Leçons sur les hypothèses cosmogoniques (Poincaré, 1911)/Chapitre 02

Libraire scientifique A. Hermann et fils (p. 7-14).

CHAPITRE ii.

HYPOTHÈSE DE LAPLACE.


7.Kant avait étendu ses conceptions à l’ensemble du monde stellaire, à toute la Voie Lactée. Laplace, dans sa célèbre hypothèse, se borne à envisager la formation du système solaire. La nébuleuse de Kant était une espèce de chaos : les matériaux, s’étant agglomérés autour de certains centres de condensation, formaient comme un essaim de météores indépendants, dont les mouvements, primitivement désordonnés, se seraient plus tard ordonnés, par suite des chocs et des frottements. La nébuleuse de Laplace, au contraire, est une véritable atmosphère gazeuse animée, dès l’origine, d’un mouvement de rotation bien uniforme. Au centre de cette atmosphère Laplace suppose une forte condensation. C’est donc une sorte d’étoile nébuleuse, constituée par une masse centrale fluide, Soleil déjà à demi formé, entourée d’une atmosphère extrêmement ténue s’étendant à une très grande distance, l’ensemble tournant d’un seul bloc. En se contractant, cette atmosphère abandonnera, dans le plan de l’équateur, une série d’anneaux successifs d’où naîtront les planètes.

8.Les premières idées de Laplace sur la formation du système solaire sont indiquées dès la première édition (1796) de l’Exposition du Système du Monde. Mais c’est seulement dans des éditions postérieures que l’exposé complet de la théorie de Laplace devient l’objet de la Note VII et dernière. Nous suivrons ici le texte du Tome VI des Œuvres Complètes de Laplace (Paris, Gauthier-Villars, 1884, p. 498-509.)

« On a, dit l’Auteur, pour remonter à la cause des mouvements primitifs du système planétaire, les cinq phénomènes suivants : les mouvements des planètes dans le même sens et à peu près dans un même plan ; les mouvements des satellites dans le même sens que ceux des planètes ; les mouvements de rotation de ces différents corps et du Soleil, dans le même sens que leurs mouvements de projection et dans des plans peu différents ; le peu d’excentricité des orbes des planètes et des satellites ; enfin, la grande excentricité des orbes des comètes, quoique leurs inclinaisons aient été abandonnées au hasard.

« Buffon est le seul que je connaisse, qui, depuis la découverte du vrai système du monde, ait essayé de remonter à l’origine des planètes et des satellites. Il suppose qu’une comète, en tombant sur le Soleil, en a chassé un torrent de matière qui s’est réuni au loin, en divers globes plus ou moins grands et plus ou moins éloignés de cet astre : ces globes, devenus par leur refroidissement opaques et solides, sont les planètes et leurs satellites. » (p. 498.)

Laplace n’avait donc pas connaissance des travaux de Kant, puisqu’il ne cite que Buffon. Il n’a pas de peine à réfuter la théorie de ce dernier, car elle n’explique pas les cinq phénomènes qu’il a rappelés. Laplace se demande alors s’il est possible de s’élever à la véritable cause de ces phénomènes :

« Quelle que soit sa nature, puisqu’elle a produit ou dirigé les mouvements des planètes, il faut qu’elle ait embrassé tous ces corps, et, vu la distance prodigieuse qui les sépare, elle ne peut avoir été qu’un fluide d’une immense étendue. Pour leur avoir donné dans le même sens un mouvement presque circulaire autour du Soleil, il faut que ce fluide ait environné cet astre comme une atmosphère. La considération des mouvements planétaires nous conduit donc à penser qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmosphère du Soleil s’est primitivement étendue au delà des orbes de toutes les planètes, et qu’elle s’est resserrée successivement jusqu’à ses limites actuelles,

« Dans l’état primitif où nous supposons le Soleil, il ressemblait aux nébuleuses que le télescope nous montre composées d’un noyau plus ou moins brillant, entouré d’une nébulosité qui, en se condensant à la surface du noyau, le transforme en étoile. Si l’on conçoit, par analogie, toutes les étoiles formées de cette manière, on peut imaginer leur état antérieur de nébulosité précédé lui-même par d’autres états dans lesquels la matière nébuleuse était de plus en plus diffuse, le noyau étant de moins en moins lumineux. On arrive ainsi, en remontant aussi loin qu’il est possible, à une nébulosité tellement diffuse, que l’on pourrait à peine en soupçonner l’existence. » (p. 499-500)

L’étoile nébuleuse à forte condensation centrale n’est donc pas, pour Laplace, l’état tout à fait primordial, puisqu’il suppose un état antérieur. Mais il s’occupe seulement de la façon dont les planètes ont pu naître aux dépens de l’atmosphère qui entoure le noyau central de la nébuleuse. Il commence par rejeter l’hypothèse qui attribuerait aux planètes une origine extérieure à la nébuleuse, celle-ci les ayant captées ; puis il montre que l’atmosphère de la nébuleuse, en se contractant, abandonne une série d’anneaux :

« Mais comment l’atmosphère solaire a-t-elle déterminé les mouvements de rotation et de révolution des planètes et des satellites ? Si ces corps avaient pénétré profondément dans cette atmosphère, sa résistance les aurait fait tomber sur le Soleil ; on peut donc conjecturer que les planètes ont été formées à ses limites successives, par la condensation des zones de vapeurs, qu’elle a dû, en se refroidissant, abandonner dans le plan de son équateur.

« … L’atmosphère du Soleil ne peut pas s’étendre indéfiniment ; sa limite est le point où la force centrifuge due à son mouvement de rotation balance la pesanteur ; or, à mesure que le refroidissement resserre l’atmosphère et condense à la surface de l’astre les molécules qui en sont voisines, le mouvement de rotation augmente ; car, en vertu du principe des aires, la somme des aires décrites par le rayon vecteur de chaque molécule du Soleil et de son atmosphère et projetées sur le plan de son équateur étant toujours la même, la rotation doit être plus prompte quand ces molécules se rapprochent du centre du Soleil. La force centrifuge due à ce mouvement devenant ainsi plus grande, le point où la pesanteur lui est égale est plus près de ce centre. En supposant donc, ce qu’il est naturel d’admettre, que l’atmosphère s’est étendue à une époque quelconque jusqu’à sa limite, elle a dû, en se refroidissant, abandonner les molécules situées à cette limite et aux limites successives produites par l’accroissement de la rotation du Soleil. Ces molécules abandonnées ont continué de circuler autour de cet astre, puisque leur force centrifuge était balancée par leur pesanteur. Mais, cette égalité n’ayant point lieu par rapport aux molécules atmosphériques placées sur les parallèles à l’équateur solaire, celles-ci se sont rapprochées, par leur pesanteur, de l’atmosphère à mesure qu’elle se condensait, et elles n’ont cessé de lui appartenir, qu’autant que, par ce mouvement, elles se sont rapprochées de cet équateur. » (p. 500-501.)

Admettons donc, avec Laplace, un tel abandon, dans le plan de l’équateur, d’anneaux concentriques de vapeurs, — cette question sera soumise à l’analyse dans le Chapitre suivant, — et demandons-nous ce que deviennent ces anneaux. Chaque molécule, abandonnée à elle-même, décrira un cercle en obéissant à la troisième loi de Képler

désignant la vitesse angulaire et le rayon de l’orbite des différentes molécules ; d’où il suit que les molécules les plus éloignées du Soleil auront une vitesse angulaire, et même une vitesse linéaire, moindre que les molécules les plus rapprochées.

Si donc A et B sont les cercles qui limitent extérieurement et intérieurement un anneau dont C est la ligne moyenne (fig. 1), la vitesse Figure 1
fig.1
des molécules situées en A sera tout d’abord inférieure à celle des molécules situées en B. Mais Laplace invoque le frottement mutuel des molécules qui tend, dit-il, à égaliser toutes les vitesses angulaires, de telle façon qu’on ait finalement

par suite la vitesse linéaire des molécules telles que A deviendra supérieure celle des molécules telles que B. Une seconde cause, d’après Laplace, a dû agir dans le même sens. Par les effets du refroidissement et de la condensation, l’anneau a dû se rétrécir, si bien que A et B se seraient rapprochés de la ligne médiane C. En vertu de la loi des aires, B s’éloignant du centre a dû diminuer sa vitesse ; A s’en rapprochant a dû augmenter la sienne. Si Laplace insiste sur ce fait que, dans un même anneau, les vitesses linéaires des molécules les plus éloignées du centre ont dû finir par être plus grandes, c’est que ce sera là son principal argument pour expliquer les rotations directes des planètes. — Toutes ces questions seront discutées plus loin.

9.Voyons maintenant comment Laplace explique la manière dont les anneaux, instables en général par eux-mêmes, ont donné naissance aux planètes et celles-ci aux satellites.

« Si toutes les molécules d’un anneau de vapeurs continuaient de se condenser sans se désunir, elles formeraient à la longue un anneau liquide ou solide. Mais la régularité que cette formation exige dans toutes les parties de l’anneau et dans leur refroidissement a dû rendre ce phénomène extrêmement rare. Aussi le système solaire n’en offre-t-il qu’un seul exemple, celui des anneaux de Saturne. Presque toujours chaque anneau de vapeurs a dû se rompre en plusieurs masses qui, mues avec des vitesses très peu différentes, ont continué de circuler à la même distance autour du Soleil. Ces masses ont dû prendre une forme sphéroïdique, avec un mouvement de rotation dirigé dans le sens de leur révolution, puisque leurs molécules inférieures avaient moins de vitesse réelle que les supérieures ; elles ont donc formé autant de planètes à l’état de vapeurs. Mais si l’une d’elles a été assez puissante pour réunir successivement par son attraction toutes les autres autour de son centre, l’anneau de vapeurs aura été ainsi transformé dans une seule masse sphéroïdique de vapeurs, circulant autour du Soleil, avec une rotation dirigée dans le sens de sa révolution. Ce dernier cas a été le plus commun : cependant le système solaire nous offre le premier cas dans les quatre petites planètes qui se meuvent entre Jupiter et Mars, à moins qu’on ne suppose, avec M. Olbers, qu’elles formaient primitivement une seule planète qu’une forte explosion a divisée en plusieurs parties animées de vitesses différentes.

« Maintenant, si nous suivons les changements qu’un refroidissement ultérieur a dû produire dans les planètes en vapeurs dont nous venons de concevoir la formation, nous verrons naître au centre de chacune d’elles un noyau s’accroissant sans cesse par la condensation de l’atmosphère qui l’environne. Dans cet état, la planète ressemblait parfaitement au Soleil à l’état de nébuleuse où nous venons de le considérer ; le refroidissement a donc dû produire, aux diverses limites de son atmosphère, des phénomènes semblables à ceux que nous avons décrits, c’est-à-dire des anneaux et des satellites circulant autour de son centre, dans le sens de son mouvement de rotation, et tournant dans le même sens sur eux-mêmes. La distribution régulière de la masse des anneaux de Saturne autour de son centre et dans le plan de son équateur résulte naturellement de cette hypothèse, et, sans elle devient inexplicable : ces anneaux me paraissent être des preuves toujours subsistantes de l’extension primitive de l’atmosphère de Saturne et de ses retraites successives. Ainsi les phénomènes singuliers du peu d’excentricité des orbes des planètes et des satellites, du peu d’inclinaison de ces orbes à l’équateur solaire, et de l’identité du sens des mouvements de rotation et de révolution de tous ces corps avec celui de la rotation du Soleil, découlent de l’hypothèse que nous proposons et lui donnent une grande vraisemblance. » (p. 502-503).

10.Pour Laplace, les comètes sont d’origine étrangère au système planétaire. Il les considère comme « de petites nébuleuses errantes de systèmes en systèmes solaires » (p. 504), ce qui expliquerait pourquoi les orbites des comètes sont aussi bien rétrogrades que directes et, de plus, pourquoi elles ont de fortes excentricités et inclinaisons. Mais cette manière de voir n’est plus adoptée en général, car aucune comète ne présente d’orbite franchement hyperbolique, ce qui ne manquerait sans doute pas d’arriver si ces astres étaient d’origine cosmique et nous arrivaient de l’infini avec des vitesses sensibles relativement à la vitesse de notre système solaire.

11.Laplace voit dans la lumière zodiacale une preuve nouvelle à l’appui de son hypothèse :

« Si, dans les zônes abandonnées par l’atmosphère du Soleil, il s’est trouvé des molécules trop volatiles pour s’unir entre elles ou aux planètes, elles doivent, en continuant de circuler autour de cet astre, offrir toutes les apparences de la lumière zodiacale. » (p. 506).

12.L’égalité rigoureuse entre la durée de révolution sidérale de la Lune et sa durée de rotation sur elle-même, égalité qui fait que la Lune tourne toujours vers nous un même hémisphère, a été expliquée par Laplace en supposant qu’à l’origine les deux mouvements angulaires de rotation et de révolution étaient peu différents :

« Alors, dit-il, l’attraction de la planète a établi entre eux une parfaite égalité ; mais en même temps elle a donné naissance à une oscillation périodique dans l’axe du satellite, dirigé vers la planète, oscillation dont l’étendue dépend de la différence primitive des deux mouvements. » (p. 507).

La Lune, encore fluide, a donc pris une forme allongée dans le sens de la Terre ; son grand axe tendait constamment à être ramené dans cette direction par l’attraction terrestre, tel un pendule écarté de la verticale ; les oscillations de cet axe produisaient une libration. Mais, dans un corps fluide, la libration est accompagnée de marées internes qui font naître des frottements ; ces frottements tendent à diminuer la libration qui deviendra plus petite et pourra finir par disparaître, même si elle était notable au début.

13.Une autre question tout à fait analogue, et c’est par elle que Laplace termine son Exposition, est la question relative à la particularité que présentent les trois premiers satellites de Jupiter. Appelant leurs moyens mouvements et leurs longitudes moyennes respectives, on a constamment, entre les trois longitudes moyennes, la relation

et entre les trois moyens mouvements, la relation

Or, Laplace a montré, dans sa Mécanique céleste, que, si les conditions initiales ont été telles que ces égalités soient approximativement satisfaites, l’action mutuelle des satellites a suffi pour les maintenir satisfaites en moyenne, avec une inégalité périodique d’autant plus faible que ces égalités étaient plus près d’être rigoureusement vérifiées initialement. Cette inégalité périodique est tout à fait comparable à la libration dont nous venons de parler. Or, Delambre n’a pu parvenir à la mettre en évidence au moyen d’observations. Comme il y a « l’infini contre un à parier » que les deux égalités écrites ci-dessus n’ont pas été rigoureusement vérifiées par les conditions initiales, Laplace conclut que cette inégalité périodique a dû exister au début, mais qu’une cause l’a fait disparaître : cette cause, c’est la résistance de milieu qu’opposait l’atmosphère primitive de la planète au mouvement de ses satellites :

« Dans notre hypothèse, les satellites de Jupiter, immédiatement après leur formation, ne se sont point mus dans un vide parfait ; les molécules les moins condensables des atmosphères primitives du Soleil et de la planète formaient alors un milieu rare, dont la résistance, différente pour chacun de ces astres, a pu approcher peu à peu leurs moyens mouvements du rapport dont il s’agit, et lorsque ces mouvements ont ainsi atteint les conditions requises pour que l’attraction mutuelle des trois satellites établisse ce rapport en rigueur, la même résistance a diminué sans cesse l’inégalité que ce rapport a fait naître, et enfin l’a rendue insensible. On ne peut mieux comparer ces effets qu’au mouvement d’un pendule animé d’une grande vitesse, dans un milieu très peu résistant. Il décrira d’abord un grand nombre de circonférences ; mais, à la longue, son mouvement de circulation, toujours décroissant, se changera dans un mouvement d’oscillation, qui, diminuant lui-même de plus en plus par la résistance du milieu, finira par s’anéantir ; alors le pendule, arrivé à l’état du repos, y restera sans cesse. » (p. 508-509).