Charpentier (p. 239-247).

XXI

PRÉCEPTORAT. CHAUSSON.

Si, ne pouvant réussir dans les petites places, je visais plus haut ?

Reste le métier de précepteur ou de secrétaire.


Secrétaire ?


Des amis m’ont déniché un emploi de secrétaire chez un Autrichien riche qui a besoin de quelqu’un pour écrire ses lettres et lui tenir compagnie le matin. J’aurais 50 francs par mois, j’irai de huit heures à midi.

C’est ce que je rêvais ! — J’aurais mes soirs à moi pour piocher.


J’arrive chez l’Autrichien.


Il est couché ; ses habits traînent à terre au milieu de bouteilles vides et de bouts de cigares.

On a dû faire une fière noce hier soir.

« Ah ! c’est vous qui m’avez été recommandé, fait-il en se tournant dans son lit. Voudriez-vous ramasser mes vêtements ? »

Il doit confondre, il attend probablement un domestique. Moi, je viens comme secrétaire.

Je le lui dis.

« Qu’est-ce que vous me chantez ? »

Je ne chante pas — je lui rappelle que c’est pour être secrétaire !

« Je le sais. Passez-moi mon pantalon. »


J’hésite.

Il était peut-être gris. — Il a mal aux cheveux… Il est impoli quand il est en chemise, mais redevient gentleman quand il est habillé.

Je pose le pantalon sur le lit.

L’Autrichien sort des draps, met ses chaussettes, enfile son pantalon.

« Voulez-vous me donner ma jaquette ? »

Non, je ne veux pas lui donner sa jaquette — je lui donnerai une raclée, s’il y tient — c’est tout ce qu’il aura s’il insiste.

Il insiste — ah ! tant pis ! — Je n’y tiens plus ! et je lui tombe dessus et je le gifle, et je le rosse !

J’y vais de bon cœur, mille misères !

J’ai pu réussir à m’échapper en bousculant voisins et portier. — Pourvu qu’il ne pense pas que j’emporte sa montre en partant !

C’est ma dernière tentative d’ambitieux !

Les places de secrétaire que je suis capable de trouver seront toutes chez les Autrichiens ivrognes ou des Français compromis, dans des maisons de comédie ou de drame.


Précepteur ? Éleveur d’enfants dans une famille riche ?

Je voudrais bien !

Je voudrais connaître le monde, savoir leurs vices et leurs faiblesses, à ces riches, pour pouvoir les blaguer ou les sangler un jour ! J’aurai bien ma minute tôt ou tard !

Voyons à décrocher une place de précepteur !


J’ai remué ciel et terre. J’ai fait des demandes d’une incroyable audace.

Il faut se donner du mal, frapper partout, n’avoir pas peur, disent les livres de maximes et les gens de conseil.

Je ne dis pas que je n’ai pas eu peur — au contraire ! Mais j’ai frappé partout, et je me suis donné du mal, un mal douloureux et héroïque.

J’ai couru au-devant du ridicule ; j’ai avancé ma tête et mon cœur, mes suppliques et ma fierté entre des portes qui se sont refermées avec mépris !… Courage, fierté, cœur et tête sont restés déchirés et saignants !


J’ai fait des sauts de grenouille sur l’échelle des chiffres.

— Demandez cher ! me disait-on

J’ai demandé cher.

— C’est trop, ont répondu les payeurs.

— Demandez moins !

J’ai demandé moins.

— C’est un gueux, a-t-on murmuré en me toisant.

Chaque fois qu’une lettre de recommandation, prise je ne sais où, arrachée par mon génie à celui-ci ou à celui-là, m’a amené jusqu’à un salon ; dès que j’ai rencontré une oreille forcée de m’écouter, j’ai offert mes services au prix le plus haut ou le plus vil, suivant qu’il semblait répondre au cadre dans lequel vivaient les gens à qui je m’adressais.

Mais on m’a toujours éconduit !

Ces recommandations étaient toutes de hasard — de bric et de broc. Je ne connais personne haut placé ou puissant.

Puissant, haut placé ! Il faut appartenir à l’empire ! Je ne puis pas, je ne dois pas, je ne veux pas être protégé par les gens de l’empire. Plutôt l’hôpital !


Il ne manque pas de pieds à lécher. Pour me payer de la lècherie, on me jetterait peut-être une situation. Je n’ai pas la langue à ça !

Par mon origine, je n’ai de racines que dans la terre des champs — point dans la race des heureux ! Je suis le fils d’une paysanne qui a trop crié qu’elle avait gardé les vaches et d’un professeur qui a bien assez de chercher des protections pour lui-même !… Il fait une petite classe, d’ailleurs, ce qui ne lui donne pas d’autorité et le prive de prestige.

Où ramasser les introductions, par ce temps de banqueroutisme triomphant, de républicains exilés ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai eu une veine !


Près de moi est venu demeurer un maître de chausson misérable. Il est du Midi, communicatif, bavard, pétulant. Je suis la seule redingote de la maison, et il me recherche. Il me poursuit de ses bonjours, même de ses visites. Je ne puis m’en débarrasser et je prends le parti de causer boxe et savate avec lui pour ne pas trop souffrir, pour profiter plutôt de son encombrant voisinage.

Quelquefois, le soir, il me donne rendez-vous dans une espèce d’écurie où il enseigne deux pelés et un tondu — et je me livre à la savate, faute de mieux ! J’ai des dispositions, paraît-il.


J’arrive à être un tireur — ce qui ne me donne pas mes entrées dans le grand monde et ne m’aidera pas à être de l’Académie, mais ce qui me met en relation avec des saltimbanques.

Mes professeurs, mes recommandeurs, ne m’ont pas jusqu’ici trouvé pour un sou d’ouvrage. Les saltimbanques m’en procurent.

Un champion du pujullasse antique, comme il est dit à la parade, est venu tirer (en manière de rigolade), avec deux ou trois prévôts de régiment, camarades du père Noirot, mon voisin. Je me suis moi-même aligné, et l’on s’est touché la main, comme on fait en public, sur la sciure de bois.

Le saltimbanque m’a emmené après l’assaut à la Barrière du Trône, où est sa baraque.

Pour rire, je suis entré avec lui un dimanche matin chez les monstres ; je les ai vus en déshabillé. De fil en aiguille, nous sommes devenus deux amis et l’on a fini par me faire des commandes dans les caravanes célèbres.

C’est surtout pour les Alcides que j’ai à travailler.

On me demande des affiches d’avance pour faire imprimer les soirs de grande séance en province. J’en prépare qui sont des épopées.

Mes connaissances classiques me profitent enfin à quelque chose ! Je puis placer de l’Homère par-ci, par-là ; parler de Milon de Crotone, qui faisait craquer des cordes enroulées sur sa tête ; parler d’Antée qui retrouvait des forces en touchant la terre !

Il ne m’avait servi à rien dans la vie, jusqu’à présent, d’avoir fait mes classes, mais ça me devient très utile à la Foire au pain d’épice.

Puis un hasard m’a mis sur le chemin d’une relation aimable.

Le Savatier mon voisin n’était pas un maladroit et connaissait les gloires du chausson. Il pria Lecourt, le célèbre Lecourt, de venir figurer dans une salle au bénéfice d’une veuve de confrère.

Lecourt vint. Il eut contre un brutal de régiment un triomphe de politesse, d’élégance et de force !

Je fis passer dans un petit journal un article qui racontait la séance et saluait le vainqueur.

Je lui portai la feuille, il me remercia, nous nous revîmes et j’eus mes entrées dans sa salle de la rue de Tournon, que fréquentait un monde distingué, composé de jeunes médecins, d’avocats stagiaires, de rentiers bien musclés, qui allaient là se distraire à l’anglaise de leurs travaux sérieux.


J’ai une société maintenant. — Il faut bien le dire, ce n’est pas à M. Vingtras, le lettré, que s’adressent les politesses ou les amitiés, c’est à M. Vingtras le savatier : à M. Vingtras qui, paraît-il, porte le coup de pied de bas comme personne, et se tire de l’arrêt chassé avec une vigueur et une maestria qu’il n’a jamais eues dans le discours latin, même quand il faisait parler Catilina ou Spartacus.

J’ai essayé dans cette salle de briller sur des sujets classiques ; on m’a toujours ramené au coup de pied et à la parade. Je veux causer des Grands siècles, on m’arrête pour me demander comment je fais pour fouetter si fort. J’ai envie de dire que c’est de famille ! J’ai ce coup de fouet-là comme j’avais le tour de main chez Entêtard — et j’entends répéter ce mot flatteur : À lui le pompon !


Un des tireurs de l’endroit possède un neveu qui est au collège et a besoin d’être pistonné pour le grec.

Il me demande si je voudrais pistonner le môme.

— Comment donc !

— Nous ferons en même temps de la savate, me dit-il.

Il ne me procure la leçon que pour tirer avec moi, prendre mon entrain, ma furie d’attaque.

Je m’en aperçois dès le premier jour. — Il dit au bout d’une demi-heure de grec :

— C’est assez, ça fatiguerait Georges.

Il ferme bien vite les cahiers, m’accroche par la manche et m’emmène dans une grande pièce, où il tombe en garde.

— Allons-y !

Il me paye les leçons de son neveu 5 francs, m’en laisse donner pour 30 sous, et me demande 3 fr. 50 de chausson.

Je dois à mes pieds de gagner ces 5 francs deux fois par semaine.

C’est mes pieds qu’il faudrait couronner, s’il y avait encore une distribution de prix.

— Y êtes-vous ? Pan, pan, pan.

— Dans l’estomac, houp ! à moi, touché.

— Oh ! là ! là ? J’ai laissé la peau de mon nez sur votre gant…

C’est vrai — la peau est sur le cuir, le nez est à vif.

J’ai avancé le nez exprès : En me le laissant écraser de temps en temps, j’aurai la répétition, toute ma vie.

Malheureusement, ce fanatique du chausson a voulu faire le brave, un soir, contre des voyous. Ils lui ont cassé la jambe…

Je ne suis plus bon à rien, le neveu n’a plus besoin de répétitions.

On règle avec moi, et je n’ai plus que ma tête pour vivre ; ma tête avec ce qu’il y a dedans : thèmes, versions, discours, empilés comme du linge sale dans un panier !…

Trouverai-je encore un savatier amateur ?

Si j’avais assez d’argent, j’ouvrirais une salle de chausson. Il me faudrait une petite avance, un capital !

J’enseignerais le chausson dans le jour, je lirais les bons auteurs et je préparerais les matériaux de mon grand livre le soir. L’éternel rêve du pain gagné dans l’ennui, même la sciure de bois, de huit à six heures, mais du talent préparé par le travail, de sept à minuit !