Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 91-94).
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XXII


L’on respire ici, ma Juliette, et depuis plusieurs jours que j’y suis établie, je jouis du calme le plus heureux. Lucie me rappelle ton aimable caractère, et je me crois quelquefois près de toi. Plus de discussions, plus de cagotisme : on s’occupe des arts, on parle avec amitié, et cette conversation me soulage bien l’ennui que m’a causé celle de l’abbé et de madame de Gercourt. Nous faisons le matin des promenades délicieuses ; et le soir, sir James nous fait une lecture amusante, souvent interrompue par nos réflexions ; j’en fis une hier qui m’attira quelques malices de la part de Lucie. C’était à propos d’un chapitre de Tom-Jones.

— Ce qui me plaît dans ce roman, dis-je, c’est que le héros n’est pas un de ces modèles de perfection que les romanciers se plaisent ordinairement à peindre, et qui, n’étant point dans la nature, n’inspirent jamais qu’un faible intérêt.

— Je suis de votre avis, ma chère Laure, dit Lucie ; mais ne trouvez-vous pas que Frédéric a beaucoup de ressemblance avec le caractère de Tom-Jones ?

Je convins qu’en effet il avait quelques rapports, et repassant toutes les bonnes qualités de Frédéric, je finis, sans trop m’en apercevoir, par faire de lui un éloge très-pompeux. Lucie plaisanta sur ce qu’elle appelait mon enthousiasme ; elle ajouta en riant qu’il le méritait, et qu’avant peu elle lui en parlerait pour le mettre au comble de la joie.

— Gardez-vous-en bien, lui dis-je avec empressement !

— Pourquoi, reprit Lucie ?

— Pour ne pas trahir madame, interrompit sir James ; elle sait tout le prix que Frédéric attacherait à cette faveur, et elle a ses raisons pour la lui refuser.

— Et vous aussi, monsieur, vous me raillez ?

— Non, madame, reprit-il d’un ton sérieux : l’amitié que je porte à Frédéric, m’engage à pénétrer parfois des secrets qu’il croit devoir me cacher et qui le rendent malheureux. J’ai deviné sans peine qu’il vous aimait ; je vous dirai même plus, j’ai pressenti ce malheur dès la première fois que je vous ai vue ; il faut une force d’âme surnaturelle pour résister au charme le plus séduisant, et Frédéric en était incapable ; il devait vous adorer et vous rendre l’arbitre de sa destinée ; j’ignore le sort que vous lui réservez, mais si quelqu’un a le droit d’aspirer au bonheur, c’est bien celui qui joint tant de vertus à la grâce la plus aimable.

Tu ne saurais te peindre le trouble où ce discours me jeta. Je cherchais à y répondre quand M. Billing vint rompre l’entretien : peu de temps après sir James sortit et je ne le revis pas du reste de la soirée ; j’en eus quelques regrets ; je suis bien décidée à ne pas manquer l’occasion de lui faire savoir à quel point je désapprouve l’amour de Frédéric, et que s’il parvenait à l’en guérir par ses conseils, il me sauverait le chagrin de rendre malheureux un frère que j’aime tendrement ; je serais désolée qu’il pensât un seul instant que j’aie laissé la moindre lueur d’espérance à Frédéric ; s’il pouvait me supposer capable d’une aussi barbare coquetterie, je sens que j’en éprouverais une douleur inconsolable. C’est M. Billing qui te remettra cette lettre ; il nous quitte pour faire un long voyage. Adieu.