Le « syndicat » grandit

Livre d’hommage des lettres françaises à Émile ZolaSociété libre d’Édition des Gens de Lettres, G. Balat (p. 2-5).

LE « SYNDICAT » GRANDIT

Il me semble que le « syndicat » grandit. La vertu de l’action est si grande que, des points opposés de l’horizon, d’Allemane à Gabriel Séailles, de Jaurès à Paul Desjardins, de Louise Michel à Duclaux, à Anatole France, à Eugène Carrière, à Claude Monet, les adhésions arrivent à Zola. Il faut le dire à leur honneur, les hommes de pensée se sont mis en mouvement d’abord. C’est un signe à ne pas négliger. Il est rare que, dans les mouvements d’opinion publique, les hommes de pur labeur intellectuel se manifestent au premier rang.

Le caractère de leurs travaux, leurs habitudes mentales, le genre de vie auquel ils sont tenus de s’astreindre, tout les éloigne des hommes d’action enclins à dépasser la mesure. Dans le cas présent, il semble qu’un lent travail se fût fait dans les esprits — obscur, car il n’est pas agréable de se donner l’apparence de défendre un traître — mais fiévreusement agité de doutes et d’angoisses.

Et voici qu’au premier geste de Zola, jusqu’alors si éloigné de la place publique, se jetant en avant, et devançant d’un bond ceux qui soutenaient le plus ardemment le combat, les consciences se sont senties libérées de l’affreux cauchemar, les langues se sont déliées, et sous les clameurs de messieurs les étudiants des cercles catholiques, on a entendu le beau cri retentir : Me, me adsum qui feci, on a vu des hommes apporter leur nom pour l’œuvre de justice.

Et voilà que dans notre France de fonctionnaires où l’on tient tant de gens par les croix, par les places, par les faveurs de toutes sortes dont la centralisation fait du gouvernement l’universel distributeur, des hommes de cabinet, de laboratoire, des professeurs, des savants ennemis des agitations publiques, s’émancipent jusqu’à protester à la face de tous en faveur du droit cyniquement violé. Et que serait-ce si des institutions libérales laissaient chaque Français maître de sa volonté ? Hier, un de nos plus distingués professeurs de l’enseignement secondaire me disait : « Vous n’aurez personne des lycées. Si je vous donnais mon nom, cet imbécile de Rambaud (j’atténue) m’enverrait pourrir au fond de la Bretagne. »

Le populaire, je l’avoue, a paru plus tardif à s’émouvoir. Lassé de vingt-cinq ans de paroles sans actes, dégoûté des promesses, toujours renouvelées, jamais tenues, il en est arrivé — je l’en blâme — à se désintéresser de beaucoup de choses qui le passionnaient jadis. Victime de tous les dénis de justice, que lui importe un nouvel acte d’arbitraire et d’iniquité dans le camp de ses maîtres, au détriment de l’un d’eux ? C’est le redressement total qu’il rêve. Combien de fois tenté ! Pour aboutir à quelles catastrophes ! Moi aussi, j*ai foi dans l’avenir de justice sociale. Mais je sais qu’une si haute construction ne peut s’élaborer qu’à la condition que le sentiment de solidarité humaine ait pénétré profondément nos cœurs.

Je le disais hier : la vraie révolution est faite quand l’esclave, plus grand que son maître, découvre qu’il doit la justice, même à ses tortureurs. Cette générosité sublime, le peuple, instinctif, l’éprouve à des heures qui passent. Mais la tentation est si forte, à d’autres moments, de répondre aux actes barbares par une explosion de barbarie ! Ainsi se fait la chaîne sans fin des violences, dans un décor menteur de justice et de liberté ! Ainsi les siècles ont forgé le dur anneau que nous voulons rompre pour libérer l’homme de l’iniquité !

Le soldat qui n’a d’autre emploi de sa vie que l’art de tuer, ne peut pas s’arrêter à ces idées qui ne sont, pour lui, que des misères. Que lui importe la forme d’un jugement ? Il n’a, sous les beaux noms dont il se couvre, qu’un culte, celui de la force qui se dresse en tous lieux contre le droit. Aussi je ne lui en veux pas de ne pas comprendre. C’est aux civils, dans le plus noble sens du mot, aux policés, à ceux qui fondent la civilisation sur le droit qu’il appartient de réagir : aux penseurs, aux savants qui préparent l’avenir, et, avec eux, aux faibles qui sont le nombre, livrés par l’anarchie mentale à la tyrannie des plus forts.

Il ne se peut léser un droit chez le dernier des hommes sans que tous les opprimés aient intérêt à s’en faire solidaires. Ils ne le comprennent que lentement, hélas ! obligés de se soumettre pour vivre, et ne pouvant suivre que de loin l’effort des pensées. Il faut cependant que le nombre et la pensée se rejoignent pour l’établissement de justice dans la cité humaine. Nous marchons vers ce beau jour.

L’affaire qui émeut si fortement l’opinion n’est qu’un incident de la grande bataille contre la férocité des intérêts coalisés. Le peuple ne l’a pas compris tout d’abord. Mais la belle lettre d’Allemane à Zola prouve qu’au moins quelques-uns de ses chefs ont la claire perception des dangers qui nous pressent. Honneur à eux ! Qu’ils amènent tous ceux qui, haïssant la trahison, ne détestent pas moins l’iniquité sous toutes ses formes, et veulent qu’un homme, quel que soit son crime, puisse revendiquer les garanties de justice.

La cause du droit humain ne se peut diviser. Il faut être pour ou contre. Et, si le « syndicat » grandit, c’est qu’après tant d’épreuves la France est en évolution de solidarité.