Leçons élémentaires de chimie agricole/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII.

FERTILITÉ NATURELLE DE LA TERRE


La fertilité parfaite serait celle d’un sol qui pourrait, sans recevoir aucun engrais, fournir une longue série de récoltes abondantes. C’est là une conception presque hypothétique. La fécondité absolue n’est jamais atteinte d’une manière complète ; c’est tout au plus si quelques terres privilégiées paraissent en approcher : telles sont les fameuses terres noires de Russie, tels sont certains sols de l’Amérique du Sud, observés par M. Boussingault.

Conditions de la fertilité. — Cette fertilité idéale ne pourrait se rencontrer que dans une terre réunissant toutes les qualités physiques et chimiques dont nous avons reconnu l’utilité, et pouvant conserver ces qualités pendant de longues années.

Il faut pour cela que la terre soit et demeure favorable à la végétation des diverses cultures. Le développement du système radiculaire doit être facile, ce qui exige que le sol soit profond et toujours bien ameubli. La respiration des racines doit être assurée par une pénétration suffisante de l’air au travers des couches de terre, ce qui réclame une perméabilité durable. L’alimentation en eau demande que le sol soit maintenu dans un état convenable d’humidité, qui ne saurait être excessive sans s’opposer à l’accès de l’air. Toutes ces conditions réclament la bonne constitution de la terre végétale, qui doit être formée par une association convenable d’argile, de sable, de calcaire et de matière humique.

Mais il faut aussi que l’alimentation azotée et minérale des récoltes se trouve pleinement assurée ; et cela n’a lieu que si la terre renferme en abondance toutes les substances nutritives nécessaires : azote, phosphore, potasse, chaux, soufre. La dissémination de ces matières dans toute l’épaisseur du sol doit être très régulière, afin que, dans chacune de ses parties, celui-ci soit semblable et aussi parfait. Il faut également que ces principes se trouvent dans un état convenable d’assimilabilité, ou du moins que les actions naturelles y développent progressivement des doses de matière assimilable suffisantes pour la nutrition des récoltes.

L’analyse physique nous renseigne bien sur les qualités physiques d’une terre, l’analyse chimique nous fait connaître encore plus exactement sa vraie composition. Mais nous ne possédons encore aucune méthode exacte capable d’évaluer la dissémination et le degré d’assimilabilité des principes nutritifs ; ce sont là cependant des données fort importantes. M. Grandeau a cité deux champs que l’analyse indiquait devoir être identiques : l’un était fertile, l’autre mauvais ; c’est que dans celui-ci les matières nutritives étaient mal distribuées et surtout dans un état peu favorable à l’assimilation végétale.

La fertilité nous apparaît donc comme la résultante d’un très grand nombre de conditions. Si l’une d’elles vient à manquer, ou bien n’est remplie que d’une façon trop imparfaite, la fertilité en est atteinte plus ou moins, et il pourra se faire qu’elle soit totalement supprimée et que la terre soit inféconde.

Caractéristiques de la fertilité. — Une notion aussi complexe peut-elle être acquise au moyen d’une caractéristique unique ? Certains agronomes l’ont essayé ; mais ce qui est le plus capable d’en démontrer l’impossibilité réelle, c’est qu’ils n’ont pas tous choisi la même.

Richesse phosphorique. — M. de Gasparin a considéré la richesse en acide phosphorique comme signe principal de la fertilité, et nous avons déjà dit qu’il appelle terres pauvres celles qui ont par kilogramme moins de 0gr5 d’acide phosphorique. Les terres riches en contiennent de 1 à 2 grammes ; une teneur supérieure à 2 grammes est le signe d’une richesse exceptionnelle.

M. Truchot a trouvé que l’examen des terres d’Auvergne donne raison à la classification de M. de Gasparin. Celles qui sont fertiles proviennent des roches volcaniques, et, par suite, contiennent beaucoup d’acide phosphorique, par exemple :

Terre de Pont-du-Château (Limagne) 4gr16 par kil.
Terre de Sarlière 3 04

Celles qui sont peu fécondes sont issues des roches granitiques et manquent de phosphates, par exemple :

Terre de Chéry 0gr24
Terre de Theix 4 86

S’il en est ainsi, la vigne de Nicolosi (Sicile), où M. de Gasparin a trouvé 6gr20 d’acide phosphorique par kilogramme de terre fine, serait d’une fertilité merveilleuse ; il est néanmoins assez vraisemblable que la fertilité réelle n’y est pas parfaite, et que des récoltes de céréales ou de fourrages y seraient fort médiocres.

Certains sols exceptionnellement productifs ne renferment pas beaucoup d’acide phosphorique. Dans une terre noire de Russie, on en a trouvé seulement 0gr57 par kilogramme : ce serait presque une terre pauvre de M. de Gasparin.

Dans un sol vierge prodigieusement fertile des bords du Rio Cupari (vallée de l’Amazone), Boussingault n’a trouvé par kilogramme que 0gr445 d’acide phosphorique.

Il est donc impossible d’admettre que la dose de ce dernier principe est la seule règle de fertilité ; l’abondance d’acide phosphorique n’est avantageuse que si l’ensemble des conditions générales posées plus haut se trouve réalisé.

Néanmoins, si on se borne à considérer des terrains d’alluvions à caractères moyens, c’est-à-dire renfermant à la fois argile, sable, calcaire, humus, la loi de fertilité, proposée par M. de Gasparin, se vérifie le plus souvent : dans un sol à bonnes qualités physiques, où la potasse et la chaux manquent rarement, la richesse en produits phosphores est une indication de fertilité, parce que le plus souvent l’azote a pu s’y fixer en quantité suffisante.

Richesse azotée. — M. Lawes a caractérisé la fertilité par la richesse en azote. Ceci exige évidemment que l’azote de la terre puisse y être utilisé pour la nutrition des récoltes. Ainsi, certains sols siliceux et tourbeux ont une richesse énorme en azote, 1 kilogramme de terre en renfermant jusqu’à 18 grammes ; pourtant, la végétation n’en retire aucun profit. Faute de calcaire, la matière azotée ne peut subir l’action des microbes ; elle demeure insoluble et l’azote reste immobilisé en pure perte.

Dans les sols suffisamment pourvus de calcaire, la nutrition azotée des récoltes est d’autant meilleure que la teneur azotée est plus forte, et le plus souvent alors la richesse naturelle en azote coïncide avec une richesse suffisante en acide phosphorique et potasse : la règle de Lawes s’applique alors fort bien.

Épaisseur. — M. Déhérain considère que l’une des conditions les plus caractéristiques de la fertilité naturelle est l’épaisseur de la couche de terre végétale qui se trouve à la disposition des racines. Cette couche comprend non seulement le sol actif atteint par les labours, mais aussi le sol vierge de même nature qui se trouve au-dessous, et le sous-sol perméable, de composition différente, qui repose sur la couche imperméable.

C’est qu’en effet dans un terrain perméable profond les racines végétales s’enfoncent très avant. D’après Orth, de Berlin, les longueurs atteintes par les racines pour des cultures réalisées dans des sables perméables ont été en général supérieures à 1 mètre. M. Müntz a trouvé des résultats analogues non moins nets :

Profondeur atteinte par les racines.
ORTH. MÜNTZ.
Blé 1m09 1m50 et plus.
Orge 1,35 1,50
Seigle 1,23 »
Avoine 1,27 1,50
Maïs 1,00 »
Sarrazin 0,90 »
Chanvre » 1,00
Trèfle 1,45 1,70
Luzerne 2,65 1,75 et plus.
Navet 1,13 »
Betterave 1,38 »
Carotte 1,30 »
Pommes de terre 1,03 »

Ce n’est donc pas seulement dans la couche arable, profonde de 20 à 30 centimètres, que les racines puisent leur nourriture, c’est dans le sol et le sous-sol tout entier à une profondeur au moins égale à 1 mètre. Toute l’épaisseur des couches perméables supérieures collabore à la nutrition végétale.

Au contraire, dans une terre peu épaisse, où à 30 centimètres, par exemple, on rencontre une assise imperméable de calcaire, d’argile ou de grès, les racines vont heurter cet obstacle, et, ne pouvant le franchir, sont obligées de ramper sur le fond ; elles s’accumulent dans cette unique couche de 30 centimètres qui demeure seule chargée de les nourrir.

Pour apprécier la valeur nutritive d’une terre végétale, on ne peut donc se contenter de connaître la richesse en azote, phosphore, chaux, potasse, de la couche arable ; mais il faut aussi savoir la quantité totale de ces principes que toute l’épaisseur de la terre perméable met à la disposition des plantes. On conçoit dès lors que la puissance de la couche pourra en quelque manière suppléer à la pauvreté locale. Le plus souvent, une terre pauvre, mais épaisse, vaudra mieux qu’une terre riche en couche mince. Dans cette dernière, le système radiculaire se forme mal, et il demeure beaucoup plus sensible aux intempéries de la surface, aussi bien aux sécheresses qu’au froid et à l’humidité excessive.

Ceci explique fort bien les anomalies apparentes de fertilité qui ont été signalées plus haut.

Au Rio Cupari, l’épaisseur du sol atteint 1 à 2 mètres d’épaisseur. Les terres noires de Russie sont en couches très puissantes qui atteignent jusqu’à 6 mètres et ont rarement moins de 1 mètre. La dose totale de principes nutritifs y est énorme ; d’après les évaluations de M. Déhérain, 1 hectare contient dans sa masse totale :

019,900 à 071,500 kilogrammes d’azote,
021,000 à 050,600 d’acide phosphorique,
190,000 à 267,000 de chaux,
(la teneur en potasse est également grande).

La couche supérieure, de 20 centimètres d’épaisseur, ne renferme par hectare que ;

02,096 à 08,000 kilogrammes d’azote,
02,200 à 06,200 d’acide phosphorique,
21,000 à 30,000 de chaux.

Or, une terre moyenne, pas très riche, prise sur la même épaisseur de 20 centimètres, contient par hectare environ :

0,000 à 0,400 kilogrammes d’azote,
2,000 à 4,000 d’acide phosphorique,

c’est-à-dire plus que certaines des terres noires, dont la fertilité est pourtant incomparablement supérieure. C’est que dans la terre noire très profonde, les racines profitent de cette épaisseur, où les matières nutritives se trouvent dans un état de dissémination favorable à leur assimilabilité.

L’épaisseur de la terre végétale est donc bien réellement un des facteurs les plus importants de la fertilité. Mais ce n’est évidemment pas le seul ; une épaisseur indéfinie de sol tout à fait infertile ne vaudrait guère mieux pour la culture qu’une couche mince.

Les opérations agricoles qui ont pour effet d’accroître la profondeur de la couche perméable du sol, augmentent habituellement sa fertilité. Ainsi, dans des terrains absolument improductifs où la roche dure n’était couverte que de quelques centimètres de sol arable, on a pu créer quelques champs de fertilité moyenne en transportant sur certains points la terre meuble recueillie sur tout le reste. Ce serait là le plus souvent une opération peu recommandable, dont le résultat même heureux ne pourrait compenser les frais énormes.

Le défoncement profond du sol fournit une solution beaucoup plus pratique, mais il faut qu’il soit pratiqué avec discernement ; parfois, le mélange à la terre arable des matières très différentes qui viennent du sous-sol, peut rendre moins bonnes les qualités physiques du champ défoncé.

La fertilité n’est pas une notion absolue. — La fertilité ne peut donc être définie exactement au moyen d’une caractéristique unique ; elle ne pourrait l’être que par un ensemble de caractères. La fertilité relative d’une terre dépendra évidemment de ses qualités physiques et de sa nature chimique ; mais elle dépendra aussi des conditions climatériques et de la nature des cultures qu’on y poursuit, le choix de ces dernières étant réglé dans une certaine mesure par la constitution physique du sol qui doit les nourrir. Le froment ne pourra en général être cultivé avec avantages que dans une terre présentant une ténacité suffisante, due le plus souvent à une proportion notable d’argile. Dans les sols plus sablonneux, l’orge et surtout le seigle se développent mieux. L’abondance du gravier et des cailloux dans la terre végétale est habituellement défavorable à la végétation des racines, et quand cette abondance est très marquée, la plupart des cultures donnent des rendements déplorables ; au contraire, la vigne s’adapte fort bien à ce genre de sols, infertiles d’une manière générale, fréquemment très fertiles pour elle.