Laurier et son temps/Laurier en Angleterre et en France

La Compagnie de Publication de "La Patrie" (p. 99-107).


Laurier en Angleterre et en France


L’année 1897 était le soixantième anniversaire de l’élévation au trône de Sa Majesté la reine Victoria.

Un grand jubilé fut organisé en Angleterre pour célébrer cet événement remarquable, et les premiers ministres de toutes les colonies anglaises furent invités à y prendre part. Laurier répondit à cet appel, et dans cette phalange d’hommes d’État venus de toutes les parties du monde, il fut bientôt le personnage le plus en vue, le plus remarqué. Ses manières distinguées, son grand air et son éloquence raffinée attirèrent sur lui tous les regards.

Le spectacle de ce représentant d’une colonie anglaise fondée par des Français, de ce descendant illustre d’une race vaincue, mais restée fidèle à ses traditions, n’était pas banal. On le recherchait, on voulait le voir et l’entendre, et tous les journaux publiaient à l’envie l’éloge de son talent et de son patriotisme. Ses discours, où l’élégance et la clarté de l’esprit français se mariaient si agréablement aux qualités solides de l’éloquence anglaise, électrisaient les auditoires les plus froids.

C’était le temps où l’aigle de l’impérialisme commençait à agiter ses ailes sous le souffle puissant de Chamberlain. On a reproché à M. Laurier d’avoir trop sacrifié aux faux dieux, d’avoir exprimé des opinions et des sentiments qui ont pu faire croire un instant qu’il serait l’apôtre le plus éloquent, le plus utile de l’impérialisme.

Mais à part quelques phrases sonores, quelques images brillantes qui ont donné lieu à des interprétations erronées, il s’est contenté généralement de faire l’éloge de la constitution anglaise, des institutions britanniques. Et c’est afin d’exprimer son admiration pour ces institutions qu’il a dit qu’il était « British to the Core » — c’est-à-dire, admirateur jusqu’au fond de l’âme du système de gouvernement qui a procuré les bienfaits de la liberté à tous les pays anglais.

On lui a reproché aussi d’avoir laissé espérer que le Canada prêterait main forte à l’Angleterre en cas de guerre.

Mais pourquoi s’attacher à des paroles prononcées dans des circonstances spéciales, sous l’influence du moment et du milieu, dans des improvisations chaleureuses ?

Les faits l’emportent sur les paroles.

L’histoire dira que lorsque Chamberlain voulut, quelques années plus tard, faire accepter par les représentants des colonies anglaises, ses projets d’impérialisme militaire, c’est Laurier qui a été son adversaire le plus redoutable, la pierre d’achoppement de ces projets.

Jamais Canadien n’avait produit, en Angleterre, une pareille impression, jamais surtout, un Canadien-français n’avait autant fait honneur à sa nationalité. À Liverpool, à Glasgow, à Edimburgh, il parla devant des auditoires que son éloquence charma. Les Anglais habitués à n’entendre depuis longtemps que des discours savants, pratiques, mais froids comme des calculs de mathématiques, admirèrent ce Canadien-français qui réveillait chez eux le souvenir ému de l’éloquence classique, chaude et brillante des Pitt, des Fox, des Sheridan et des Brougham.

Il faut dire que le tarif de faveur offert par ce Canadien-français aux marchands anglais, sans condition aucune, avait prévenu les esprits en sa faveur. Et dès qu’il mit le pied sur le sol anglais, ses premières paroles, publiées par tous les journaux, firent le tour de l’Angleterre. Dans le premier discours qu’il prononça à Liverpool, il dit :

« Quels sont au juste les sentiments qui nous animent au Canada ? Notre population n’est pas tout entière, vous le savez, d’origine anglaise ; un tiers est de descendance française. Quels sont les sentiments propres de cette population canadienne-française ? Quelles sont ses aspirations ?

« La réponse est aisée. Mes aïeux ont combattu sur bien des champs de bataille les soldats anglais pour garder au roi de France la colonie du Canada. Ils ont repoussé invasion après invasion ; et sur tous les points du globe où la valeur française, l’énergie et la constance britanniques se sont trouvées en présence, il n’en est aucun, où, de part et d’autre, ces qualités distinctives des deux races aient brillé d’un pareil éclat. Le jour vint cependant où la fortune des armes tourna contre nous. Nos ancêtres devinrent à la suite des revers, en vertu d’un traité définitif, sujets britanniques. Ce jour-là, ils réclamèrent aussitôt de l’autorité impériale, les droits inhérents au titre de sujets britanniques, d’exercer en liberté leur religion, de parler leur langue et de maintenir leurs institutions particulières. Leur religion, je suis heureux de le dire, a toujours été respectée ; mais leurs droits politiques leur furent longtemps disputés ; lorsque des concessions furent faites, je le reconnais, elles le furent gracieusement et dans l’esprit le plus large. Mes compatriotes ayant obtenu tous les droits de sujets britanniques, reconnaissent que c’est pour eux un devoir, un point d’honneur, une œuvre de prédilection, d’accepter en toute leur étendue les obligations et les responsabilités qui en découlent. Ils sont fiers de leur origine — ils descendent d’une race fière, et s’ils sont ainsi fiers de leur origine, peu d’entre vous songeront à leur contester ce droit — ils ont également au cœur une autre fierté, celle de la gratitude ; et laissez-moi vous dire que, dans ce vaste empire, il n’est point un endroit dans l’Angleterre, d’où monteront vers le ciel, au jour du Jubilé, de plus ferventes prières pour la Reine. »

À Londres, on peut dire, sans exagération, qu’il fut le lion du jubilé. Appelé dans les salons de la haute aristocratie, où les belles manières jouent un si grand rôle, comme dans les cercles, les académies et les banquets où règne l’éloquence, il brillait au premier rang. Ses discours publiés dans tous les journaux étaient commentés, approuvés, admirés pour le fond comme pour la forme. Sa connaissance de l’histoire de l’Angleterre et du monde entier, lui permettait de varier ses discours et d’évoquer des souvenirs qui étonnaient ses auditeurs.

Comment ne pas admirer des paroles patriotiques comme celles qu’il prononçait au banquet du Dominion Day :

« Quelques-uns des hôtes réunis, ce soir, à cette table ont eu et le privilège et le plaisir de commémorer la naissance d’une jeune nation. Peut-être cependant la célébration de cette fête tient-elle aujourd’hui son charme et son plaisir de ce fait qu’elle prend place sur le sol de la vieille mère patrie.

« S’il m’est permis d’exprimer mes propres sentiments, je dirai sans hésitation que jamais peut-être mon pays natal ne m’a été plus cher qu’il ne l’est en ce moment même.

« Je puis dire que j’aime l’Angleterre, j’aime l’Écosse, j’aime l’Irlande, mais qu’il me soit en revanche permis de dire que la première place dans mon cœur est pour le Canada, mon pays natal. Nous, Canadiens, nous aimons le Canada, notre terre natale ou notre terre d’adoption, et nous en sommes fiers. Nous en sommes fiers autant que de son histoire aussi romantique et aussi touchante qu’une fiction. »

. . . . . . . . . . . . . . .

Il terminait en disant :

« Si, à mon lit de mort, je puis dire que, grâce à mes efforts, une seule erreur a disparu, un seul préjugé a été détruit, qu’au prix de mes efforts les inimitiés de race ont fui de la terre canadienne… je mourrai heureux dans la conviction que ma vie n’aura pas été vaine. »

Un citoyen distingué de Montréal, plutôt conservateur que libéral, était présent à ce banquet. Il dit qu’il fut surpris de voir un auditoire anglais des plus select, manifester son enthousiasme par des bravos et des applaudissements si bruyants.

« Quant à moi, ajoutait-il, je n’ai jamais été aussi fier d’être Canadien-français. »

Des Anglais distingués, des journaux même, avaient la franchise de dire que personne en Angleterre ne parlait mieux que sir Wilfrid Laurier.

C’est le temps de dire qu’il avait trouvé, un matin, parmi ses lettres, une missive royale lui annonçant que Sa Majesté l’avait créé commandeur de l’Ordre de St-Michel et de St-Georges.

Il aurait préféré ne recevoir aucun titre, et il avait même fait connaître son opinion à ce sujet à lord Aberdeen, mais on n’en tint pas compte, tant on voulait l’honorer.

Comment pouvait-il, lorsqu’il était l’hôte de l’Angleterre, refuser un pareil témoignage de sympathie ? Son refus aurait été mal interprété, et trouvé peu courtois. Il accepta, mais il n’a pas changé d’opinion, et il croit toujours que les titres de noblesse de la vieille Europe sont peu compatibles avec les mœurs démocratiques de la jeune Amérique. Je me permettrai d’ajouter que ce sont des liens qui peuvent gêner la liberté d’action de nos hommes publics dans certaines circonstances.

Après avoir été l’objet, à Londres, des hommages et de l’admiration du peuple anglais, Laurier ne voulut pas quitter l’Europe, sans voir la France, sans visiter Paris.

Des appréciations peu sympathiques de sa conduite, des critiques acerbes même de ses sentiments nationaux, l’avaient précédé en France, et produit une fâcheuse impression dans certains cercles.

On se rend difficilement compte en France de notre situation politique, on y confond souvent les pouvoirs et les attributions des divers gouvernements qui administrent les affaires fédérales et provinciales. Par exemple, on oublie que Laurier n’est pas le premier ministre de la province de Québec, mais de tout le Canada, qu’il est le chef d’un ministère qui, sur treize membres, ne compte que trois Canadiens-français, qu’il est le leader d’une Chambre composée de 211 membres, dont cinquante seulement sont Canadiens-français.

Plusieurs fois, j’ai eu l’occasion d’appeler l’attention de visiteurs français distingués sur ce fait important, et chaque fois ils m’ont dit avec chaleur :

« Mais alors, il est étonnant que le premier ministre soit un Canadien-français, et qu’il réussisse à garder le pouvoir. Certes, il a grand mérite. »

Laurier n’eut pas plus peur d’aller à Paris faire face à la critique, qu’il n’eut peur d’aller à Toronto plaider la cause des Métis ou celle des jésuites.

Il fit bien d’y aller, car, là, comme à Londres, comme partout, il reçut l’accueil le plus flatteur.

À peine arrivé en France, il recevait du Président de la République, les insignes de Grand Officier de la Légion d’honneur, et il était invité à prendre la parole dans un banquet offert par la Chambre de commerce anglaise, aux premiers ministres des colonies.

Il fit, sur la situation que les Canadiens-français occupent dans la Confédération canadienne, un superbe discours qu’il termina par ces belles paroles :

« Qu’il me soit permis maintenant de faire une allusion qui m’est toute personnelle ! Je me suis laissé dire qu’ici, en France, il est des gens qui s’étonnent de cet attachement que j’éprouve et que je ne cache pas pour la couronne d’Angleterre ; on appelle cela ici du loyalisme. Pour ma part, soit dit en passant, je n’aime pas cette nouvelle expression de loyalisme ; j’aime mieux m’en tenir à la vieille locution française de loyauté. Et certes, s’il est une chose que l’histoire de France m’a appris à regarder comme un attribut de la race française, c’est la loyauté, c’est la mémoire du cœur. Je me rappelle, messieurs, ces beaux vers que Victor Hugo s’est appliqués à lui-même, comme l’inspiration de sa vie :

 
Fidèle au double sang qu’ont versé dans ma veine
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne.

« Cette double fidélité à des idées, à des aspirations distinctes, nous nous en faisons gloire au Canada. Nous sommes fidèles à la grande nation qui nous a donné la vie, nous sommes fidèles à la grande nation qui nous a donné la liberté. »

« Salué d’unanimes applaudissements, dit M. Henri Moreau, ce discours fut le grand succès de la soirée. Cette parole si justement française était chaleureusement applaudie tant par les Français présents que par les membres de la Chambre de commerce britannique. »

« Dès les premiers mots de son discours, écrivait à ce sujet, M. Hector Fabre, sir W. Laurier a pu voir combien était heureuse l’inspiration qui l’avait poussé à porter la parole en français, devant un auditoire en grande majorité anglais. Le plaisir des uns, l’émotion des autres, ont été visibles, et le succès du début a été grandissant jusqu’à la fin, emportant tous les suffrages. »

Quelques jours après, un groupe de Français distingués offrait à Laurier un banquet sous la présidence de M. Cochery, ministre des finances.

La situation était délicate, difficile, Laurier se trouvait en présence d’un auditoire raffiné, difficile à satisfaire. Mais son discours fut une révélation pour ces Français accoutumés à la grande éloquence. Son triomphe fut complet.

Il fit, dans un langage grandiose, l’historique des dernières luttes de nos pères pour conserver le Canada à la France, et de leurs sacrifices ensuite pour la conquête de la liberté et pour la conservation de leur langue, et termina par la péroraison suivante :

« Rappelez-vous que l’histoire du Canada est en grande partie l’histoire de la France. Rappelez-vous que, dans l’histoire de la France, il y a toujours à apprendre. Les événements, qui se sont passés en France après la séparation du Canada, nous ont appris tout ce qu’il y a de vérité dans la célèbre parole de Bossuet : l’homme s’agite, Dieu le mène. Les événements qui se sont passés en France depuis la séparation du Canada nous ont appris tout ce qu’il y a d’inanité dans les projets des conquérants, les constitutions des législateurs, les conceptions des hommes d’État, ces événements nous ont aussi appris — avec une intensité que l’on n’avait peut-être éprouvée à aucune autre époque de l’histoire — qu’à chaque heure, chaque minute de notre vie, il y a toujours un devoir à accomplir, et qu’après tout, être fidèle au devoir de l’heure présente, c’est toujours la préparation la plus sûre de l’heure future. L’avenir est à Dieu seul. C’est dans cette pensée que moi, fils de la France monarchique, j’offre au ciel mes vœux les plus ardents pour la France républicaine. Puisse-t-elle se développer avec sécurité dans la voie de la liberté et du progrès !

« Messieurs, je n’ai plus que quelques jours à passer sur cette terre de France, qui fut la patrie de mes aïeux. Quand je m’éloignerai de ses rives bénies, quand, monté sur le navire qui m’emportera, je verrai graduellement les côtes s’effacer et disparaître à l’horizon, c’est de toute mon âme, c’est du plus profond de mon cœur que je dirai et que je répéterai : Dieu protège la France ! »

M. Henri Moreau parle, dans les termes suivants, de l’effet produit par ce discours :

« Sous l’empire d’une profonde émotion, l’auditoire enthousiasmé salua d’acclamations sans fin ce noble représentant de notre race. Tous les cœurs français s’accordaient en un même sentiment pour applaudir cet énergique et fortifiant langage dont l’éloquente harmonie caressait les fibres les plus intimes de l’âme française. »

Il y a quelques semaines, M. Cochery venait à l’hôtel de ville, avec le Consul de France, pour saluer le Maire.

Dans le cours de la conversation que j’eus avec lui, j’exprimai l’opinion que nous n’avions pas la prétention d’avoir des orateurs et des écrivains aussi parfaits que ceux qui illustrent la France.

« Ah ! par exemple, dit-il, mais que faites-vous donc de votre grand compatriote, sir Wilfrid Laurier ?… Je sais à quoi m’en tenir sur son éloquence, puisque je présidais le banquet qui lui fut offert en 1897. Eh bien ! son discours a été une des grandes jouissances littéraires de ma vie, je n’ai jamais entendu parler un français plus clair, plus limpide, plus pur, plus gracieux. »

M. Cochery ajouta que c’était l’opinion de tous ceux qui avaient entendu Laurier.

Ce témoignage rendu à l’éloquence de Laurier par un homme de la valeur de M. Cochery mérite d’être enregistré.