Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 85-91).
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XXI


Nous avons souvent répété, mon amie, qu’il fallait absolument vivre avec son enfant, éloigné de toute société pour le sauver du malheur de recevoir des impressions aussi dangereuses que difficiles à détruire. Si je n’avais pas été persuadée de cette vérité, ce que je vais te raconter m’en aurait convaincue.

Hier matin, pendant que je travaillais dans mon cabinet, j’entendis Emma implorer sa bonne pour obtenir le pardon d’une légère faute. Lise après quelques représentations caressa la petite, et je crus que tout était oublié ; point du tout. Emma au lieu d’aller jouer vint s’asseoir auprès de moi, en conservant un petit air triste qui ne lui est pas ordinaire. Je la pris sur mes genoux, sa main me parut brûlante et je craignais qu’elle ne fût malade. Je lui demandai si elle avait bien dormi la nuit dernière ? Elle m’avoua que sa bonne était restée près d’elle sans se coucher ; ensuite elle me dit que le matin à déjeuner elle avait jeté de colère sa tasse par la fenêtre, parce que Lise refusait de la remplir une seconde fois. À ces mots elle se mit à pleurer, en ajoutant : « Ah ! maman, je n’ai pas été sage, j’irai dans l’enfer ? » Je restai stupéfaite en entendant sortir ces paroles de la bouche d’un enfant de quatre ans, et je tentai vainement de diminuer l’impression que cette affreuse image de l’enfer venait de produire sur son esprit. Je ne pus y parvenir, le coup était porté, et j’employai seulement tout ce que la distraction m’offrait de ressources : je fis prier Frédéric de mener sa nièce à la promenade, et je profitai de ce moment pour reprocher à Lise d’avoir parlé à ma fille de choses, que je désirais lui laisser ignorer, jusqu’au jour où elle serait en état d’y attacher une idée juste ; elle me répondit :

— Je sais bien, madame, ce que vous m’avez recommandé à ce sujet, et ce n’est pas ma faute si l’on a effrayé cette pauvre petite au point de l’empêcher de fermer l’œil de la nuit. Hier je passais avec elle dans le grand corridor, la porte de l’appartement de madame de Gercourt était ouverte, elle appela Emma pour l’embrasser, lui donna des bonbons et lui fit plusieurs questions qui me parurent singulières surtout celle-ci ;

« — Je suis sûre qu’une petite fille aussi bien élevée que vous ne manque pas tous les soirs à faire sa prière.

« — Moi, madame, a répondu l’enfant, je ne sais pas ce que c’est que des prières.

« — Comment ! ma chère, reprit madame de Gercour, vous ne savez donc pas qu’on ne devient sage que par la grâce du bon Dieu, et qu’il faut le prier pour obtenir de lui de n’être pas méchante, car les méchants vont en enfer !

— La petite a demandé ce que c’était que l’enfer, et madame de Gercourt lui en a fait une peinture si épouvantable, que l’enfant ne m’a plus parlé d’autres choses.

Conçois-tu, ma chère Juliette qu’une femme qui se mêle de faire des éducations, et de les donner pour modèles, commence par inspirer à ses élèves la crainte d’un Dieu, avant de leur en avoir fait connaître la clémence et la bonté. Ignore-t-elle les suites inévitables d’une semblable erreur ?

« Le grand mal des images difformes de la divinité qu’on trace dans l’esprit des enfants, est qu’elles y restent toute leur vie et qu’ils ne conçoivent plus, étant hommes, d’autre Dieu que celui des enfants. »

L’observation la plus juste a fourni à J.-J. Rousseau cette réflexion profonde, et il faut s’aveugler volontairement pour n’être pas frappé de la raison qui l’a dictée.

Quelques instant après le récit de Lise, Philippe entra pour me remettre le poëme de la Henriade que j’avais prêté la veille à Caroline, avec plusieurs autres livres de ma bibliothèque ; elle me faisait dire que sûrement je m’étais trompée en lui envoyant un ouvrage de ce genre. Je reconnus à ce nouveau scrupule le fruit des leçons de l’abbé ; je me mis à rire, et le domestique partit sans d’autre réponse. À l’heure du dîner, je descendis plus tard qu’à l’ordinaire, ma belle-mère m’en fit le reproche, et madame de Gercourt se chargea de m’excuser en disant :

— Madame d’Estell a certainement été retenue par quelques occupations sérieuses et utiles à sa fille ; je voudrais être assez dans sa confidence pour qu’elle me fît part du plan d’éducation qu’elle a formé pour l’intéressante Emma.

Je me sentais mal disposée, elle était cause de mon humeur et je lui répondis avec peu de ménagement en lui disant :

— Vous êtes dans l’erreur, en me soupçonnant tout l’esprit qu’il faut pour faire de longs traits de morale fort appréciés par les gens instruits, mais toujours ennuyeux pour les enfants : ils rassemblent tout leur courage pour les écouter, et font croire qu’ils les ont compris, pour s’éviter l’ennui de les entendre encore. On ne serait jamais dupe de cette innocente ruse, si l’on ne leur offrait que des exemples au lieu de préceptes ; il est incontestable que leur sensibilité est antérieure à leur intelligence ; ils ont des sentiments avant que d’avoir des idées, et lorsqu’on a bien développé et dirigé les premiers, les autres naissent justes tout naturellement.

Convaincue de cette vérité, je compose pour ma fille un simple recueil de toutes les bonnes actions dont le résultat a été heureux ; car il est essentiel qu’elle ignore l’ingratitude, avant d’avoir reconnu que le charme attaché au bienfait suffit pour en récompenser. Mes remarques tombent principalement sur les personnes qui l’entourent, afin qu’elle soit plus à portée de vérifier les faits ; et par cela même frappée des exemples. Je tâche d’y joindre celui d’une conduite irréprochable, et de lui inspirer, par mes soins et mon indulgence, une confiance sans bornes. Voilà, madame, le plan que vous désiriez connaître : il est bien au-dessous de l’idée que vous en aviez conçue, et pourtant je le crois suffisant au bonheur de ma fille.

Ce discours contrastait trop avec les grands principes de madame de Gercourt pour qu’elle y répondit ; je vis clairement qu’elle le désapprouvait, et que toute sa politesse de cour ne lui donnait pas la dissimulation nécessaire pour cacher son mécontentement. L’abbé, moins réservé qu’elle, me fit observer que dans ce plan je ne parlais point du sujet le plus important : de la religion !

Ma fille, lui ai-je dit, n’entendra parler de religion qu’au moment où elle sera en état d’en comprendre la morale. Avant, son imagination confondrait les objets, les mystères exciteraient sa curiosité, les miracles son admiration, et le fruit de cette connaissance serait nul pour sa raison ; j’attendrai qu’elle en soit digne pour l’en instruire.

Il serait trop long de te répéter tout que ce que cette franchise m’a attiré d’épigrammes, et par combien de sophismes et d’absurdités deux personnes d’esprit y ont répondu. La querelle était engagée et je soutins courageusement le combat. Madame de Gercourt mit de côté toute la retenue qui la gênait depuis longtemps, et trancha en despote : elle entremêla ma satire dans celle de deux femmes d’un grand mérite, dont les opinions ont quelques rapports avec les miennes. Je me trouvais trop flattée du parallèle, pour me fâcher de la critique, bien qu’elle ne la ménageât pas. L’une de ces femmes, dit-elle, est un de ces esprits forts, dont les idées gigantesques et embrouillées sont aussi inintelligibles que dépourvues de justesse. La seconde, d’un esprit plus borné, se contente de copier servilement ce que d’autres ont dit avant elle. Je te défie bien de reconnaître à ces deux portraits, l’auteur de plusieurs ouvrages faits pour enrichir la postérité, et qui, par son style enchanteur et ses pensées délicates, a peint les passions avec autant de décence que de chaleur. Eh bien, ma Juliette, voilà comme madame de Gercourt, toute remplie du sentiment de la charité chrétienne, voit d’un œil indulgent celles qui osent n’être pas de son avis. Cette scène a confirmé mes soupçons, j’ai vu que l’extrême dévotion et quelques succès ne garantissaient pas de la colère et de l’envie.

Adieu, je t’écrirai ma première de Savinie.