Lazare (Auguste Barbier)/La Menace et la Corruption
Les hustings sont dressés et le sabbat commence :
Ô vieille Corruption ! entends-tu le pays
Frémir et s’agiter comme une mer immense
Au vent des passions qui soulèvent ses fils ?
As-tu bien élargi l’antique conscience ?
Ô fille à l’œil sanglant, aux entrailles d’airain,
Ô ma digne compagne, ô puissante Menace !
Pour corrompre le cœur du peuple souverain
Avec toi j’ai lutté d’impudeur et d’audace.
Et je pense, ma sœur, — que ce n’est pas en vain.
Moi, sous le vent du nord, au fond de sa chaumière
J’ai couru visiter plus d’un pauvre électeur :
Et là j’ai fait entendre au pâle censitaire
Qu’il serait dépouillé de son toit protecteur,
S’il refusait son vote au seigneur de sa terre.
Moi, de mes larges mains l’or a fui par torrents :
Le fleuve ardent partout s’est ouvert une issue
Irrésistible ; il a franchi le seuil des grands,
Et retombant en pluie au milieu de la rue,
Pénétré sans effort jusques aux derniers rangs.
Souvent j’ai rencontré dans les pauvres familles
Des hommes vertueux — mais d’un air furibond,
Devant eux j’ai levé tant de sombres guenilles,
J’ai tant crié la faim, qu’ils ont baissé le front
Pour ne point voir mourir leurs femmes et leurs filles.
Quelquefois j’ai vu l’or épouvanter les yeux,
Alors aux ouvriers sans travaux ni commandes,
J’ai promis tant de brocs de porter écumeux,
Tant de poissons salés et tant de rouges viandes,
Que le ventre a dompté les cœurs consciencieux.
Il est vrai que toujours de généreuses ames
Tonneront contre nous dans le temple des lois,
Que l’on nous flétrira des noms les plus infâmes :
Mais qu’importe, après tout, le bruit de quelques voix
Contre le fort tissu de nos puissantes trames ?
Ah ! depuis cinq cents ans n’est ce point notre sort ?
Tout nouveau parlement, comme bêtes sauvages,
Nous traque avec ardeur et toujours à grand tort ;
Car l’amour du pouvoir croissant d’âges en âges,
Notre couple vaincu renaît toujours plus fort.
En vain chaque parti nous chasse à coups de pierres ;
Vieux partisans du pape, austères protestans,
Lorsque vient le moment d’étaler les bannières,.
Pour obtenir l’empire, ah ! tous en même temps
Nous tendent en secret leurs mains rudes et fières.
Pour nous anéantir il faudrait ici-bas
Du riche à tout jamais déraciner l’engeance ;
Mais ce germe doré ne s’extirpera pas ;
La richesse toujours obtiendra la puissance,
Toujours le malheureux lui cédera le pas.
Puis, nous sommes vraiment d’une forte nature,
Nous sommes les enfans du pouvoir infernal,
De ce pouvoir caché dans toute créature,
Qui mène toute chose à son terme fatal,
Et fait que rien de beau dans ce monde ne dure.
Ô Menace ! ma sœur, à grands pas avançons ;
Déjà la foule ardente, au bruit de la fanfare,
Roule autour des hustings en épais tourbillons :
Pour emporter d’assaut le scrutin qu’on prépare,
Fais jaillir la terreur du fond de tes poumons.
Et toi, la Corruption ! répands l’or à main pleine,
Verse le flot impur sur l’immense troupeau ;
Qu’il envahisse tout, les hustings et l’arène,
Et que la Liberté, présente à ce tableau,
Voile son front divin de sa toge romaine.