Lazare (Auguste Barbier)/Westminster

◄  Conscience
Westminster

WESTMINSTER.

Westminster ! Westminster ! Sur cette terre vaine
Suis-je toujours en butte aux clameurs de la haine !
Avant d’avoir subi le jugement de Dieu
Suis-je au regard des miens toujours digne du feu !
Hélas ! mes tristes os languissent dans mes terres,
Mon domaine appartient à des mains étrangères,
Et l’on peut voir un jour les autans furieux,
Enfans désordonnés de l’empire des cieux,
De leurs souffles impurs chasser ma cendre illustre
Et balayer mes os comme les os d’un rustre.

Westminster ! Westminster ! Au midi de mes jours,
Le cœur déjà lassé d’orageuses amours,
J’ai vu la calomnie, en arrière et dans l’ombre,
S’asseoir à mon foyer comme une hôtesse sombre,
En disperser la cendre, et, d’un bras infernal,
Glisser de froids serpens dans le lit conjugal.
J’ai vu dans le rempart de ma gloire fameuse,
Au milieu des enfans de ma verve fougueuse,
Une main attacher à mon front l’écriteau
Qu’on met au front de ceux qui vivent sans cerveau.

Et puis on ébranla le chêne en ses racines,
On sépara le tronc de ses branches divines,
Le père de la fille ; — on me prit mon enfant,

Comme si la pressant sur mon sein étouffant,
Mes baisers corrupteurs et ma tendresse impure
Avaient pu ternir l’or de sa jeune nature ;
On enleva ma fille à mon cœur amoureux,
Et, pour mieux empêcher l’étreinte du lépreux,
On fit entre les bras de l’enfant et du père
Passer la mer immense avec son onde amère.

Ah ! pour l’homme qui porte en sa veine un beau sang
Il n’est pas de torture et d’affront plus cuisant !
Oh ! quels coups malheureux ! Oh ! quelle horrible lame
Que celle qui s’en va percer l’ame de l’ame,
Le divin sentiment, ce principe éternel
Des élans du poète et du cœur paternel !
Ô morsures du feu sur les membres livides,
Ô fouets retentissans des vieilles Euménides,
Supplices des païens, antiques châtimens,
Oh ! qu’êtes-vous auprès de semblables tourmens !

Et voilà cependant, voilà les rudes peines
Que m’ont fait endurer les colères humaines,
Voilà les trous profonds que des couteaux sacrés
Ont fait pendant long-temps à mes flancs ulcérés ;
L’éternel ouragan, la bruyante tempête,
Qui jusqu’au lit de mort hurlèrent sur ma tête,
Et rendirent mon cœur plus noir et plus amer
Que le fenouil sauvage arraché par la mer,
Et le flot écumeux que la vieille nature
Autour de l’Angleterre a roulé pour ceinture.

Westminster ! Westminster ! Oh ! n’est-ce point assez
De mon enfer terrestre et de mes maux passés ?
Par-delà le tombeau faut-il souffrir encore ?
Faut-il être toujours le Satan qu’on abhorre ?
Et mes remords cachés et leur venin subtil,
Et le flot de mes pleurs dans les champs de l’exil,
Et l’angoisse sans fin de ma longue agonie !
N’ai-je pas expié les fautes de ma vie ?

Westminster ! Westminster ! dans ton temple de paix
Mes pâles ossemens descendront-ils jamais ?

Ô grande ombre, ta plainte est lugubre et profonde.
Ah ! je sens que durant ton passage en ce monde
Tu fus comme un lion traqué dans les forêts,
Que fatiguant en vain de vigoureux jarrets
Partout où tu passas dans ta fuite divine,
Ta noble peau s’ouvrit au tranchant de l’épine,
Et tes crins tout puissans restèrent aux buissons ;
Partout il te fallut payer tes larges bonds,
Et ton cœur généreux entr’ouvert sur le sable
Versa jusqu’à la mort un sang inépuisable.

Mais pourquoi fallut-il, ô poète hautain !
Avant de fermer l’œil à l’horizon lointain,
De rendre aux élémens ta sublime poussière,
Que le glaive doré de ta muse guerrière
Dans le sein du pays et dans son rude flanc
Avec un rire amer pénétrât si souvent ?
Ah ! pourquoi reçut-il une blessure telle
Qu’il en pousse toujours une clameur mortelle,
Et que la plaie en feu, difficile à guérir,
Au seul bruit de ton nom semble toujours s’ouvrir !

Byron ! tu n’as pas craint, jeune dieu sans cuirasse,
D’attaquer corps à corps les défauts de ta race,
De toucher ce que l’homme a de mieux inventé,
Le voile de vertu par le vice emprunté ;
D’une robuste main, hardiment et sans feinte,
Tu mis en vils lambeaux la couverture sainte
Qui pèse sur le front de la grande Albion
Plus que son voile épais de brume et de charbon,
Le manteau qu’aujourd’hui de l’un à l’autre pôle
Le pâle genre humain va se coudre à l’épaule.

Le drap sombre du Cant est tombé sous tes coups.

De là tant de dédains, d’outrages, de courroux,
De là ce châtiment et cette longue injure
Contre laquelle en vain ta grande ombre murmure,
Cette haine vivace et qui sur un tombeau
Semble toujours tenir allumé son flambeau ;
Comme si dans ce monde, imparfaits que nous sommes,
Les hommes sans pitié devaient juger les hommes.
Et comme si, grand Dieu ! le malheur éprouvé
N’était pas le flot saint par qui tout est lavé.

Ô chantre harmonieux des douleurs de notre âge,
Sombre amant de l’abîme au cantique sauvage,
Cygne plein d’amertume et dont la passion
D’une brûlante main pétrit le pur limon,
Laisse rougir le front de la patrie ingrate ;
Tandis que ton beau nom avec le sien éclate
Sur tous les points du globe en signes merveilleux,
Laisse-la négliger tes mânes glorieux,
Laisse-la, te couvrant d’un oubli sans exemple,
Faire attendre à tes os les honneurs de son temple.

C’est l’éternel destin ! c’est le sort mérité
Par tous les cœurs aimant trop fort la vérité !
Oui, malheur en tout temps et sous toutes les formes
Aux Apollons fougueux qui, sur les reins énormes
Et le crâne rampant du vice abâtardi,
Poseront comme toi leur pied ferme et hardi ;
Malheur ! car ils verront le monstrueux reptile,
Gonflant de noirs venins sa poitrine subtile,
Bondir sous leurs talons, et dans ses larges nœuds
Écraser tôt ou tard leurs membres lumineux.

Et la société, témoin de l’agonie,
Loin de tendre la main aux enfans du génie.
De les débarrasser des replis du vainqueur,
Toujours se bouchera l’oreille à leur clameur :
Trop heureux si la vieille aux longs voiles rigides
Abandonne les corps aux dents des vers avides,

Et si son bras plus dur que celui de la mort
Pour se venger aussi ne fait pas un effort,
Et frappant à son tour la victime qui tombe
Ne poursuit pas son ombre au-delà de la tombe.

Vieille et sombre abbaye, ô vaste monument
Baigné par la Tamise et longé tristement
Par un sol tout blanchi de tombes délaissées !
Tu peux t’enorgueillir de tes tours élancées,
De ta chapelle sainte aux splendides parois,
Et de ton seuil battu par la pourpre des rois !
Tu peux sur le granit de tes lugubres dalles
Étaler fièrement tes pompes sépulcrales,
Les sublimes dormeurs de tes tombeaux noircis,
Tes princes étendus sur leurs coussins durcis,
Et tous les morts fameux dont la patrie entière
Conserve avec respect l’éclatante poussière !
Malgré tant de splendeur et de noms illustrés,
Tant de bustes de pierre et de marbres sacrés,
Malgré le grand Newton et le divin Shakspeare,
Et le coin adoré des rêveurs de l’empire,
Ô monument rempli de lugubres trésors !
Ô temple de la gloire ! ô linceul des grands morts !
On entendra toujours des ames généreuses
Venir battre et heurter tes ogives poudreuses.
Des ames réclamant au fond de tes caveaux
Une place accordée à leurs nobles rivaux,
Et toujours, vieux Minster, ces ames immortelles
Te frapperont en vain de leurs puissantes ailes,
Et leurs cris dédaignés, leurs funèbres clameurs,
Dans le vaste univers soulèveront les cœurs.