen âge, édit. Charpentier, p. 15 et 16.
  3. C’était avec des cailloux qu’on allait aux voix. Cf. Lucien : la Double accusation, passim.