L. Michaud (p. 63-68).


CHAPITRE XIII



Le lendemain était jour de fête et de libations. Dans la Grèce entière et surtout vers la rive athénienne, les vendanges commençaient par des prémices offertes à Dyonisos. Les villages, les cités, les sanctuaires, les oracles se remplissaient d’une foule bariolée et grouillante de prêtres, d’esclaves, d’histrions et de lutteurs, impatients de célébrer les Bacchanales. Et c’était, d’un bout à l’autre de la Terre Sacrée, fragrante de la senteur âcre des treilles, un long frisson orgiaque dans lequel semblaient bruire le galop des faunes en rut, la plainte des nymphes renversées, le rire de Pan, aigu comme un fifre.

Ictinus l’Hypogète, après une nuit passée en rêves nerveux, s’était rendu de bon matin au Temple, tâchant d’évoquer sur les murs couverts d’esquisses l’apparition de la veille. N’était-ce pas une allégorie vivante, d’ailleurs, que ce jeune garçon aux yeux clos qui refusait son sourire à la vie ? Pareil à Ganymède, il ne consentait à s’approcher des dieux qu’après un essor, en rêve, jusqu’au ciel. Malgré son acharnement et ses labeurs, l’artiste ne put pas retrouver ce je ne sais quoi d’idéalement tendre et triste dont les lèvres du gamin s’étaient épanouies. Le jour se passa en recherches vaines, en rancunes mal dissimulées, en efforts interrompus par l’aigre sautillement des grelots bachiques, et par la mélancolique voix des flûtes de roseau.

Quant à Briséis, elle n’était pas revenue…

Le soir arriva, avec son habituelle frénésie du crépuscule. Maintenant, à travers la campagne, les hordes déchaînées des esclaves ivres, des ilotes abrutis de boissons, chargeaient, cheveux au vent, langue pendante et gestes fous, se culbutant dans la poussière, ou sur les foins, avec des femelles. Un couple avait enjambé la barrière et vint se colleter presque sous les yeux d’Ictinus. Les feuilles de laurier s’empourpraient des derniers rayons de soleil, et la terre semblait rouge, elle aussi. L’homme avait renversé sa proie par terre et la traquait comme on traque une bête. Des lueurs vibraient au fond de ses prunelles. La victime hurlait en demandant grâce… ou suppliait pour de nouvelles blessures. Mais il se jeta dessus, jusqu’à ce qu’elle semblât morte. Puis il s’en alla, cauteleux, haletant, épuisé. Dans les trépieds de bronze, autour du temple vide, les charbons ardents fumaient recouverts de myrrhe… Sur les trépieds était inscrit le nom d’Éros…

Tout à coup, un bruit fit tressaillir Ictinus. Des pas. Peut-être le gardien Plinius revenu de la fête ? Peut-être des intrus comme tout à l’heure ? Des pas encore… L’Hypogète se préparait déjà à sortir, à voir, à chasser au besoin les importuns (ne viendraient-ils pas le troubler de leurs hoquets d’ivrognes), lorsqu’il aperçut une forme voilée, légère ainsi que celle des prêtresses de Diane, qui s’avançait hésitante, la tête un peu baissée…

Ce devait être une des danseuses d’Académos qui voulait, sans se révéler, goûter la fraîcheur de la nuit, ou, encore, quelque figurante des cortèges orgiaques, venue là, cueillir des fleurs pour la couronne d’un jour… Jolie sans doute, à coup sûr merveilleusement fine et déliée, ainsi que l’accusaient les chevilles et les poignets cerclés de lourds anneaux d’or. Mais bah ! que lui importait l’inconnue, arrêtée d’ailleurs près d’un bosquet de jasmins ? Or, voici que la voyageuse reprenait sa route, précisait son chemin et qu’en même temps une autre forme blanche apparaissait, celle-là reconnue instantanément par le peintre : Personne dans Athènes n’avait ce profil excepté Briséis.

« Par Mercure ! pensait Ictinus en se dissimulant mieux encore derrière une des tables de sacrifices, je comprends son absence, c’est le soir de Lesbos ! »

La danseuse, cependant, avait rejeté l’écharpe qui la voilait, et comme un rayon de lune fragilement glissait du ciel, elle courut, légère, jusque vers l’amie. Elle la prenait dans ses bras, couvrant de baisers la mousseline qui séparait ses lèvres des autres lèvres, et ces deux fantômes, quasi aériens dans leur étreinte, apparurent au peintre comme un jet d’eau immobile… Puis Briséis à doigts fervents écarta le tissu nacré derrière lequel tremblait un visage… Elle se pencha presque, aspirant dans une seule et longue caresse toutes les effluves de son désir.

Quand elle se releva, muette, extasiée, et les paupières battantes, Ictinus fiévreusement s’était démasqué ; Ictinus ne put retenir un cri, cri de surprise, d’effroi et de rage : Car sur le sein de la courtisane, c’était Milès qui palpitait !

Au son âcre de la voix, reconnaissant le peintre, Briséis, épouvantée, s’était enfuie. L’éphèbe, immatériel et triste, demeurait plus bel encore dans le recueillement nocturne ; seulement ses yeux profonds se fixaient sur l’Hypogète, et, sous la lune froide, sa tête à la chevelure hiératique évoquait la face des génies éternellement jeunes, qui, autour de Babylone, veillent près des tombeaux…

Le regard de l’adolescent était tel, qu’après quelques pas, Ictinus tombait à genoux, par ce geste avouant, sans une parole, son amour et son esclavage, ainsi que l’on dénoue aux pieds du maître une étoffe remplie de fleurs…

Puis, comme le silence les enveloppait de son aile tendre, le jeune homme se redressa, allant vers Milès dont il prit la main délicate pour la porter à son cœur.

« Me pardonneras-tu… me pardonneras-tu ? murmura-t-il enfin… Je ne savais point que tu serais dans les bras de cette femme. »

L’éphèbe ne répondait pas ; alors, Ictinus ajouta :

« Tu l’aimes donc ? »

Milès couvrit l’Hypogète d’un regard plus triste. Il voyait, apparemment, une douleur si grande, une angoisse si forte dans le visage de celui qui l’interrogeait ainsi, que, muet, il secoua la tête.

« Oh, tu dois l’aimer ! L’autre soir déjà j’avais des doutes… Pourquoi ne point me le dire… tu dois l’aimer !

— Je n’ai jamais aimé personne, dit enfin Milès. Briséis a connu ma patrie. Elle m’en parlait avec une voix douce, surtout au moment des baisers. Elle m’a sauvé de l’esclavage en Attalée. Voilà pourquoi je l’écoutais. Voilà pourquoi j’ai quitté Scopas. Puis elle m’a traité comme me traite l’Autre. Elle se sert de moi pour son désir. Mon âme est loin… Elle ne s’est rapprochée que lorsque Briséis évoque Byblos : Alors je me rappelle et je pleure… Et c’est la seule joie de ma vie !

— Tu n’es donc pas heureux avec Scopas ? L’Apoxyomène est riche, pourtant… Il est bon… Tu devrais être fier de son génie… Pourquoi le tromper, et que va-t-il penser de ta fuite. Ne t’accorde-t-il pas tous tes caprices ?

— M’a-t-il jamais accordé celui d’être libre et de partir, continua l’éphèbe en soupirant. Et toi, ne sais-tu point que je vis en prison ? Les barreaux sont d’or pur, les larmes se mêlent aux perles de mes colliers… Mais que ne donnerais-je pour les guenilles d’un pâtre, qui chante, à lui seul, son hymne dans le soir !

— Cependant la tendresse dont on t’entoure, ne la sens-tu point ?

— Elle me fait horreur ! Oui, répéta Milès en s’animant peu à peu, elle me fait horreur, cette tendresse, car ceux qui vivent autour de moi ne me donnent en échange de ma jeunesse que le vice, que le dégoût et que l’amertume de leur cœur, que leur égoïsme. Si je te racontais mon passé, si je te disais tout cela, tout cela… peut-être comprendrais-tu ma révolte intérieure. Mais nous avons besoin de croire, d’être gais, fébriles et enthousiastes, nous autres qui n’avons pas vingt ans ! Écoute : lorsque Scopas m’a emmené comme un butin loin de mon ciel et de ma patrie, d’aucuns, touchés, me parlèrent de la civilisation splendide d’Athènes et se réjouirent presque de me voir parmi eux. Parmi eux… oui ! mais comme un esclave. Alors, après les humiliations, les coups, les marchandages, je me suis cru sauvé quand Scopas m’a voulu. Hélas ! ses caresses étaient pires que des coups — comme les baisers de Briséis sont pires que les chaînes. On peut relever la tête quand le fer vous blesse. Mais l’or qui vous étreint ?

— Si je te disais pourtant que je suis là dans l’ombre, murmura le peintre, et qu’un signe de ta main suffit à m’agenouiller, ne me croirais-tu point ton ami ?

— Non, Ictinus, car j’ai vu luire dans tes yeux la passion que tu ne veux pas dire, l’aveu que tu ne m’as point fait… Qui sait même, ajouta-t-il, rêveur, si, déçu dans ton espoir, tu n’iras pas un jour vers Scopas lui dire ce dont tu fus témoin entre moi et Briséis ?

— Je savais que tu ne m’aimais pas ! s’écria le peintre, j’ignorais que tu me méprises au point de supposer une pareille chose de moi. Mais, murmura-t-il découragé, à qui donc, alors, réserves-tu le trésor de ton cœur juvénile, de ta bouche aiguë et glacée ? N’as-tu jamais évoqué l’Elohim, dont l’étreinte ne trouve en toi qu’une ombre ? N’est-ce pas ce soir que Dyonisos couronne le vœu des amants et n’as-tu point rencontré par les routes bleues qui sentent le sel et la mer, le cortège des bacchantes ou la troupe capricieuse des faunes, cyniques sous leurs guirlandes de lierre ?

— Il n’y a personne sur les chemins, personne au clair de lune… », répondit l’éphèbe, et ses prunelles se voilèrent comme un cristal sous la buée… « Il n’y a personne qui passe ou qui vienne, dans le silence de mon exil. Mais qu’il paraisse, celui-là que j’attends, ou qu’elle s’éveille, celle-ci dont je songe, et mon âme entière tremblera au bord de ses cils ! »