Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 219-220).


LV

Laure à Juliette.


Le calme renaît ici… Au désespoir a succédé la douleur, à la douleur la mélancolie. Ma belle-mère se porte mieux depuis qu’elle est moins inquiète du sort de Caroline. Frédéric a été voir sa sœur, et les pleurs qu’ils ont versés ensemble ont soulagé leurs cœurs. Il est revenu au château avec un sentiment de reconnaissance pour moi, qu’il m’a exprimé si vivement, que James et madame de Gercourt en ont paru scandalisés. Depuis ce moment je n’ai pas revu James ; cependant le désir de le rencontrer m’a fait aller à Savinie ; j’ai passé une soirée avec Lucie, mais son frère n’a pas daigné monter dans son appartement ; et je suis repartie l’âme oppressée et les larmes aux yeux. En rentrant chez moi, j’ai appris de Lise que madame de Gercourt avait eu dernièrement une longue conversation en se promenant dans le parc avec lui ; aussitôt l’idée m’est venue qu’elle m’avait calomniée ; et que la conduite de James était la suite des effets de sa méchanceté. Présumant qu’il me serait facile de détruire cette impression, je ne me suis occupée que des moyens d’y parvenir, et voici ce que j’ai résolu : j’irai tous les matins, avec ma fille, dans le petit bois où je l’ai déjà rencontré ; je sais qu’il vient souvent s’y reposer, et si le hasard l’y amène bientôt, dût-il deviner tout l’amour qu’il m’inspire, je lui dirai que mon amitié pour Frédéric est le seul sentiment que je puisse jamais lui porter ; que madame de Gercourt ne me pardonnant point de mépriser ses opinions, me traite en ennemie, et que j’ai cherché cette occasion de le désabuser des idées qu’elle lui a probablement suggérées sur mon compte. Enfin, ma Juliette, je préfère m’abaisser à une justification humiliante, que de le laisser dans une erreur qui me serait funeste. Il verra le prix que j’attache à son estime, il verra ma faiblesse, son empire ; et par amour ou par pitié, il m’épargnera les marques accablantes de son indifférence, je n’ai plus la force de les supporter.

Je reçois à l’instant une lettre de Dupré qui m’apprend que je suis propriétaire de la terre d’Estell. Quand pourrai-je y vivre dans une retraite absolue ?…