Charpentier (p. 227-238).

XX

BA BE BI BO BU

Je retourne chez M. Firmin, il est en voyage ; il marie sa fille.


Je vais chez M. Fidèle — un autre placeur.

M. Fidèle demeure rue Suger, à l’entresol.

Personne pour vous recevoir. Le patron ne se dérange pas pour ouvrir la porte — il n’y a ni bonne ni domestique pour vous annoncer. On tourne le bouton et l’on entre…

Une antichambre avec des chaises de bois usées par les derrières de pauvres diables ; noires — du noir qu’ont laissé les pantalons repeints à l’encre ; luisantes d’avoir trop servi comme les culottes ; les pieds boiteux comme ceux des frottés de latin qui — dans des souliers percés — ont marché jusqu’ici, le ventre creux.

Un jour sombre, des rideaux verts, fanés — on retient son souffle en arrivant ! Dans l’air, le silence du couloir de préfecture… du cabinet du commissaire — je m’y connais ! — du corridor où l’on attend le juge d’instruction comme témoin ou comme accusé…


On parlait à voix basse. Le patron arrive. On se tait — comme au collège.

Tous ici, pourtant, nous sommes taillés pour faire des soldats !…

J’appréhende le moment où mon tour viendra !

C’était bon avec le père Firmin, qui me traitait en favori, chez lequel j’étais entré derrière Matoussaint. Mais M. Fidèle, le placeur de la rue Suger, M. Fidèle ne m’a jamais vu encore, et M. Fidèle a une tête peu engageante, une tête jaune, verte, avec des lunettes bleues et des moustaches noires collées sur la peau comme une fausse barbe de théâtre ; des cheveux longs et plats, des dents gâtées.

Je n’ai pas peur des gens qui ont la mine féroce ; mais je tremble devant tous ceux qui ont des faces béates. Je préférerais être en Décembre, devant le canon de Canrobert !


Mon tour est arrivé, M. Fidèle m’interroge :

« Que voulez-vous ? Avez-vous déjà enseigné ? Quels sont vos états de service ? Avez-vous des certificats ? »

Il me demande cela d’une voix dégoûtée et irritée ; il paraît écœuré de vivre sur le dos des pauvres ; il trouve trop bêtes aussi ceux qui pensent à gagner le pain moisi qu’il procure !

Mes certificats ? Je n’en ai pas ! Je n’ose pas dire que j’ai été chez Entêtard ! Je ne sais que répondre ; je montre mon diplôme de bachelier. J’invoque la profession de mon père. Je suis né dans l’université.


« Ah ! votre père est professeur ! Vous auriez dû rester dans son collège, y entrer comme maître d’études, au lieu de pourrir dans l’enseignement libre. »

Je ne puis pourtant pas lui dire que je déteste ce métier de professeur, encore moins lui conter que je ne voudrais pas prêter le serment ; il me flanquerait à la porte comme un imbécile ou un fou, et il aurait raison…

Il finit par me jeter comme un os la proposition suivante :

« Il y a une place dans un externat rue Saint-Roch, — de huit heures du matin à sept heures du soir. Si vous voulez commencer par là pour faire votre apprentissage ?…

— Je veux bien. »

J’ai donné mes nom et prénoms, mon adresse.

Je pars avec une lettre pour M. Benoizet, rue Saint-Roch. Je heurte, en entrant dans la rue, l’aveugle de l’église, bien dodu, chaussé de chaussons fourrés, avec un gros tricot de laine, — les lèvres luisantes d’une soupe grasse qu’il vient d’avaler et qui a laissé à son haleine une bonne odeur de choux, que m’apporte la brise.

Il m’appelle « infirme », et replaque en grommelant son écriteau sur sa poitrine.

J’arrive chez M. Benoizet.

Il se dispute avec sa femme ; ils se jettent à la tête des mots qui ne sont pas dans la grammaire, il s’en faut ! Je les dérange dans leur entretien, ils ne m’ont pas entendu venir.

J’avais pourtant frappé, et je croyais qu’on m’avait dit : Entrez !

M. Benoizet se dresse comme un coq et me demande ce que je veux.

Je tends ma lettre.

— Avez-vous enseigné déjà ?…

Toujours la même question ! — à laquelle je fais toujours la même réponse :

— Non, je suis bachelier.

— Je ne veux pas de bacheliers. Savez-vous apprendre ba, be, bi, bo, bu ? Avez-vous dit pendant des journées ba, be, bi, bo, bu ? — ba, be, bi, bo, bu, pendant des journées ?


Pas pendant des journées, non ! Quand j’étais petit seulement. Mais j’ai besoin de gagner mon pain et je fais signe que j’ai dit ba, be, bi, bo, bu — BBA, BBÉ… J’en ai les lèvres qui se collent !…


Madame Benoizet, qui a rajusté son bonnet, entre dans le débat.

— Tu peux en essayer, dit-elle à son mari, en me toisant, comme elle doit soupeser un morceau de viande, en faisant son marché.

On en essaie.

Trente francs par mois. Je me nourris moi-même. J’ai une demi-heure de libre à midi pour déjeuner.

Il n’y a pas de voiture, comme chez Entêtard, ni d’écurie ; mais je préférerais qu’il y eût une écurie, l’odeur contrebalancerait celle de la classe. Oh ! s’il y avait une écurie !

J’étouffe, mon cœur se soulève ; cette atmosphère me fait mal !

Mais j’y mets du courage, et je reste mon mois, exact comme une pendule. Je viens avant l’heure, je pars après l’heure.

Le soir, je pleure de dégoût en rentrant dans mon taudis, mais je me suis juré d’être brave.


Mes élèves ont de six à dix ans.

Je dis Ba, Be, Bi, Bo, Bu aux uns. Je fais faire des bâtons aux autres.

Cette odeur !

J’ouvre la porte de temps en temps, mais M. Benoizet et sa femme s’injurient dans le corridor et il faut fermer bien vite.

Aux plus âgés, je fais réciter : A est long dans pâte et bref dans patte ; U est long dans flûte et bref dans butte.


C’est le 30… M. Benoizet m’appelle.

— Monsieur, voici vos appointements.

Ah ! celui-là est un honnête homme !

— Voulez-vous me donner un reçu ?

Je le donne.

M. Benoizet encaisse le papier et me tient ce langage :

« Je dois vous avertir que je serai obligé de me priver de vos services dans quinze jours. Cherchez une place d’ici-là, une place plus en rapport avec vos goûts, votre âge. Il nous faut des gens que l’odeur des enfants ne dégoûte pas, et qui n’ont pas besoin d’ouvrir les portes pour respirer.

— L’odeur ne me dégoûte pas. »

J’ai même l’air de dire : « au contraire ! » Mais M. Benoizet a pris sa résolution.

« Vous me donnerez un certificat, au moins ? fais-je tout ému.

— Je vous donnerai un certificat établissant que vous avez de l’exactitude, sans dire que vous êtes incapable — je pourrais le dire ; vous l’êtes — l’incapacité même ! Et de plus vous faites peur aux enfants. »

Il me parle comme à un homme qui lui a menti, qui l’a trompé sur la qualité de ses Ba, Be, Bi, Bo, Bu. Va pour cela ; passe encore ! Mais quant à faire peur aux enfants !…

« Oui, vous leur faites peur. Vous avez l’air de ne pas vouloir qu’ils vous embêtent… Jamais une espièglerie ! Vous ne vous êtes pas seulement mis une fois à quatre pattes ! Enfin, c’est bien ! vous êtes payé. Dans quinze jours vous nous quitterez — ni vu, ni connu. — J’ai bien l’honneur de vous saluer !… »

Il me plante là et va sortir : mais comme il n’est pas mauvais homme au fond, il me jette en passant cette excuse à sa brusquerie :

« Ce n’est pas votre faute ; vous êtes trop vieux pour ces places-là, voilà tout… trop vieux. »

J’y serais resté, dans cette place, malgré l’odeur !

Je n’ai eu qu’un moment de faiblesse et de basse envie dans tout le mois : c’est quand j’ai senti le chou dans la respiration de l’aveugle.


BAHUTS.

« Mais, mon cher garçon, me dit M. Firmin, — qui est de retour et que je suis allé revoir pour mettre de nouveau mon avenir entre ses mains — mon cher garçon, vous ne trouverez jamais une place de professeur dans une pension de Paris avec votre diplôme de bachelier !… C’est trop pour les pensions où il faut faire la petite classe ; c’est trop peu pour les grandes institutions. Dans les grandes institutions, vous pourrez être pion, pas professeur…

« Croyez-moi, il vaut mieux, si vous voulez entrer dans cette voie-là, faire comme Fidèle vous a dit, retourner près de votre papa, commencer dans son lycée… Vous secouez la tête, vous avez l’air de dire : « Jamais ! »

En effet, je secoue la tête et je dis : « Jamais ! »

Je veux bien donner mes journées, me louer comme un cheval, mais je ne veux pas rentrer dans la peau d’un maître d’études. J’ai trop vu souffrir mon père. Je ne veux pas être enchaîné à cette galère. Coucher au dortoir, subir le proviseur, martyriser à mon tour les élèves, pour qu’ils ne me martyrisent pas ! Non.

Je remercie M. Firmin ; je le quitte d’ailleurs avec l’idée qu’il se trompe ou me trompe.

Je frapperai à d’autres portes… J’irai chez Bellaguet, Massin, Jauffret, chez Barbet ou chez Favart, et je leur dirai :

— Je n’ai besoin que de gagner 30 francs par mois ; je vous donnerai trois heures, deux heures par jour pour 30 francs — je sais bien le latin, vous verrez ! — essayez-moi, faites-moi faire un thème, un discours, des vers…


J’ai commencé par Bellaguet.

Il tient une grande boîte, rue de la Pépinière, et mène les élèves à Bonaparte. Je me recommande de mon titre d’ancien « Bonaparte ».


Vous êtes trop jeune.


M. Benoizet m’avait dit que j’étais trop vieux !

« Vous êtes trop jeune, reprend M. Bellaguet ; il faudrait sortir de l’École normale ! Plus âgé, déjà connu, avec des recommandations et des cheveux gris, je ne dis pas !… Il y a des routiniers qui gagnent, non pas 30 francs par mois, mais 300 et 400 francs même ! et qui ne sont pas bacheliers ; mais ils ont une façon qui est connue, on sait qu’ils s’entendent à seriner les élèves.

C’est ce que le père Firmin m’avait dit !

Je suis trop vieux pour les uns, trop jeune pour les autres.

Le professorat libre m’est défendu ! Il faut absolument commencer par le bagne du pionnage.

— Merci, monsieur. »

M. Bellaguet me reconduit, poli, bienveillant, en murmurant, avec grande tristesse, comme si lui-même était un meurtri de l’Université, las de sa chaîne :

« Si vous pouvez ne pas mettre les pieds dans cette galère, ne les mettez pas ! »


Je ne me laisserai pas abattre ; je ne dois pas encore céder !


J’ai couru tous les bahuts, je me suis offert à vil prix ; on n’a voulu de moi nulle part.

Je n’ai pas de certificats ; — trop jeune ou trop vieux, c’est entendu !


Enfin, j’ai découvert un chef d’institution râpé, qui veut bien m’embaucher à 50 francs par mois pour quatre heures par jour.

C’est justement dans mon quartier, c’est rue Saint-Jacques.

On doit être là à six heures du matin pour corriger, puis revenir le soir de sept à huit.

Six heures du matin, que m’importe ! J’aurai toute la journée et presque toute la soirée à moi !

— Seulement, dit le patron du bahut, il faut me laisser le temps de congédier celui que vous devez remplacer : un professeur qui a refusé le serment en Décembre et qui vit d’être répétiteur chez moi et chez les autres. Il me prend 100 francs, mais il a une réputation, des titres… il écrit et il est agrégé.

— Vous l’appelez ?…

Il me donne le nom.

C’est celui d’un républicain connu. Son refus de serment a fait du bruit. Il a une réputation, en effet.

C’est donc lui que je remplacerais !

— Mettez, monsieur, que je n’ai rien dit. Je refuse de prendre la place de cet homme… S’il s’en va, voici mon adresse, écrivez-moi ; mais je ne veux pas lui voler son pain. »

Le chef de pension râpé semble surpris et blessé de ma décision et de ma phrase ; je ne trouverai plus de place chez lui, il ne m’écrira jamais, certainement.

N’importe !


Je songe à cela le soir, dans le silence de ma chambre.

On est lâche.

Je regrette presque ce que j’ai fait. J’avais l’occasion de m’exercer, je cueillais un certificat, il me restait du temps, je pouvais m’acheter des habits et des livres… J’ai posé pour le généreux, j’ai fait le crâne ; jamais je ne retrouverai cette occasion-là !

Partout, de tout côté, c’est la même réponse.

— Pas normalien, pas licencié ! Pour un poste de maître d’études, nous ne disons pas… Quoique nous soyons au complet, et qu’il y ait dix pour une place. On pourrait voir, cependant… puisque votre père est professeur, et que vous paraissez aimer la carrière de l’enseignement !… »

Je parais l’aimer ? — Je la hais !

Vous invoquez la position de mon père ? — J’en rougis !


Mes prières et mes lâchetés ont été inutiles. Je ne trouve que des places pour coucher au dortoir ! J’aimerais mieux être porteur à la Halle !

Je puis encore tenir la campagne d’ailleurs avec mes 40 francs par mois.

Mes souliers se décollent, mon habit se découd…

Eh bien, j’irai pieds nus et déguenillé. Je ne fais de tort à personne ; je rôderai par les rues sans logement, si je n’ai pas l’héroïsme de rogner ma ration et de prendre sur mon estomac pour payer une chambre… mais je ne serai pas pion et je ne coucherai pas au dortoir.

On est mieux dans un lit de collège, on a chaud dans l’étude, on fait trois repas par jour — Je préfère crever de faim et crever de froid.

Je n’aurais enseigné que si j’avais pu être l’employé d’un chef d’institution sans porter l’uniforme et sans prêter serment.

Le serment ?

Celui que je devais remplacer chez le maître de pension râpé n’est pas le seul qui, ayant refusé de jurer fidélité à Napoléon, ait trouvé de l’ouvrage dans les institutions libres. Un tas de portes se sont ouvertes devant leur malheur et leurs titres.

L’enseignement libre appartient à ces vaincus, et les simples bacheliers, comme Vingtras, n’ont qu’à moisir chez les Entêtards et les Benoizets, pour être chassés à la fin du mois, comme des domestiques !

Mon bonhomme, recommence ta course et remonte les escaliers noirs des placeurs !…

Je vais chez tous.

C’est pour l’acquit de ma conscience, c’est pour pouvoir me dire que je ne me suis pas acoquiné dans la misère ; c’est pour cela que je cherche encore ! Mais je n’ai fait que perdre mon temps, user mes souliers, ma langue, avoir des espoirs niais, éprouver de sales déboires !

Professeur libre ! — Cela veut dire partout : petite salle qui empeste… dîner au raisiné, les créanciers interrompant la classe… les appointements refusés, rognés, volés !…

Quelqu’un m’a dit : — « On s’y fait, on finit par aimer cette vie-là. »

Est-ce vrai ?…

Oh ! alors je ne remonte plus un des escaliers ; je raye mon nom des livres des placeurs !

C’est fini !… Je préfère chercher ailleurs le pain dont j’ai besoin.

À bas le raisiné ! À bas ba, be, bi, bo, bu. — À bas BA, BA, BU, BA !

J’en ai bé-bégayé pendant huit jours.