Le Banquet (Gilkin)

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La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 189-193).
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LE BANQUET



De son vol membraneux aux rouges doigts phalliques,
En riant aux éclats de son rire brutal,
Satan m’a transporté dans les siècles antiques
Sur la terrasse d’un palais oriental.

Les clairs porphyres par colonnes colossales,
Sous les plafonds d’ébène incrusté de corail
Élèvent la splendeur despotique des salles
Où rutile un festin sur les tables d"émail.

Les femmes, les guerriers, les prêtres et les princes
Boivent les vins ardents où rit l’or du soleil,
Et les pages fluets, allongeant leurs bras minces,
Leur présentent les mets sur des plats de vermeil.

Moi, je me suis assis à la table royale
Où, vêtu de velours et couvert de bijoux,
Majestueusement préside, triste et pâle,
Un beau Christ orgueilleux aux profonds cheveux roux.

Sa main blanche parfois sur mon poignet se pose.
Par delà la terrasse et les jardins en fleurs,
Dans les parfums mourants flotte un horizon rose,
Qui reflète en nos yeux de sanglantes couleurs.

— Seigneur, sans voir mes yeux qui cherchent tes prunelles
Tu regardes au loin la terre et les longs flots
Des générations aux vagues éternelles,
Et ta religion faite de leurs sanglots.

Offrant au monde en pleurs ton mépris secourable,
Tu fis de la douleur un culte ; désormais
La terre porte au flanc une plaie incurable
Et les hommes ne se consoleront jamais.

Ils ne connaîtront plus la force ni la vie ;
Ils n’adoreront plus la joie et la beauté ;
Et le sourire ami de la terre ravie
Ne les baignera plus de sa sérénité.

C’en est fait pour toujours des splendides statues
Montrant aux cœurs heureux l’homme divinisé ;
Au bois sacré les voix des nymphes se sont tues
Et nul dieu ne naît plus du printemps épuisé.

La paix de la nature a fait place aux alarmes ;
Le plaisir a pour prix de sombres châtiments ;
La prière n’est plus qu’un long fleuve de larmes
Et les hymnes sont pleins d’affreux gémissements.

L’empyrée, où siégeaient, couronnés de lumière,
La jeunesse, l’amour et la gloire des dieux,
Réponds, qu’en as-tu fait ? Une infâme tanière
Où grouille un peuple infect d’esclaves et de gueux.

Ô Fils du charpentier, né triste et misérable
Parmi de vils bestiaux sur les puants fumiers,
Adoré par des rois au fond de votre étable,
Vous souvient-il encore de ceux que vous aimiez ?

C’étaient de pauvres gens couverts de pauvres loques,
Des mariniers poisseux, des ouvriers crasseux,
Des filles de plaisir aux vêtements baroques,
Des enfants du hasard, des voyous paresseux,

Des perclus, des lépreux, d’innombrables malades
Traînant vers vous leur corps mangé de mille maux,
Et des gamins chétifs, suivant vos promenades
Et jetant sous vos pas des fleurs et des rameaux.

Tout ce peuple, à la voix qui calmait sa souffrance,
Ceux qui peinaient, ceux qu’on brisait, ceux qui saignaient,
Conquérants enflammés d’amour et d’espérance,
Fondaient votre royaume, où par vous ils régnaient

Partout ils suscitaient des troupes affamées
D’esclaves déchaînés, décharnés et meurtris
Et partout où passaient ces sinistres armées
Il restait, sous le ciel, des croix sur des débris.

C’en était fait, sans nous c’en était fait du monde
Qu’allait envelopper la nuit sans lendemain :
Nous sommes descendus vers cette foule immonde
Et nous vous avons pris doucement par la main.

Nous, les poètes, nous, les guerriers et les prêtres,
Nous vous avons conduit dans ce palais doré ;
Et ceux que l’univers reconnaît pour ses maîtres
Vous ont donné le sceptre et le manteau pourpré.

Dans vos cheveux ardents brûlent les pierreries,
À votre cou neigeux pendent les colliers lourds
Et dans les plis mouvants de vos robes fleuries
Des fleuves de rubis coulent sur les velours.

Autour de vous flamboie une forêt d’épées ;
Les évêques, les rois, le pape et l’empereur
Font rouler à vos pieds mille têtes coupées
Afin d’assurer l’ordre et de vaincre l’erreur.

Nous voici treize à table, ivres, gorgés de viande,
Divinisant César sous le ciel insulté,
Et des femmes de joie aux belles chairs friandes
Couronnent tous nos sens de fleurs de volupté.

Ô Fils du charpentier, que vous faut-il encore ?
Que cherche à l’horizon votre œil triste et songeur ?
Pourquoi ces fleurs de sang qu’hélas ! je vois éclore
Sous la couronne d’or et là, sur votre cœur ?

Pourquoi vous levez-vous ? Le sang rouge ruisselle.
Le sang sort de vos pieds ! Le sang sort de vos mains !
Seigneur, que faites-vous ?… La nuit tombe. Une frêle
Lueur flotte, là-bas, dans les obscurs chemins…

Vers les pauvres grouillant dans leur noir marécage
Un pauvre est descendu. Voyez-vous, voyez-vous,
Vous tous, dans l’ombre lourde où gronde un sourd orage,
Le Fils du charpentier qui s’éloigne de nous ?