Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 06

Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 117-129).

CHAPITRE vi.

HYPOTHÈSE DE M. SEE.


87.Pour M. See[1], les planètes n’ont pas du tout été formées par des fragments de la nébuleuse solaire et la Lune ne provient pas d’un fragment de la nébuleuse terrestre. Les planètes sont, d’après lui, d’origine cosmique extérieure à la nébuleuse solaire ; ce sont des corps étrangers qui, venant à passer dans le voisinage du Soleil, ont été captés par lui. De même la Lune a été, à une certaine époque, captée par la Terre.

Comment s’est produit ce phénomène ? M. See pense qu’autrefois le Soleil était entouré d’une vaste atmosphère, et que c’est par l’effet de la résistance de milieu créée par cette atmosphère que la capture a eu lieu.

88.Étudions donc l’effet d’une résistance de milieu sur le mouvement d’une planète[2]. Si la résistance était nulle, le mouvement serait képlérien, l’orbite serait une ellipse d’excentricité d’ailleurs quelconque. La densité du milieu résistant étant par hypothèse très faible, cette orbite variera lentement. Nous allons étudier les variations de cette orbite par la méthode de la variation des constantes.

Rappelons d’abord quelques formules du mouvement elliptique des planètes.

Appelant le rayon vecteur et l’anomalie vraie, l’équation de l’orbite est

(1)

désignant l’excentricité, et

(2)

désignant le paramètre de l’orbite elliptique dont est le grand axe. Nous avons aussi l’équation des aires

la constante des aires ayant pour valeur

représente la masse du Soleil. (Nous négligeons la masse de la planète vis-à-vis de celle du Soleil.) Le moyen mouvement est lié au demi-grand axe par la troisième loi de Képler

(3)

Enfin l’équation des forces vives donne

étant la demi-force vive.

Différentiant l’équation (1) par rapport au temps, il vient

Or est la composante de la vitesse suivant le rayon vecteur. La composante perpendiculaire à ce rayon a pour valeur

Des deux composantes de la vitesse nous déduisons, pour le carré de cette vitesse,

Si, pour abréger, nous posons

nous aurons

Les formules ci-dessus conviennent au mouvement képlérien.

Supposons maintenant qu’il existe un milieu atmosphérique donnant une résistance directement opposée à la vitesse et fonction de la valeur de cette vitesse. La constante des forces vives subira, pendant le temps une variation

cette variation sera égale au travail de la résistance travail qui a pour valeur

on a donc

d’où l’on tire

remplaçant et par leurs valeurs (2) et (3) dans cette dernière équation, on obtient

(4)

Voilà l’équation qui donne la variation du grand axe : le second membre est essentiellement négatif. L’effet de la résistance de milieu est donc toujours de diminuer et par suite, d’après l’équation (3), d’augmenter La vitesse angulaire de la planète s’accélère[3] en même temps que sa distance moyenne au Soleil diminue.

Étudions, à présent, l’effet de la résistance de milieu sur l’excentricité de l’orbite.

Tout d'abord la constante des aires aura sa dérivée égale au moment, par rapport au centre d’attraction, de la force perturbatrice Or, cette force opposée à la vitesse a pour composantes :

suivant le rayon vecteur

perpendiculairement au rayon vecteur

et le moment de la force par rapport au Soleil est

On a donc

(5)

Rappelons que

Prenant les dérivées logarithmiques des deux membres extrêmes, il vient

Cette équation va nous permettre d’obtenir puisque et viennent d’être calculés. On trouve

équation qui s’écrit, en remplaçant et par leurs valeurs (4) et (5),

(6)

Transformons le second membre de cette égalité. Nous avons trouvé précédemment (p. 119)

par suite ce second membre se met sous la forme

ou encore, en nous rappelant la valeur de sous cette autre forme

L’équation (6) donne donc finalement

(7)

Telle est l’équation qui donne la variation de l’excentricité de l’orbite.

89.Les formules (4) et (7) permettent de calculer à chaque instant les variations du grand axe et de l’excentricité. Mais ici il importe seulement d’obtenir leurs variations séculaires, et pour cela de calculer les valeurs de et de pendant le temps d’une révolution complète.

Prenant pour variable indépendante l’anomalie vraie nous aurons

(8)

Or, l’équation des aires donne

(9)

Les formules (4), (7) et (9) permettront donc d’écrire les valeurs (8) de et qui, intégrées entre et donneront les variations du demi-grand axe et de l’excentricité pendant une révolution.

Il y a lieu de faire certaines hypothèses sur la résistance de milieu Cette résistance croît avec la vitesse ; nous la supposerons proportionnelle à une certaine puissance de la vitesse Elle varie avec la distance r au Soleil, car la densité (et par suite la résistance) de l’atmosphère de cet astre croît à mesure qu’on s’en approche ; nous admettrons que est proportionnel à une certaine puissance (négative) de Bref, nous poserons

(10)

et étant des constantes positives. Comme est proportionnel à , et à nous pouvons écrire la formule (10) ainsi :

étant une nouvelle constante positive.

Avec ces hypothèses sur , les valeurs (8) de et calculées au moyen des formules (4), (7) et (9), peuvent s’écrire

(11)

désigne la constante positive

rappelons que, dans ces valeurs (11),

Pour étudier les variations séculaires de et de nous devons développer les seconds membres des valeurs (11) en séries trigonométriques suivant les cosinus des multiples de et intégrer entre et . À l’intégration tous les cosinus donneront zéro ; par suite ce qui nous intéresse, ce sont les termes constants de ces développements trigonométriques et surtout le signe de ces termes constants.

Nous savons déjà que est essentiellement négatif, puisque l’est toujours. Occupons-nous donc seulement de . Nous devons développer en série trigonométrique l’expression

Or, si nous développons d’abord le produit des deux premiers termes, nous obtenons :

(12)

Nous remarquons que est essentiellement positif puisque c’est la valeur moyenne du premier membre dont les deux termes sont toujours positifs. Multipliant ensuite les deux membres de la formule (12) par il vient

les termes non écrits au second membre ayant tous leur valeur moyenne nulle.

La seconde formule (11) donne donc pour la valeur moyenne de pendant une révolution

(13)

Reconnaissons que le second membre de l’équation (13) est, en général, négatif ; nous en conclurons que la résistance de milieu a pour effet de diminuer l’excentricité de l’orbite. Cela aura lieu en particulier toutes les fois que sera positif. Or, d’après la formule (12), on a

Si l’on a en même temps

sera positif, car de deux éléments de l’intégrale correspondant aux deux valeurs et de la variable d’intégration, l’un est positif et l’autre négatif, mais l’élément positif est plus grand en valeur absolue que l’élément négatif,

D’une façon analogue, on reconnaîtrait que si les deux inégalités

sont satisfaites, on aura de même

Si nous supposons l’excentricité assez petite pour pouvoir négliger son carré , nous trouverons des conditions plus larges. La seconde formule (11) se réduira à

d’où, en ne gardant que la valeur moyenne du second membre, on tire

Il suffit alors, pour que l’excentricité décroisse, que l’on ait

Dans ce cas, même si (c’est-à-dire si la résistance ne varie pas avec la distance au Soleil), il suffira que l’on ait

c’est-à-dire que croisse plus vite que la simple puissance de la vitesse. Or, on admet souvent, à titre d’approximation, qu’une résistance de milieu est proportionnelle au carré de la vitesse.

90.Cette diminution de l’excentricité par le fait d’une résistance de milieu aurait pu se prévoir, en gros et sans calcul, de la manière suivante. Supposons que la résistance ne se fasse sentir qu’au voisinage du périhélie P (fig. 22) ; dans ce cas, la planète subit en ce point P une brusque diminution de vitesse, d’où résulte une diminution du grand axe. Le périhélie restant le même et l’aphélie se rapprochant, il est clair que l’excentricité décroît. Au contraire, si la résistance n’agissait qu’au moment de l’aphélie, la nouvelle orbite aurait même aphélie que l’ancienne, mais son périhélie se rapprocherait Figure 22
fig.22.
du Soleil : l’excentricité augmenterait. Dans la réalité la résistance se fait sentir tout le long de l’orbite, mais deux raisons font qu’elle est plus importante au périhélie : d’abord, en ce point la vitesse est maxima, puis l’atmosphère étant, en général, plus dense à mesure qu’on se rapproche du Soleil, elle oppose une plus grande résistance près du périhélie.

91.En résumé, l’effet d’une résistance de milieu sur une orbite képlérienne est de diminuer à la fois le grand axe et l’excentricité[4]. Donc, si l’on admet, avec M. See, qu’autour du Soleil s’étendait primitivement à de très grandes distances une atmosphère résistante, on conçoit qu’un astre d’origine cosmique, venant à passer dans la sphère d’action du Soleil, ait pu modifier sa trajectoire. Celle-ci, de parabolique ou hyperbolique qu’elle était, a pu d’abord devenir elliptique ; puis la résistance de milieu continuant à faire décroître le grand axe et l’excentricité de l’orbite, celle-ci s’est rapprochée de la forme circulaire. Lorsque l’atmosphère résistante, peu à peu absorbée par le Soleil, a finalement disparu, l’astre a continué à circuler autour du Soleil dans son orbite voisine d’un cercle. Telle est, d’après M. See, l’histoire de toutes les planètes.

92.De même que les planètes ont été captées par le Soleil, de même, selon M. See, les satellites ont été captés par leurs planètes respectives[5].

Pour étudier cette capture, plaçons-nous dans le cas relativement simple qu’on appelle le problème restreint. Le Soleil S et une planète J (par exemple Jupiter) décrivent chacun (fig. 23) autour de Figure 23
fig.23.
leur centre de gravité commun G une orbite circulaire, avec une vitesse angulaire constante. Il s’agit d’étudier le mouvement d’une petite planète P dont la masse est négligeable par rapport à celle de la planète principale J et qui par conséquent ne troublera pas le mouvement de cette dernière. Prenons pour origine le centre de gravité G du système S-J, pour plan des le plan où S et J décrivent leurs orbites circulaires, et dans ce plan des axes rectangulaires mobiles, l’axe des étant la droite SGJ qui joint le Soleil à Jupiter ; l’axe des est la perpendiculaire en G au plan de l’orbite. Les forces agissant réellement sur le point P sont l’attraction du Soleil et celle de Jupiter. Ces deux forces dérivent respectivement des deux fonctions de forces[6]

étant les masses du Soleil et de Jupiter, leurs distances à P. Les axes étant mobiles, il convient d’ajouter à ces forces la force centrifuge et la force centrifuge composée. La force centrifuge a pour composantes

La force centrifuge composée a pour composantes

Les équations de mouvement de la planète P relativement aux axes mobiles sont donc

Si nous multiplions respectivement ces trois équations par

et que nous ajoutions les résultats, nous obtenons une combinaison immédiatement intégrable qui nous conduit à l’intégrale suivante

connue sous le nom d’intégrale de Jacobi.

Le premier membre de cette dernière équation étant positif, les coordonnées du point P satisferont à l’inégalité

Par suite la projection du point P sur le plan des sera intérieure à la courbe

dans cette équation, et désignent les distances de cette projection du point P aux points S et J. Pour les très grandes valeurs de la constante cette courbe comprend deux boucles (désignées par 1 sur la fig. 24) entourant, l’une le point S, l’autre le point J. Lorsque décroît, ces deux boucles se dilatent et se rejoignent à un certain moment en un point double A (courbe 2). Puis, diminuant encore, elles n’en font plus qu’une (courbe 3) qui entoure à la fois S et J[7]. Figure 24
fig.24.
Donc, lorsque la constante n’est pas trop grande, la petite planète obligée de rester intérieure à la courbe 3 est néanmoins libre d’aller au voisinage, soit du Soleil, soit de Jupiter. Si, au contraire, la constante est très grande, la petite planète restera à l’intérieur de l’une des deux boucles 1 ; elle sera un satellite soit du Soleil, soit de Jupiter.

Or, l’effet d’une résistance passive telle qu’une résistance de milieu est d’augmenter la constante du second membre de l’intégrale de Jacobi. Par suite, la courbe qui encercle la petite planète se rétrécit sans cesse. Si elle était initialement la courbe 3, elle deviendra à un certain moment la courbe à point double 2. Si à ce moment la planète est voisine du Soleil, jamais elle ne retournera au voisinage de Jupiter : elle est captée par le Soleil. Si, au contraire, elle est voisine de Jupiter, elle ne reviendra jamais près du Soleil : elle est captée par Jupiter dont, à partir de cet instant, elle devient un satellite.

93.La théorie de M. See rend bien compte de la faiblesse des excentricités des orbites des planètes et des satellites[8]. Mais pourquoi les mouvements de presque tous ces astres sont-ils directs et pourquoi leurs orbites ont-elles de faibles inclinaisons mutuelles ? Ces deux questions restent, dans l’hypothèse de M. See, sans réponse bien satisfaisante. Pour essayer d’expliquer la faiblesse des inclinaisons, on peut supposer que l’atmosphère résistante du Soleil a une forme lenticulaire très aplatie : alors un astre dont l’orbite est très inclinée sur le plan de ce disque subit une résistance beaucoup moindre qu’un astre qui se meut dans le plan même du disque. Le premier astre a donc beaucoup moins de tendance à être capté que le second, et c’est surtout dans le plan du disque que se feront les captures des planètes.

On pourrait aussi supposer que le milieu résistant est lui-même en rotation : il tendrait alors, non pas à annuler la vitesse de la planète qui s’y meut, mais à imprimer à cette planète une vitesse d’un certain sens : on se retrouverait donc dans des conditions analogues à celles qui ont été étudiées au Chapitre précédent (no 83, p. 113 et 114). La résistance n’étant plus directement opposée à la vitesse, le plan de l’orbite pourrait varier et tendre à diminuer son inclinaison sur le plan équatorial de l’atmosphère solaire.


  1. T. J. J. See : Researches on the Evolution of the Stellar Systems, vol. II : The Capture Theory of Cosmical Evolution (Lynn, Mass., U. S. A., Thos. P. Nichols and Sons ; Paris, A. Hermann, 1910).
  2. T. J. J. See : Loc. cit., Ch. VII, p. 134-158.
  3. La formule (3) montre même que augmente quand diminue. D’où cette conséquence curieuse : une résistance de milieu a pour effet d’augmenter la vitesse linéaire de la planète.
  4. On reconnaît aisément que cette résistance ne produit aucun effet séculaire(au moins en première approximation) sur la longitude du périhélie. Bien entendu, elle ne modifie pas le plan de l’orbite, qui garde la même inclinaison et la même ligne des nœuds par rapport à un plan fixe.
  5. T. J. J. See : Loc. cit., Chap. VIII, p. 159-182 et Chap. X., p. 211-236.
  6. Nous supposons égale à l’unité la masse de la petite planète P. Plus exactement, cette masse se trouvant partout en facteur, nous ne l’écrivons pas dans les formules.
  7. Nous ne nous occupons pas de certaines portions de courbes pouvant se trouver très éloignées de l’origine.
  8. La diminution de l’excentricité du fait d’une résistance de milieu n’est pas seulement capitale dans la théorie de M. See : elle intéresse aussi les théories de Faye et de M. du Ligondès.